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r
REVtrf
DES
DEUX MONDES
LXXVII* ANNÉE. - CINQUIÈME PÉRIODE
►
TOUS ZXXIZ. — i*' MAI 1907.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
iiweiirm
LXXVII» ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODB
TOME TRENTE-NEUVIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE PB l'université, 15
1907
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Google ^J
l
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L'ÉMIGRÉ
(0
QUATBliMB PABTIB (S)
VII. — PORS L HONNEUH
semaines s'étaient écoulées depuis que le jeune homme
lu s'éloigner dans Tanlichambre de son appartement
du chef de la maison de Claviers-Grandchamp, sans
pelât pour lui crier la vérité, pour empêcher cette
injustice : les dettes de ses imprudentes, mais géné«
> chevaleresques prodigalités payées avec l'argent de
5a femme! Landri se retrouvait, après ces vingt-neuf
nême place et à la même heure, parmi le même cadre
ailiers où s'étaient écoulés ses arrêts. Il était libre
. Il venait, la veille, d'être condamné par le conseil
le Ghàlons, à quinze jours de prison, par cinq voix
, avec le bénéfice de la loi de sursis. Rentré de Châ-
it-Mihiel, il avait trouvé chez lui un communiqué
signifiant que « par décision présidentielle, en date de
ieutenant de Claviers-Grandchamp était mis en non-
retrait d'emploi. » C'était le véritable « ci-gît » du
I feuille de papier, bien plus que la lettre du colonel,
îtour de l'expédition de Hugueville. Landri l'avait
d, May first, nineteen hundred and seven. Privilège of copyright in
tes reservedf vnder the Act approved March third, nineteen hundred
>n-NoiiiTit et 0\
Retme du 15 mars et des 1*' et 15 avril.
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V REVUE DBS DEUX MONDES»
froissée et jetée, sans plus s'en occuper. Il n'avait d'attention que
pour un télégramme qu'il lisait et relisait indéfiniment, assis, la
tête dans sa main, — à la même table et dans la même posture
que le marquis l'autre jour, — tandis que son valet de chambre
et son ordonnance allaient et venaient dans les pièces, occupés
aux malles. Landri rentrait à Paris par le train de nuit. Ce télé-
gramme dans lequel il s'absorbait ainsi était signé du maître
d'hôtel de M. de Claviers. C'était la réponse à la seule lettre
qu'il eût écrite au marquis depuis leur entretien. Il la lui avait
adressée au sortir du conseil de guerre, pour lui annoncer le
verdict. Jl y avait fait une allusion discrète, mais très nette, à son
projet de mariage, et indiqué qu'il se proposait de venir à Paris,
à moins que « son père, » — il continuait de l'appeler ainsi, —
n'y vît une objection. Il lisait et relisait la dépêche, qui lui accu-
sait réception de cette lettre : « Monsieur le marquis, obligé de
partir pour Grandchamp, me charge de dire à M. le comte, en
réponse à sa lettre, qu'il l'attend rue du faubourg Saint-Honoré,
demain. — Garnier. » Que M. de Claviers n'eût pas désarmé
de sa rigueur, cette missive, si volontairement impersonnelle et
dans des circonstances pareilles, le prouvait assez :
— « Pourtant, il veut me voir!... » se disait Landri. « Cette
conversation sera de nouveau bien pénible. Je lui dois de ne pas
m'y dérober... »
Dès la réception de cette dépêche, il avait tendu toutes les
énergies de son âme à envisager cette rencontre au point de vue
qui n'avait pas cessé d'être le sien, durant ce mois d'une solitude
presque absolue. Il l'avait passé tout entier à se définir son
devoir, et toujours il avait abouti à cette double nécessité :
silence et séparation, séparation et silence. Il n'avait pas eu, durant
ces interminables heures de méditation, une minute de doute.
Pas une minute, non plus, il n'avait cessé de soufiVir, à la pensée
de ce testament, du monstrueux abus de confiance commis à son
profit par son vrai père et dont il lui fallait être le complice,
sous peine de commettre un crime plus monstrueux, en bri-
sant le cœur du plus loyal des hommes, en déshonorant sa
propre mère. Le remords de cette participation forcée au pire
des mensonges devenait la forme de sa douleur. Chaque foir
qu'il s'était rappelé, depuis ces quatre semaines, la foudroyante
révélation, tout de suite il avait pensé au procédé employé pai
le mort pour lui laisser sa fortune, et frémi de révolte impuis-
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l'émigré. ^
.uciin incident ne Favait distrait de cette obsession :
iterrogatoires de Tenquète instituée contre lui, ni les
ices avec son avocat, ni la comparution devant ses juges,
lanifestations provoquées par son acte. Des témoignages
athie lui étaient venus par centaines de toute la France,
; d'officiers supérieurs et de camarades, même de simples
5. Il avait reçu aussi quantité de lettres et de cartes
, remplies d'ignobles injures. C'était le signe que le
de Claviers avait eu raison , et que le geste de refus
a porte de Téglise à cambrioler, puisqu'il exaspérait les
de l'armée, correspondait vraiment à un besoin pro-
la conscience militaire. Hélas! ce n'était qu'un geste,
imulation. L'officier avait obéi à un sentiment qu'aucun
Imirateurs ou insulteurs ne pouvait môme soupçonner,
it critiques ne lui étaient pas plus arrivés que les autres
ons du monde extérieur. Seules, les lettres de M** Olier
trouvé le secret de lui communiquer un peu de leur
e. Il en avait regu une chaque jour. Assurément, la
ite femme se rendait compte qu'elle l'avait blessé, le
jour, en lui parlant de M. de Claviers. Jamais plus,
longues causeries, la plume à la main, elle ne men-
même l'existence du marquis. « On lui a dit l'héri-
n avait conclu Landri, « et elle a compris. » Il devinait
l"^* Privât, venue à Paris pour l'enterrement de Jau-
ivait fait une visite à Valentine. Elle lui avait raconté,
çreur d'une parente évincée, le testament de son cousin :
Vous vous rappelez ce que je vous avais dit de sa
[>our M"' de Claviers-Grandchamp ? Aujourd'hui il laisse
fortune k M. de Claviers I Privât ne veut jamais voir le
)rétend que c'est la plus sûre preuve qu'il ne s'est jamais
se... Avouez, ma chère amie, que ça n'a pas bon air I... »
}lier n'avait rien répondu. Mais son cœur s'était serré de
le avait revu Landri, dans leur dernière conversation,
tour à tour et convulsé de souffrance, et elle avait pé-
terrible vérité. Son affection s'était faite plus douce, plus
te à travers la distance, et par cette après-midi d'avant
urà Paris, penché sur cette dépêche énigmatique, pré-
tain de nouvelles luttes, l'officier condamné évoquait,
miner ses troubles, l'image de son unique amie, la
>t la consolatrice.
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REVUE DES DEUX IfONDES.
e la reverrai demain... » se disait-il. « Je pourrai
secret que l'honneur me com'mande, et elle lira en
me plaindra. Elle m'aime!... // va me demander d'y
J'ai eu de la force contre le premier assaut. Je
'en avoir davantage contre le second... Mais est-ce
ela qu'il veut me parler?... Et de quoi pourrait-ce
ms cette question que Landri se posait, ou plutôt qui se
lui, malgré lui, une autre hypothèse était enveloppée,
rai que M°* Olier eût entendu parler des assiduités de
auprès de M°* de Claviers, — et de cela il ne dou-
— d'autres en avaient entendu parler aussi, d'autres
nt. Dans le premier sursaut de la révélation, c'avait
êdiate pensée du fils. On se rappelle comment, parti
îrcle de la rue Scribe, après la scène de la rue de
il avait fui, d'une fuite affolée et sauvage, rien que
vu un membre du Club en passer le seuil, avec l'épou-
L coupable devant un témoin de sa honte. Le testament
\ Jaubourg avait dû réveiller tous les propos, déchainei
m la malveillance assoupie. Qui sait si le marquis
; reçu des lettres anonymes, si le soupçon ne s'était pas
lui? Un détail avait étonné Landri, plus que tous les
rmi les incidens de ces quatre semaines. Voici qu'en
lur le sens caché de cette dépêche, il se prit à y repen-
attacher soudain une souveraine importance. Gomment
iers n'avait-il donné aucune suite à un des projets exa-
s leur entretien : le choix d'un avocat? Le motif qui
irréconciliable sur le point du mariage avec Valen-
t le respect, le cuite, l'idolâtrie de son nom ; ce môme
rait-il pas dû le faire persévérer dans son idée initiale?
de ce nom était traduit devant un conseil de guerre,
un fait public, et qui n'avait rien à voir avec leur dis-
privé. Comment « l'Émigré » n'avait-il pas tenu à ce
Ipé fût défendu, — c'avait été son premier mot, — sur
du principe auquel il dévouait sa vie : Thonneur du
me? Entrer en communication avec son fils n'était pas
pour cela. 11 eût suffi d'envoyer au jeune homme un
« endoctriné, » suivant son autre mot. 11 ne l'avait pas
juoi? Landri avait dû s'adresser au notaire Métivier,
mt expédié un de ses parens, praticien distingué,
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l'émigré. 9
aent professionnel. Le marquis et cet avocat ne
; vus. Pourquoi?... Cela signifiait-il qu'un événement
lit survenu? Lequel? Cet éveil de soupçon? Ou bien
le la puissance paternelle offensée suffisait- elle à
3tte abstention? Landri éprouva un tel besoin de le
alla prendre, parmi les livres déjà emballés, Tou-
était ramassée et resserrée l'essence des idées du
Histoire et la Généalogie de la maison de Claviers-
p. Le titre seul fit tressaillir Landri, mais il se rap-
oir lu une ijote qu'il lui fallait à tout prix retrouver.
L tint, il en épela mot par mot, à voix basse, toutes
5. Il voulait y voir une explication de l'attitude du
lissé dans une de ses convictions les plus intimes,
ragment d'une harangue prononcée en 1783, par l'élo-
eyrier, devant le Parlement de Paris. M. de Claviers
e passage, à propos de la sévérité d'un de ses ancêtres
s, un cadet, avec un commentaire enthousiaste et en
les dernières lignes comme pour se les approprier,
soutenait dans ce plaidoyer la dénonciation d'un père
îontre sa propre fille. « ... Peut-on, » disait-il, « peut-
iffliger, considérer quel intervalle immense nous sé-
iix qui nous ont transmis nos lois? Par quels degrés
ement nous avons substitué à cette énergie de l'ftme, à
la véritable vertu, une sensibilité factice qui s'effraie
e effort ; non pas cette sensibilité saine, inséparable
nité, qui plaint le criminel en punissant le crime,
flexibilité du caractère, cette mollesse du cœur,
fait acheter par notre indulgence l'indulgence des
ppie nous nommons sensibilité pour légitimer notre
pour l'ennoblir même, s'il était possible I... Dans les
emps de la République, au moment où la discorde
it la dépravation, Âulus Fulvius déserte Rome pour
ilina. Son père le rappelle. Ce citoyen rebelle à la
encore un fils respectueux. Il obéit. Il vient subir le
de mort prononcé par son père. Nos aïeux admiraient
)le d'une vertu sublime. Nous le croyons sévère. Nos
le trouveront barbare. Nous commençons à nous éton-
père exerce le droit que la loi lui donne^ de venger
ur trahi, son autorité méprisée. Nous finirons par lui
droit. De r impossibilité de punir les enfans naîtra le
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iO REVUE DES DEUX MONDES.
mépris du père^ F insubordination^ la révolte et l'universelle
anarchie.,, »
-^ « Voilà sa façon de penser, et la plus profonde^ » conclut
Landri en refermant le gros livre. « Gela suffit pour que ma
résistance l'ait exaspéré, et qu'il n'ait plus voulu s'occuper de
moi jusqu'à ce que j'aie plié... Où avais-je l'esprit? Il désire me
voir demain pour ces mêmes affaires dont il m'a fait écrire
par Métivier. Vais-je m'imaginer aussi qu'il a des raisons mys-
térieuses pour, séparer nos intérêts? Il m'a déclaré ici même
cette résolution. Rien que cela prouve quelle idée il se fait de
ma faute à son égard. Pour lui, c'est un crime... Je devrais
tant me féliciter qu'il ait cette rigueur dans ses convictions!... »
Cette explication était très plausible. Elle n'apaisa pas la
vague inquiétude où le télégramme avait jeté Landri. Voici
pourquoi. Maître Métivier lui avait, une'^quinzaine de jours au-
paravant, envoyé de nombreux papiers à signer, en les accom-
pagnant d'une assez longue épitre, plus personnelle. Il y racon-
tait qu'il approuvait beaucoup cette séparation de fortunes entre
le père et le fils, et qu'il y voyait un très bon signe pour l'avenir*
Il ajoutait que M. de Claviers avait, sur ses conseils, confié la
liquidation de ses dettes à un ancien clerc à lui, un M. Gauvet,
avocat particulièrement occupé de choses notariales. Ge Gauvet
avait presque immédiatement découvert une grave irrégularité.
Ghaffin avait été renvoyé. » Peut-être monsieur le marquis, »
remarquait le prudent Métivier, (c a-t-il été un peu dur. Quoique
la fraude fût bien probable, elle n'était pas tout à fait certaine... »
— « J'avais donc raison, » avait pensé Landri sur le moment,
« Ghaffin aussi trahissait!... » Et il s'en était tenu là. Dans ses
réflexions actuellesi les choses prenaient un autre aspect. Gette
violence dans l'emportement était certes un trait du caractère de
M. de Claviers. Il n'était pas besoin d'autres raisons, pour l'ex-
pliquer, que cette découverte d'une infidélité. Mais les consé-
quences ? Landri se souvenait que le fils de l'administrateur con-
gédié de la sorte était Pierre Ghaffin, le médecin qui avait veillé
Jaubourg agonisant. Si pourtant ce garçon avait répété à son
père ce qu'il avait certainement entendu?... Si pour se venger
celui-ci répétait ce secret à son tour?... S'il l'avait écrit à l'inté-
ressé?... « Non, » se répondit Landri, « Ghaffin a pu être ten
par l'argent qui lui passait entre les mains et devenir un voleu
Ge n'est pas un monstre, Pierre, lui, est un médecin. Il en éxii
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l'émigré. 11
et beaucoup qui gardent le secret professionnel. Non.
a pu se produire de ce côté, ni d'aucun autre... Notre
»ation de l'autre jour suffit bien f... »
dépit de ces raisonnemens, cette rentrée à Paris, dans
iditions et sur ce télégramme, donnait au jeune homme
irmontable sentiment d'appréhension. — « C'est d'être en-
ians cet appartement où j'ai eu trop de chagrin qui me
, » se dit-il, et il sortit, pour essayer de vaincre cet éner-
;, par la marche. Il employa cette fin de l'après-midi à des
d'adieu. Elles ne lui donnèrent pas non plus ce calme dont
:, après tant de secousses, un besoin presque physique,
it pu mesurer le degré du changement accompli en lui,
ces quelques semaines, à ce petit fait : durant cette der-
romenade d'une extrémité à l'autre de cette ville qui avait
iemière garnison, il n'éprouva pas une minute la nostalgie
lier qu'il avait tant aimé. Une préoccupation emportait
e la même nature que celle qu'il avait dû subir devant le
mme et qu'il avait voulu secouer : savoir si la nouvelle du
Bnt infftme était arrivée jusqu'à ses camarades et ce qu'ils
saient? Landri avait su vaguement autrefois, sans s'y inté-
que le commandant Privât était un cousin éloigné de
irg. Il n'eut pas plutôt mis le pied sur le trottoir qu'il
rappela. Cet officier avait pris sa retraite, l'autre hiver.
resté certainement en correspondance avec quelques-uns
compagnons d'armes. Leur avait-il écrit cette nouvelle»
uels commentaires? Si oui, quel jugement portaient tant
irs droits et simples, dont il connaissait la loyauté intran-
te, sur l'acceptation de M. de Claviers? Une telle idée
pas de celles qui en permettent d'autres. Vainement les
IX d'activité militaire, partout épars dans les rues de
Idihiel, se multipliaient-ils, autour du lieutenant chassé du
\, comme pour lui représenter ses rêves de jeunesse et leur
ement. Il n'y prenait pas garde. Il put ainsi passer, sans que
ispoir l'étouffât, devant cette porte du Quartier, qu'il fran-
tt, l'autre jour encore, avec une telle volonté de garder son
me. Il croisa, sans que son cœur se déchirât, plusieurs cava-
e son ancien peloton, conduits par son successeur, lequel
lonté précisément sur Panthère, devenue, en ces quelques
les, une docile et fringante jument d'armes. Il reconnut
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42 RfiYUE DES DEUX MONDES.
le profil insolent et gouailleur de Baudoin, le visage déjà moin
ouvert de Teilhard, évidemment repris par des influences d'anar
chie. C'est une des plus amères tristesses que puisse éprouver m
vrai chef : voir se fausser entre d'autres mains l'outil vivan
qu'il avait espéré et commencé de façonner. Landri ne s'en ému
qu'à peine. Tout au contraire, il ressentit un intense soulage
ment à constater que ni Despois, ni Vigouroux, les deux pre
miers officiers auxquels il rendit visite, n'avaient le moindri
soupçon du legs fait aux Claviers par le cousin de Privât
Il eut le courage de leur nommer l'ancien commandant à Tui
et à Tautre. Visiblement, ils ne pensaient pas à lui depuis de
mois. Ils avaient bien d'autres soucis en tête, qu'ils épanchèren
tous deux, à leur manière.
— «... Vous voilà perdu pour l'armée, » lui dit Despois. « Vous
un si bon officier, quel dommage!... C'est ce que je reproche h
plus aux malheureux qui nous gouvernent, de ne pas com
prendre que, chez nous surtout, un homme ne se remplace pas..
Un homme! Quand on en a un et qui veut servir, on doit tou
faire pour le garder! Un homme, en campagne, ça en vaut dix
vingt, trente, cent, ça en vaut mille !... On croirait qu'un esprit d<
vertige est dans nos tyrans, qui les pousse à éliminer de l'armée lei
gens de cœur, c'est-à-dire les loyalistes, ceux dont leur Républiqu4
a le moins à craindre. L'officier qui refuse, comme vous, d'en
foncer une porte de chapelle, c'est l'officier qui ne conspire pas
parce qu'il a des scrupules, et ces insensés ne le comprennen
point!... Moi aussi, » avait-il ajouté, « je m'en irai, et bientôt..
Je ne crois pas que j'y tiendrai ! Hier on nous faisait marche]
contre les églises, demain nous serons appelés à faire campagne
contre des grévistes. Cette seconde besogne n'est pas plus celle
d'un soldat que la première. L'armée peut s'employer, par excep-
tion, à assurer l'exécution des lois. Ce doit être une exception
Elle a, pour raison d'être, la guerre, et non pas la police. Nos poli
ticiens ont l'horreur de la guerre, de cette mâle et sainte écoh
d'héroïsme. Ils ont le goût ignoble des coups de force dans li
rue. Tenez: on parle de nous envoyer, cette semaine, mettre d(
l'ordre aux forges d'Apremont... Faites-nous donc une politique
de paix à l'intérieur, messieurs, et de dignité fière à l'extérieur!..
Adieu, Claviers. Je souhaite que nous nous retrouvions, où voui
devinez, botte à botte en chargeant l'ennemi... Mais aurons
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L'ÉmGRÉ. 18
îore des cavaliers pour nous suivre?... J'ai tort. On n'a
poit de désespérer, si près de Vaucouleurs. Que voulez-
ela crève le cœur à votre vieux capitaine de vous voir
... Hé bien! Ils vous ont fendu l'oreille, mon brave Cla-
tel fut le premier cri de Vigouroux. « Ah! les... » et
nant de dragons, qui appartenait à la grande tradition
er et des Gambronne, lâcha un terme de corps de garde
se des persécuteurs de son camarade. « Savez- vous qu'il
n'en arriver autant?... Et pourquoi? Pour avoir échangé
trois phrases avec vous, quand nous sommes descendus
il an retour de Hugueville. Ah ! ça n'a pas traîné. L'après-
ime, le colonel me faisait venir. — Est-il vrai que vous
icîté publiquement M. de Claviers? m'a-t-il demandé.
;ausé en effet avec Claviers, ai-je répondu, mais en tôte
Lors du service, et si quelqu'un prétend avoir assisté en
>tre entretien, il a menti. — Charbonnier a hésité une mi-
a beau avoir les idées que vous savez, il est bon diable.
f Vigouroux, Charbonnier, ça rend le même son, ces
, au lieu que Claviers-Grandchamp... Enfin !... — Va pour
is encore, m'a-t-il dit. Mais soyez moins bavard, jeune
Vous pouvez tomber sur un autre colonel que moi.
en a rien été de plus. Vous voyez, deux minutes de
ition, et nous avions déjà été mouchardés... Ça empoi-
i vie. Claviers, d'êtj^e au milieu des fichards... Ça me gâte
le du mess, qui, justement, n'était pas trop mauvaise cette
Fe ne sais pas manger sans causer, et personne n'ose plus
iitour de la table. Si tous les bons comme vous, les solides,
était bien sûr, disparaissent, que deviendrons-nous?...
al, Charbonnier et ses flics diront ce qu'ils voudront, je
licite de nouveau, et je vous autorise à répéter partout
;ouroux vous a crié par deux fois bravo... »
at n'avait donc rien écrit! Voilà toute la signification
nt, pour leur ancien camarade, ces propos des deux offi-
un si distingué de nature, l'autre si simple, tous deux
mt épris du service et blessés au vif de leur honneur mili-
ir des procédés abominables. Plus tard Landri devait
; revoir en pensée le regard tristement clair de Despois
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REVUE DES DEUX MONDES.
; son masque creusé, et la lippe gaillardement dégoûtée, — si
peut dire, — du rougeaud Vigouroux. Sur le moment, il
ait plus de place dans son cœur pour des sensations de cet
e. Ses autres visites se passèrent dans les mêmes alternatives
uriosité douloureuse et d'un peu d'apaisement, si momen-
I L'attente de l'entretien avec M. de Claviers, — le troisième
lis qu'il savait ce qu'il savait, — le brûlait d'une fièvre trop
\. Elle ne fit que croître à mesure que les minutes passèrent,
rochant celle où il se retrouverait en face de cet homme. De
reau, comme dans la «narche à la tète de ses dragons sur
iieville-en-Plaine, il recommençait de ne plus voir que lui,
ue lui sur le quai de la gare, où bien peu de ses amis de
t-Mihiel eurent le courage de venir lui dire adieu, — que
[ans le compartiment de wagon, où il essayait, bercé par la
Bur monotone du train, de se figurer et les mots qu'il enten-
; et ceux qu'il répondrait, indéfiniment et anxieusement, —
lui enfin, à Paris, où de se retrouver rue du faubourg Saint-
)ré, devant l'entrée de leur hôtel, fut un renouveau de sa
ranoe. Il n'en avait plus franchi la porte depuis le jour où,
lé par le train, il était venu là s'habiller, avant d'aller chez
Qtine pour lui demander sa main. C'était la veille de la mort
harles Jaubourg! Tout disait que les habitudes restaient,
cette maison seigneuriale, celles qu'il avait toujours con-
. Le vieux concierge le salua du seuil de sa loge, avec la
e physionomie déférente et familière. Les mêmes hommes
irie lançaient, du même geste, les seaux d'eau dans les oais-
et sur les roues tournantes des mêmes voitures. Gamier, le
re d'hôtel, qui avait l'air poudré avec ses cheveux blancs,
çut au haut du perron, après que son arrivée eut été
ncée du même coup de cloche, avec la même étiquette :
- (( Monsieur le marquis va bien? » demanda Landri, et son
éprouva un profond soulagement, comme la veille, auprès
^espois et de Vigouroux, quand le domestique lui eut
idu :
- « Mais oui, monsieur le comte, très bien. Monsieur le
uis est allé hier à Grandchamp chasser avec quelques per-
ÎS. »
- « Il chasse!... » pensa le jeune homme. « C'est qu'il m
sse rien d'extraordinaire! Décidément, j'étais dans le vra?
veut me parler que pour les affaires d'argent... » Et, toi
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L'ÉMlGRi. 15
Vous lui ferez demander s'il peut me recevoir vers dix
aractère un peu cérémonieux n'était pas non plus une
ité dans les rapports du père et du fils. Si la politesse
ionnelle, qui est de tradition dans les familles d'ancien
pparait comme une gène & de certains momens, à d'au*
e se révèle comme singulièrement bienfaisante. Elle
an anonymat, si nécessaire, quand on souffre! Personne,
maison, ne soupçonnait qu'entre le marquis et Landri se
it une de ces scènes qui marquent une date solennelle
ux existences. Mais Landri lui<-même soupçonnait-il vers
ixplioation il marchait, quand, à l'heure dite, il descendit
ippartement pour entrer dans la bibliothèque où M. de
j lui avait fait dire qu'il l'attendait? Cette grande et haute
onnait de plain-pied sur le jardin, si gai, si frais en été,
Bment nu et dépouillé par ce matin noir de décembre.
»r de deuil convenait trop bien aux paroles qui allaient
;er là. Le marquis se tenait debout devant l'énorme
ée, le dos au feu, dont la claire flambée montait autour
Sri table tronc d'arbre. C'était encore une des petites
du vieux seigneur que ce chauffage d'autrefois. De-
t fttre monumental, et en dépit du costume moderne, il
li-mème, à cette minute, plus « ancien portrait » que
Seulement, c'était le portrait d'un homme qui traversait
ires d'un effroyable martyre. Le mattre d'équipage de la
) Hez, dont Landri avait tant admiré la haute et droite
tte dans le groupe des veneurs occupés à regarder la curée,
nquante ans à peine, en dépit des soixante-cinq que lui
t l'arbre généalogique des Claviers-Grandchamp. Le chef
lie qui attendait en ce moment l'héritier de son nom,
tte vaste chambre entièrement revêtue de boiseries et de
était un vieillard. Son teint rouge, marbré de taches
ses paupières flétries, les plis de son front disaient les
} insomnies de ces quatre semaines. L'éclat si gai de
^fonds yeux bleus ivait été remplacé par une brûlante
du regard, où se devinait le supplice intime... en ce mo-
Car la fierté conservée de la physionomie l'annonçait assez :
ilhomme ne s'était pas rendu, et, devant tout autre té-
il aurait su cacher sa blessure. Quelle blessure? Landri
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i6
REVUE DES DEUX MONDES.
rVr^-^
m:
n'eut pas besoin de Tinterroger pour le savoir. Ce qu'il avait
prévu s'était passé. M. de Claviers soupçonnait la vérité. Jusqu'à
quel point? Averti par quels indices? Le jeune homme ramassa
d'instinct toutes ses forces ^ afin d'affronter sans défaillance un
entretien où son propre secret pouvait lui échapper. Il allait
constater une fois de plus la supériorité de la race et quel vigou-
reui, quel ferme génie elle donne à ses authentiques représen-
tans. M. de Claviers était infiniment tendre et sensible, mais il
était par-dessus tout viril. Le caractère, chez lui, était réellement
nourri et pénétré de ces principes dont il parlait avec une ferveur
qui détonnait tant parfois, môme, — surtout peut-être, — dans
son milieu. Il devait, aux instans de crise suprême, manifester
cette énergie du fort parti pris qui répugne à l'équivoque, et qui
a comme une décision de couteau chirurgical. Lui non plus
ne savait pas exactement ce que son fils, — par le nom, — con-
naissait d'une situation qu'il n'avait jamais pressentie lui-même
avant d'en avoir la preuve foudroyante et indiscutable. Il était
en droit de penser que le jeune homme en ignorait tout. C'était
de quoi justifier, pour une âme plus faible, cette tentation du
silence à laquelle Landri n'aurait assurément pas échappé. Pour
le marquis, un devoir dominait tout, celui de sauver, danà ce
naufrage de toutes ses confiances, de toutes ses affections, ce
qu'il pouvait sauver de l'honneur des Clavîers-Grandchamp. Il
était le dépositaire de ce nom et il allait imposer à l'intrus sa
volonté, d'ailleui's justifiée, sans s'inquiéter de rien que de cet
honneur. Aussi, quand le jeune homme, à peine entré dans la
chambre, eut commencé de lui parler, en faisant allusion à leur
dernière rencontre, il l'arrêta court d'un mot :
— « Je ne vous ai pas fait venir, » lui dit-il, — et cette
suppression du tutoiement avait dans sa bouche une rigueur
singulière. Jamais, depuis son enfance, Landri ne l'avait entendu
s'adresser & lui ainsi, même dans ses plus grandes sévérités, —
« je ne vous ai pas fait venir pour reprendre une discussion
qui, dorénavant, n'a plus d'intérêt, ni môme de raison d'être...
Un événement s'est produit, depuis un mois que nous ne nous
sommes vus. Il va changer pour toujours nos rapports, et du tout
au tout. J'ai estimé que je me devais et que je vous devais de
vous le faire connaître. Pré parez- vous à recevoir un coup trè?
douloureux, comme je l'ai reçu, courageusement... »
— tf Je suis préparé, mon père, à tout accepter de vous, »
k
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RfiVUE DES DEUX MONDES.
roduit, aussi complet que la plus implacable
désirer. Landri se tenait anéanti devant celui
Lom, de par la faute de la morte^ qui, de ses
avait si follement tracé ces lignes. Quand il
yeux, il vit que le marquis lui montrait d'un
S dans la cheminée. Il y jeta les deux chiffons
d'une si meurtrière signification. Uae mi-
lelques pellicules carbonisées, en train de se
se, attestaient seules que ces lettres avaient
le visage du jeune homme avait exprimé dans
une extraordinaire intensité de souffrance.
ne put se retenir, même à cet instant, d'en
lit:
^ais accomplir la tâche qui m'incombe qu'avec
averti. »
eprochez rien, monsieur, » fit Landri. « Ces
en appris. Je savais tout déjà. »
; monta soudain à la face du vieillard, attes-
is passionnés cette réponse inattendue soule-
x bleus lancèrent des éclairs, et ses anciennes
Lge lui revenant aux lèvres dans cette explo-
tout!... » s'écria-t-il. « Et tu ne m'as pas
\ tout et ta conscience ne t'a pas dit : Cet
3vé, qui m'a aimé comme le plus tendre des
lans son honneur d'époux. Il l'est aujourd'hui
accepte de bonne foi ce legs abominable ! Il en
Il va s'en servir pour payer ses dettes, pour
loine! Son patrimoine! » répéta-t-il. « A tout
cher cela !... Tu savais tout, et tu m'as laissé
sans pousser le cri que tu me devais !... Oui,
pour ce que je t'ai donné de mon cœur, pen-
, pour ce que je t'en donnais encore, il y a
J'allais m'excuser de n'avoir pas pu te taire
I... Et tu me trahissais, toi aussi! Tu t'étais
u suprême affront! Ah! malheureux, tu es
'enfant de... »
le dans cet éclat de sa fureur, sa grande âme
te barbarie : insulter une mère, fût-elle une
ce d'un fils. Mais l'accès était trop fort pour
poings serrés s'ouvrirent et se refermèrent
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19
• objet ijui se préseatait :
a table, à côté d'une revue,
X cette lame qui se brisa
i-même par la frénésie de
I accent où grondait encore
alheureux! Mais expliquez
is tû?... »
dit Landri, « et qu'il s'agis-
li simple et si poignante,
il est touché dans son fond
i trop longtemps et trop
tte tendresse était encore
ait son existence pour qu'il
l esquissa un mouvement
en voulait de cette faiblesse,
ie mander :
cette chose? »
Ah ! ne me forcez pas de
Claviers. « A toi! à toi !...
implora plutôt le jeune
la de nouveau dans le cœur
1 sur ses yeux, cette môme
r la dépouille du faux ami
luts de sa parole et de sa
• à lui-même. Cet entretien
trop profondément. Il se
t quand il recommença de
Qonçait à présent ses mot^
3, hâtive et dure qui faisait
rlocuteur, tout l'irréparable
a conversation qui doit vous
noi, je vous prie, sans m'in-
té de chef de la famille de
portez le nom, à me consi-
et des devoirs et des droits.
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20
REVUE DES DEUX MONDES.
Mon devoir, c'est de vous traiter officiellement comme si vous
étiez mon fils... » Ses paupières s'abaissèrent de nouveau sur
ses prunelles, tandis qu'il prononçait ces mots... <« Je n'y man-
querai pas.. Mon droit, c'est d'exiger que vous vous confor-
miez à mes décisions, pour tout ce qui touché à la défense
de l'honneur de ma maison... Cet honneur est menacé. Des
vilenies comme celle-là sont un signe. » Il montra de la main
la place sur le bureau où tout à l'heure était l'enveloppe. Il
l'y voyait toujours! « Elles prouvent que l'on a parlé et que
l'on parle. Nous connaissons assez le monde, vous et moi, pour
savoir que sa légèreté dépasse encore sa férocité. Nous savons
aussi qu'il a, malgré tout, ses justices. Il n'est personne, je dis
personne, qui puisse supposer de bonne foi que Geoffroy de Cla-
viers-Grandchamp a accepté un héritage en le sachant infâme.
Si donc il le garde, c'est qu'il ne croit pas que cet héritage soit
infâme. C'est qu'il est persuadé que sa femme a été calomniée...
Je veux, entendez-vous, je veux que l'on dise, je veux que Ton
pense que M"* de Claviers a été calomniée. Par conséquent, je
ne renoncerai pas à cet héritage, après que j'ai publiquement
consenti à le recevoir. Ai-je besoin de vous dire que cet argent
me fait horreur et que je n'en garderai rien? C'est votre argent.
Je veux que vous l'ayez tout. Mais cette restitution se fera,
de moi à vous. J'ai malheureusement donné des ordres déjà, que
je ne peux pas révoquer sans faire causer, à l'homme de Métivier,
Cauvet, le successeur de ce misérable Chaffin. Cette restitution
n'aura donc lieu que dans un certain temps... D'ailleurs, ce
temps m'est nécessaire pour l'exécution de mes projets. Voilà un
premier point réglé entre nous, n'est-ce pas?... »
— « C'est à vous d'ordonner, » répondit Landri, <c et c'est à
moi d'obéir. »
— « J'arrive au second point. Nous ne pouvons plus, je ne dis
pas vivre ensemble, mais nous voir. Il faut que nous nous sépa-
rions et pour toujours, en restant fidèles au programme que je
vous traçais. Le motif avoué doit être de ceux que notre société
puisse admettre sans chercher au delà. Il est tout trouvé, ce
motif, c'est la mésalliance que vous vouliez faire et que vous
ferez. Elle m'était insupportable à imaginer seulement, il y a u
mois. Je vous l'ai assez montré. Aujourd'hui... » U hocha r
tête avec un sourire amer. « 11 m'est horrible que la famille qr
vous fonderez ainsi porte le nom de la mienne. Là, je ne pei
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l'émigbé. 2t
le ne me permettrait même pas de faire reconnaître
ailleurs, je n'ai pas le droit d'exiger que vous ne
>tre vie. Je ne peux pas empêcher cela. Je ne peux
pêcher d'exister. Non... Vous vous marierez donc,
contre ma volonté. Vous me donnerez votre pa-
is habiter la même ville que moi, de ne pas pré-
Bmme dans notre monde. Je ne veux ni vous ren-
L rencontrer... Attendez... » fit-il indpérieusement,
ri allait répondre. « Si je n'avais pas la certitude,
ȏte, que l'on parle, les choses iraient toutes seules.
B de rhôtel ce matin, pour n'y plus rentrer. Mais
comme nous n'avons, ni vous ni moi, initié aucun
os deux discussions, celle de fiez et celle de Salnt-
>nce subite de ce mariage, en ce moment, pourrait
m prétexte. On a beau savoir que je ne suis pas un
i temps-ci, cette idée de mésalliance s'est tellement
iernières années, que Ton pourrait dire, que Ton
si cette occasion, il y avait autre chose. Je veux, moi,
{u'une voix, «pour répondre : Non, il n'y avait pas
Vous quittez Tarmée dans des conditions qui ont
s sympathies autour de vous, de nous, dois-je dire,
ne puissance humaine ne peut faire que nous ne
3lidaires. Il est naturel que je prenne ce moment
•, pour vous entourer. Je recevrai ; nous recevrons,
F'aurai la force de gard^ cette attitude, vous l'aurez
rera le temps que nous pourrons, mais il faut que le
iivelle de votre mariage et de notre rupture éclatera,
i nous approchent disent : — Pauvre Claviers I II
on fils... Je ne doute pas qu'il ne se rencontre des
outer : — Quelle dupe!... On n'est pas blessable
é quand on pense à l'honneur, et la seule manière
défendre celui de M°*' de Claviers, c'est de paraître
ï, nous sommes solidaires vraiment, d'une solida-
pas un mensonge. Elle a été, elle reste ma femme,
tre mère. »
ous répète que je Vous obéirai en tout, » dit le
e reste à toucher deux points, » reprit le marquis.
»up réfléchi, ces derniers jours, au caractère de la
I vous allez épouser. Vous l'aimez. Oui, il faut que
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22 REVUE DBS DEUX MONDES.
VOUS Taimiez beaueoup pour m'avoir parlé comme vous m'avez
parlé, quand nous nous sommes vus à Saint-Mihiel. Vous voyez^
je ne méconnais pas votre affection à mon égard. Vous serez
tenté de lui ouvrir votre cœur. Si elle ne mérite pas d'être aimée
comme vous l'aimez, ne le faites pas; et si elle le mérite, ne le
faites pas non plus. Je vous demande votre parole qu'elle ne
saura jamais par vous cet affreux secret... »
— «c Je vous la donnerais, et tout de suite... » répondit Lan-
dri. Puis, à voix basse, tant il redoutait un autre transport de
cette fureur qu'il sentait toujours grondante. « Mais si je me
laissais aller à lui dire toute la venté... je crois... que je ne
lui apprendrais rien... »
— « Tu lui as déjà parlé I » menaça M. de Claviers. « Avoue**
le... Âh! si tu aâ fait cela... »
— « Je ne l'ai pas fait, » protesta Landri, et des larmes au
bord des yeux : « Je vous en supplie, ne croyez jamais que j'aie
pu agir autrement que vous ne me l'avez enseigné par toute
votre vie, que vous ne me l'enseignez encore, à ce moment. Je
vous dirai tout. Vous me jugerez après... » Et il commença de
raconter le premier indice, cette soudaine imploration de ne pas
monter, en retournant de Paris à Grandchamp, chez le malade
de la rue de Solférino, et comment, après la visite chez Jau<«
bourg et la révélation, il s'était dit : M""* Olier sait tout, — et dans
quelle fièvre il était arrivé chez elle, et l'horreur qu'il avait eue
de parler, et son silence à elle devant sa douleur, et cette douleur,
et leurs fiançailles dans ces instans de suprême émotion; — la
lettre ensuite qu'il avait reçue d'elle aussitôt après l'affaire de
Hugueville, et les autres où elle n'avait plus fait une seule allu^
sion à M. de Claviers. Celui-ci écoutait cette confession, avec
une physionomie immobile où passait pourtant comme un étoa-
nement. Jamais Landri, alors qu'il se croyait son fils, ne lui avait
parlé avec cette ouverture du cœur. Jamais il n'avait osé montrer
ii son p^e cette sensibilité charmante et frémissante, si effrénée
et si délicate, si vulnérable et si aimante. Il se découvrait tout
entier dans la vérité de sa fine et tendre nature, au moment où
le mai*quis et lui échangeaient les paroles de la dernière explica-
tion. Que pourraient-ils se dire dorénavant? M. de Claviers sen-
tait cela par-dessus tout le reste. Sa vieille tendresse pour cet
enfant s'émouvait de nouveau, et plus elle remontait en lui, plus
il se roidissait contre elle. Et puis, à travers ce récit, il entre-
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l'É3ÎTGR«. 23
voyait la délicieuse âme de Vaientine, et ce lui était une in-
exprimable amertume de se rappeler d'autres fiançailles, les
sienneS) il y avait quarante ans déjà, si fières, si radieuses, pour
aboutir... à quoi? à cette douloureuse inquisition autour d'une
honte !
— « Voua avez raison, » dit-il enfin, « c'est trop évident. Elle
sait tout. Gomment? » Une angoisse se peignit dans ses traits
pour ajouter : « Depuis un mois, je me heurte à cette question,
sans arriver à même entrevoir la réponse : — Qui a pu voler ces
lettres?... On a d* autres pièces à fournir I » il répéta les mots
du dénonciateur, si douloureusement, « d'autres pièces?... Sont-
ce les héritiers? me suis-je demandé. Pour se venger de ce
legs?... Mais je les ai vus it cet enterrement. Il y avait là un
ancien officier, un M. Privât, qui m'a parlé de vous. Jamais je
ne croirai à tant d'hypocrisie ! Ils savaient le testament et ils ont
été d'une tenue admirable. Non. Le coup ne vient pas d'eux...
D'un domestique? Pour arriver à quoi? A un chantage. Ah!
qu'il se démasque donc I Je les lui paierai, ce qu'il voudra, ces
autres lettres I... Mais non. Un domestique n'aurait pas trouvé
l'abominable ironie de la signature : un admirateur de la Maison
de Glaviers-'Grandchamp. Ça sent le club, cette ignoble insulte, la
basse envie contre ceux qui ne pactisent pas avec les lâchetés de ce
temps... » Il jeta un autre rugissement : « Ah I si je pouvais savoir
qui I... Si je pouvais !... » Et, secouant sa tête: « Il ne s'agit pas
de moi* Encore une fois, il s'agit de l'honneur de M"' de Cla-
viers, et c'est la dernière promesse que je voulais exiger de vous,
que vous cherchiez ce que je ne peux pas chercher, la main d'où
part le coup. Vous la trouverez ou ne la trouverez pas. Mais il
faut chercher, pour empêcher que l'on ne recommence... »
— « Vous n'avez soupçonné personne? » interrogea Landri.
« Ghaffin que vous avez renvoyé... »
— « Ghaffin? Mais j'avais reçu la lettre depuis dix jours,
quand je l'ai exécuté... Non. Ghaffin est un voleur. Il n'a jamais
voulu que de l'argent. Il aurait essayé de vendre les papiers... Ne
nous perdons pas dans ces suppositions aussi vaines que mes
plaintes. Peut-être, en questionnant M"" Olier, apprendrez-vous
quelque chose?... Trop peut-être... » Un silence. « Non. Cela
m plus n'est pas possible... » A quelle atroce idée, répondait-
ce : « non, » et ensuite, le : « Si c'était pourtant?... » qu'il
îouta, pour conclure : « Maintenant vous savez mes volontés... »
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24 REVUE DES DEUX MONDES.
— « Je m'y conformerai, » dit le jeune homme. Il avait
compris Tinique et atroce soupçon soulevé soudain dans l'esprit
du mari si cruellement trahi, et il l'en plaignait davantage
encore. « Je vous le promets... »
— « C'est bien, » conclut M. de Claviers, « j'accepte votre
parole. . '. Chaque jour, je vous écrirai mes instructions pour ce que
je désire de vous. Il est inutile que désormais nous nous retrou-
vions en tête à tête, à moins que vous n'ayez à m'apporter un
renseignement sur l'enquête que vous allez faire. Je n'en espère
pas grand'chose... J'oubliais. J'ai prié ce matin les Charlus ei
Bressieux. Soyez là à midi un quart... Allez. »
— « Aurai-je la force de la tenir, cette parole? » se deman-
dait Landri en descendant à l'heure fixée dans le petit salon où
le marquis recevait ses invités, quand il donnait à déjeuner. Il
lui fallut, pour y arriver, traverser plusieurs pièces magnifiques,
en enfilade, et il pouvait entendre, à. distance, les éclats de ce
rire haut, associé aube impressions de son enfance et de sa jeu-
nesse. L'homme, qui tout à l'heure, stolque et désespéré tour à
tour, glacé et emporté, accusait, ordonnait, gémissait, soupçon-
nait, dans une telle fièvre de douleur et d'indignation, était-il
bien le même que celui qui l'accueillit par ces mots, d'une voix
joyeuse, en lui montrant les amis annoncés :
— « Hé bien ! vous vous faites attendre, monsieur le héros !...
Vous n'en avez pas le droit, vous qui n'êtes pas nouveau jeu...
Mais vous avez du crédit pour quelque temps, après ce que vous
avez fait. N'est-ce pas, mademoiselle Marie?... »
-7 « Oh! Une ardoise énorme... » dit Marie de Charlus en
riant de ses belles dents claires. « Ah! vous me taquinez, mon-
sieur de Claviers. Je me vengerai en vous parlant argot... Et ça
ne m'empêchera pas de retrouver le français de votre vieille
France pour répéter à votre fils que nous avons, tous et toutes,
été bien fiers de lui. »
— « Bien fiers, » répéta Charlus. « De voir accomplir une
belle action fait toujours plaisir. Mais quand celui qui laccom-
plit appartient à la classe des gens comme il faut, le plaisir est
double... »
— « En effet, » dit Bressieux, en serrant à son tour la main
à Landri. « Nous ne sommes pas gâtés sous ce rapport... »
— « C'est que les gens comme il faut pensent trop à la bonne
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r
l'émigré. 25
galette^ » reprit Marie en regardant le Seigneur de La Roche-
brocante avec cette insolence gaie qui était la sienne.
— « C'est surtout que les gens comme il faut ne sont pas
comme il faudrait, » dit le marquis. « C'est si simple d'être de
son parti, tout bonnement, et personne n'en est, de son avis, et
je ne vois que des gens qui, sous prétexte d'idées larges et libé-
rales, donnent raison à leurs ennemis. Landri a été de son parti,
voilà tout, sans phrase, sans étalage. Tu vas leur raconter cela,
mon ami, et comment ces braves paysans vous ont acclamés, toi et
tes dragons, quand vous avez détalé à la barbe du préfet esto-
maqué... Mais le déjeuner est servi... Voulez- vous me permettre
de vous offrir le bras, mademoiselle ? Lardin a promis de se dis-
tinguer, et nous aurons, pour boire à la santé de ce grand garçon,
un Musigny d'une royale année... Car nous buvons encore, et du
Bourgogne, nous autres, de même que nous mangeons et de bel
appétit, dans cette vieille France dont vous vous moquez. Elle
est jolie, la nouvelle! Tout à l'eau minérale et au régime... » Les
domestiques en livrée avançaient les chaises aux convives autour
de la table, dont le bois sombre n'avait pas de nappe, d'après
le vieux rite des déjeuners à la française. Les profondeurs du
jardin mettaient une atmosphère de paix presque campagnarde
autour de cette salie à manger que le maître du logis animait de
sa cordialité. Pour qui l'eût observé de près, cette chaleur de sa
communicative gaieté contrastait trop avec la fièvre de ses pru-
nelles et les ravages de sa physionomie. Mais l'orgueil de son nom
à défendre le soutenait, et, devançant lui-même toute remarque
de ce genre, — lui qui n'avait jamais menti, — il disait : •
— « J'avais bien besoin que Landri revint... Voilà mouvrai
remède, ai-je répondu à Louvet quand il m'a parlé de régime,
justement, à propos de ces deux ou trois vertiges dont je vous ai
entretenu, Cbarlus. Seulement, je trouve que ce jeune homme
n'a pas l'air assez content de nous revoir... Vous verrez qu'il
regrettera l'armée ! ... »
Et pour ne pas être inférieur au tragique héroïsme de cette
comédie, Landri, à qui l'on servait en ce moment des œufs à la
Grandchamp, une des mille et une créations du savant Lardin,
en riant lui aussi :
— « Â coup sûr je ne regretterai pas la cuisine du mess...
>t vrai que votre chef s'est encore surpassé pour fêter mon
'^1e fendue... »
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
Il portait sa fourchette à ses lèvres avec la mine respectueuse
d un gourmet pour qui manger est une affaire solennelle, ce qui
lui attira cette exclamation de Bressieux :
— « Vous y venez. La table, c'est encore ce qui trompe le
moins, et quand un chef-d'œuvre de Lardin vous est servi dans
du Chantilly de cette finesse de pâte, » ajouta-t-il en montrant
son assiette, sans que Ton pût deviner à son clignement d'yeux
s'il cédait à son goût pour le bibelot ou s'il distillait une secrète
ironie, « on peut dire, en dépit du mot fameux, que Ton con-
naît encore la douceur de vivre !... »
vra. — SUR UNE PISTE
Landri ne s'y était pas trompé, ces phrases échappées à M. de
Claviers et aussitôt interrompues, ce « trop peut-être..., » et ce
(( si c'était pourtant!... » signifiaient, qu'au moins une seconde,
cet homme, si étranger jadis à toutes les mesquineries du soup-
çon, avait admis cette sinistre hypothèse : M""* Olier dénoncia-
trice de M"' de Claviers. Imagination insensée par la matéria-
lité môme ! Comment Valentine eût-elle jamais pu se procurer
ce billet? — Plus insensée encore du point de vue moral. Elle
prétait, gratuitement, à une jeune femme, sans un seul indice,
le plus ignoble des calculs: séparer à jamais Landri de celui qui
jusqu'alors l'avait cru son fils ! Et dans quel dessein? Pour l'épou-
ser plus librement?... Cela ne tenait pas debout un seul instant.
Fallait-il que la blessure eût été profonde, pour que le grand
seigneur magnanime en fût venu, et si vite, à de tels change-
mens de son caractère? En sortant de l'hôtel de la rue du fau-
bourg Saint-Honoré, au terme de ce déjeuner qui lui avait donné
l'impression d'un cauchemar vécu, Landri se rappelait ces mots,
parmi tant d'autres, et cette insinuation si insultante pour sa
Valentine. Il n'y trouvait qu'une raison de plus de désirer savoir
qui avait commis ce double crime de l'ordre privé, impunissable
aux lois et vraiment féroce : ce vol d'une correspondance, aggravé
de cette dénonciatiop. Dans cet entretien d'une tension presque
inhumaine, il avait vu distinctement que cette découverte pour-
rait seule soulager un peu l'angoisse dont étouffait le marquis.
Lui-môme comprenait combien était nécessaire la destruction de
ces « autres pièces, » comme avait dit l'anonyme, dans un
style de dossier froidement cruel. *Ces lettres gardées restaient
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L ÉMIGRÉ. 27
comme une trop redoutable menace pour cet honneur de la
morte que le mari trompé voulait généreusement sauver. Com-
ment le fils n*eût-il pas mis tout son amour-propre à s'associer
à cette œuvre de salut? Comment l'amoureux de Valentine n'eût-
il pas tenu à cœur aussi de ne pas laisser planer même Tombre
de l'ombre du plus déraisonnable soupçon sur la femme qu'il
allait épouser et que jamais M. de Claviers ne connaîtrait? Qu'il
eût pu penser d'elle ainsi, ne fût-ce que dans un moment de
délire et de souffrance, c'était de quoi surexciter encore, chez le
jeune homme, le besoin d'y voir clair dans ces immondes ténè-
bres. Mais sur quelle piste s'engager et avec quels signes? Il se
posait cette question, enfin dégagé de cette contrainte contre
nature, à laquelle l'avait condamné, — en s'y condamnant lui-
même par un point d'honneur digne d'un autee âge, — celui qu'il
avait si longtemps appelé « l'Émigré. » Il se rendait chez Valen-
tine, pour demander èi ses doux yeux, à son cher sourire, à sa
présence aimée, la force de supporter cette épreuve, dont il ne
lui appartenait pas de fixer la fin. Allait-il l'interroger, comme
M. de Claviers n'avait pas craint de le lui conseiller? Pour
apprendre quoi? que les parens déshérités lui avaient dit le
testament de Jaubourg et qu'elle en avait tiré une conclusion
trop évidente pour une personne avertie? Qu'elle le fût, Landri
ne le savait que trop. Dans les longues méditations solitaires
de ses semaines d'arrêts à Saint-Mihiel, il était arrivé à recon- .
stituer l'histoire entière et à comprendre pourquoi les Privât lui
avaient toujours marqué une froideur dont il ne s'était avise
qu'à distance. Oui, à quoi boh essayer d'en connaître davantage*?
Si c'était des Privât que venait la lettre anonyme, Valentine
l'ignorait, et que servirait-il de l'initier à de pareilles turpitudes?
Les vrais amoureux ont un respect, ému et ravi, pour cette
fleur de délicatesse et d'illusion, qui fait le charme pur de l'âme
féminine, quand elle n'a pas été brutalisée trop jeune par les
flétrissantes réalités de la vie. Ce sentiment seul aurait empêché
Landri de questionner son amie, quand bien même il n'eût pas
éprouvé comme un spasme d'horreur à la pensée d'accuser sa
mère devant elle. Le silence est la pieuse charité du fils auquel
vénération est interdite. Et puis, eût-il voulu parler, que la
ine femme eût arrêté sur ses lèvres les paroles blasphéma-
res. Il n'eut pas plutôt franchi le seuil du petit salon de la rue
nsieur, où elle l'attendait, qu'au regard dont elle l'accueillit
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GoOg;
28 REVUE DBS OBUX MORDES.
il sentit cette peur, chez elle aussi, d'une explication trop dou-
loureuse. Et comment aurait-il souillé ce charme du revoir par
une si hideuse confidence, la trouvant comme il la trouvait, si
jeune, si fine, si jolie, dans sa toilette toujours noire, — mais la
fin prochaine du deuil s'y devinait déjà! Valentine avait une robe
de crêpe de Chine et de dentelles, dont la souplesse s'harmonisait
à la grâce un. peu menue de toute sa personne. Â son cou un fil
de perles luisait doucement, une touffe de violettes fleurissait
son corsage, et dans les boucles légères de ses cheveux cendrés
était passée une torsade de tulle noir. C'était la renaissance de la
femme que ces bijoux et que ces fleurs, que ce visible et naïf
désir de plaire, qui mettait un éclat de pétale de rose à ses joues
minces, une lumière h ses yeux bleus, un frémissement k son
sourire. Elle avait auprès d'elle son fils, dont sa ioiain fiévreuse
flattait les cheveux, d'un or pareil à l'or pâle des siens. Elle le
poussa doucement vers Landri quand celui-ci entra, comme pour
donner un symbole à l'union qu'elle rêvait, où rien ne fût sa-
crifié du bonheur de l'enfant, où il restât toujours entre elle et
le second père, et elle disait :
— « Embrasse M. de Claviers, Ludovic, et répète-lui que ta
maman et toi vous avez bien prié pour lui, pendant qu'il était en
prison, si injustement... »
— « C'est vrai, » dit l'enfant, « que je suis content que vous
en soyez sorti !... On ne vous y mettra plus, dites, monsieur?... »
ajouta-i-il craintivement.
— « Non, » répondit Landri, qui, lui aussi, caressa les boucles
blondes tandis que la mère disait :
— « Je ne t'ai gardé que parce que tu voulais voir M. de
Claviers. Tu l'as vu, va à tes devoirs... 11 vous aime, » reprit-
elle, quand la porte se fut refermée sur le petit garçon, « et
cela m'est si doux!... » Et prenant la main du jeune homme dans
les siennes : « Oui, j'ai tant prié pour vous, mais avant la prison,
pour que vous fissiez ce que vous avez fait, et dont je suis
fière, si fière!... »répéta-t-elle. « En lisant dans les journaux le
récit des événemens de Hugueville, j'avais tant d'orgueil de
vous... »
— « Et moi, » dit-il, « j'ai tant de douceur à être de nouvear
auprès de vous! » Et c'était vrai que le tendre accueil de cette
femme passionnément chérie, après les scènes meurtrières du
matin, succédant elles-mêmes à tant d'émotions si acres, si
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l'émigré. 29
corrosives, c'était la fraîcheur divine de Toasis entre deux
marches accablées sur le sable brûlant du désert, une fête du
cœur presque trop enivrante» à croire que ce contraste n'est
pas yraiy que ce ravissement est un mensonge et va s'évanouir...
cr Oui, » reprit-il, « tant de douceur. Car, voyez- vous, je n'ai plus
que vous au monde... »
— « Vous avez parlé à M. de Claviers de vos projets? » deman-
da-t-elle. « Vous ne m'en avez jamais écrit... » Elle traduisait la
phrase de Landri dans une partie seulement de son sens, ne vou-
lant pas avoir deviné l'autre. Si perspicace que fût son intuition,
elle n'avait pas encore discerné l'étendue entière du drame où son
ami si aimé était engagé. Elle avait compris qu'il était le fils de
Jaubourg et qu'il le savait. Elle ignorait que le marquis lé sût aussi.
— « Je lui ai parlé. »
— « Et il a refusé son consentement! »
— « Il Ta refusé... »
— « Landri, d dit-elle après un silence, « vous savez main-
tenant que je vous aime, et combien!... Quand j'ai répondu oui à
votre demande, il y a cinq semaines, je l'ai fait sans illusions.
J'étais certaine que M. de Claviers n'accepterait jamais notre
mariage. J'ai passé outre, parce que j'ai vu, j'ai cru voir
que vraiment vous ne pouviez plus vivre sans moi, et aussi
parce que je vous aimais... Ne cherchez pas dans ce que je vous
dis ce qui n'y est pas. Je vous aime toujours de même. Je suis,
je serai toujours prête à vous donner ma vie. Mais si vous de-
viez rencontrer des difficultés trop grandes, soutenir des luttes
trop pénibles, je veux que vous vous sachiez libre... Je vous
attendrai un an, deux ans, dix ans, s'il le faut, vingt, toujours... »
Elle insista : « toujours. »
— « Après ce que nous nous sommes dit, M. de Claviers et
moi, » répondit Landri, « que je vous épouse ou non, tout est
brisé entre nous... »
Elle le regardait, tandis qu'il prononçait cette phrase d'un
accent si triste qu'elle en tressaillit. Il pâlit un peu, comprenant
qu'elle avait compris, et dans le même élan de pitié que l'autre
jour, elle l'attira vers elle, en lui pressant le bras contre son
cfpiVLT d'un geste passionné. Et frissonnante :
— « J'essaierai d'effacer cela aussi, » dit-elle. Ce fut à lui de
raitre n*avoir pas démêlé tout ce que signifiait cette protesta-
a d'amour, et il reprit :
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REVUE DES DEUX MONDES.
« Il ne s'est pas contenté de refuser. Il veut qi^j marié>
ibite plus Paris. »
(c Je vous répondrai comme Rutb, » fit-elle, « où vous
irai; où vous demeurerez, je demeurerai... »
K Même si je ne quitte pas seulement Paris, — môme hors
nce?... »
« Même hors de France... » Un tout petit signe révélait
de l'émotion dont elle était remplie. Le point central de ses
les s'était dilaté si fortement que ses yeux bleus en parais-
noirs, et, enveloppant, caressant, étreignant Landri de ce
\ regard passionné, elle lui disait : « Vous ne savez pas ce
i amassé pour vous de tendresse dans mon cœur, pendant
is ans, où je vous ai tant caché de ce que je sentais, pour
vous perdre. Cet amour s'est creusé en moi à une pro-
r qui me ferait trembler, si vous n'étiez pas vous, si je
pas sûre que vous ne voudrez jamais que mon devoir, que
& me demanderez pas de vivre dans des conditions où mon
serait pas élevé comme il doit l'être, pour rester, même
son pays, un enfant de France !... » Elle redit : « Loin de
jTs?... » Et, timide : « M. de Claviers l'exige vraiment?... »
« Il n'exige rien, » répondit Landri.
ff Mais vous pensez que c'est le seul moyen de le réeon-
in peu avec l'idée de notre mariage?... » demanda-t-elle,
ime il inclinait la tête : « Alors il ne faudra pas hésiter, »
. « Vous ne savez pas non plus combien vous m'avez ap-
l'aimer, sans le connaître; combien je lui suis reconnais-
le l'influence qu'il a eue sur vous, des traces de sa ma-
e sensibilité que je retrouve dans la vôtre. Quand je vous
>ndu oui, l'autre jour, j*ai eu tout de même un remords
s prendre à ce devoir et à cette tendresse... Vous me dites
n'est pas, que tout est brisé entre vous... Cela m'enlève
îmords, mais en me donnant pour vous un tel regret...
^OUB du moins que se séparer, ce n'est pas s'oublier. On
>nserver l'un de l'autre une image à laquelle on n'ait rien
)cher. Je voudrais qu'entre M. de Claviers et vous, il en
si, et que, pensant à vous, il sentît que vous l'avez aimé,
lis l'aimez toujours, comme il le mérite, et qu'il n'y a entr^
3UX que la vie... »
arbres de l'étroit jardin derrière la porte-fenêtre étaien
ésolés que ceux dont les ramures se dénudaient derrière
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L ÉMI6E£. 81
les hautes vitres de la salle à manger, rue du faubourg Saint<-
Honoré. Le oiel plombé du jour d'hiver était aussi menaçant.
Les phrases de la jeune femme, si peu appuyées, si délica-
tement imprécises, affirmaient pourtant, par la seule réserve de
leurs sous-entendus, le même affreux et indestructible fait qui
avait pesé d'un poids si lourd tout à Theure sur le cqeur de Lan-
dri durant le suppliciant déjeuner de parade. Mais Valentine
avait eu de nouveau la double vue miraculeuse de Tamour. Elle
s était adressée dans ce cœur malade au seul sentiment gui pût
Taider à traverser cette période par trop éprouvante avant la
rupture officielle avec le marquis. Il ne pouvait trouver de force
que dans ce passionné désir de prouver à cet homme une affec-
tion qui n'avait jamais été plus vivante. A cette voix d'amie
pitoyable et de tendre conseillère, Tàme de Landri, si sugges-
tionnable par la tendresse, s'était reprise à véritablement vou-
loiri et| en quittant la rue Monsieur, il éprouvait, dans sa dé-
tresse, la sorte de plénitude intérieure que donne un dessein très
ferme, quand il est fondé sur une acceptation courageuse des
circonstances, même les plus hostiles, et sur les attachemens les
plus profonds de notre être. Oui, si cruel que fût le rôle de
dissimulation imposé par M. de Claviers, il aurait la force de
le soutenir tant qu'il faudrait. Si difficile que fût la découverte
du dénonciateur anonyme, il s'y acharnerait. Il pouvait offrir,
à cette noble et grande victime du mensonge dont il était né,
cette réparation. II la lui donnerait avant de partir, — et peut-
être une autre encore. Quand il avait parlé à Valentine de
ce projet d'un établissement bien loin de France, il avait dit
une des pensées les plus constamment caressées depuis ces der-
nières semaines. Il avait entrevu dans un exil à l'ouest des
États-Unis, ou plutôt du Canada, — c'était encore la patrie ! —
une possibilité de dépouiller^ en échappant aux commentaires,
ce nom de Claviers-Grandchamp qui n'était pas le sien. Avec
quelle émotion il avait entendu la charmante femme lui ré-
pondre : « Même hors de France I... » Et cette certitude ajou-
tait à son courage.
II en eut besoin, de ce renouveau de courage, pour supporter
dîner de ce soir-lit, qu'il dut prendre au club de la rue Scribe,
face de M. de Claviers. Celui-ci lui avait fait transmettre cet
ire, comme il était convenu, sous la forme d'un billet où se
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32 REVUE DES DEUX MONDBi.
trouvait simplement tracée cette ligne : « A huit heures, dîner
au cercle... » Il en eut besoin et davantage, le lendemain, pour
accepter de s'asseoir à dix heures, à côté du marquis, dans la
baignoire de l'Opéra, qui avait été celle de M"* de Claviers. Charles
Jaubourg avait passé là tant de soirées à regarder sa mai*
tresse trôner dans toute la splendeur de sa royauté mondaine.
Quelque chose de cet adultère flottait dans les tentures de
cette loge, que le châtelain de Grandchamp avait conservée, par
piété... Et quel courage encore, tous les jours suivans, pour
iîgùrer de repas en repas, de réception en réception, à côté de
ce compagnon qui, devant témoins, le traitait avec sa chaude
et ample cordialité de jadis ! Puis aussitôt seuls, dans l'automo-
bile qui les emmenait ou les l'amenait par exemple, plus une
parole, plus un regard» et sur ce masque plus creusé, plus
vieilli de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures, c'était l'em-
preinte du chagrin altier, qui ne se plaindra ni ne pardonnera
jamais. Combien de fois, durant ces retours, Landri fut tenté de
lui demander : « Êtes-vous content de moi?... » Content? Quelle
parole à prononcer entre eux!... Arriverait-il à en prononcer
une autre, à pouvoir lui dire : « L'anonyme qui a écrit la lettre
infâme, je sais son nom. Les autres pièces dont il vous a me-
nacé, les voici?... » Entre les instans qu'il passait de la sorte,
dans cette torturante attitude d'une simulation à deux vis-à-vis
du monde, et les heures qu'il avait aussitôt pris la chère habi-
tude de consacrer toutes les après-midi à la consolatrice de la
rue Monsieur, son unique pensée était celle-là : trouver une piste
et la suivre. Mais laquelle? Mais comment?
— « Procédons par des faits positifs, » s'était-îl dit dès le
premier jour. Or, quels étaient ces « faits positifs ? » Que l'envoi
de la lettre de M""* de Claviers à son mari avait coïncidé avec
le testament de Jaubourg. Qu'avait pu espérer l'envoyeur?
Que M. de Claviers renoncerait à cette fortune. A qui ce renon-
cement eût-il profité? Aux héritiers naturels. Il était donc indi-
qué de chercher de ce côté, en écartant d'abord Privât. Landri
le connaissait trop pour admettre une minute que cet officier,
riche et par lui-même et par sa femme, eût commis une action
de cette bassesse. Pour qui d'ailleurs? Les Privât n'avaient pas
d'enfans. Quelques démarches, prudemment conduites, le con-
vainquirent que les trois autres héritiers ne devaient pasdavan-
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l'émigré. 33
tage être soupçonnés. L'un était un gros commerçant de la tu%
du Sentier, à Paris ; le second, un propriétaire de vignobles con-
sidérables, près de Lectoure, d'où les Jaubourg sont originaires.
Le troisième, magistrat distingué, exerçait les fonctions de pro-
cureur général près une des cours d'appel du Nord. Il y avait
toute une leçon de philosophie sociale dans ce tableau des cou-
sinages de Charles Jaubourg. Il avait été, lui, le bourgeois élé-
gant qui passe aristocrate. Il avait, h son insu, satisfait, dans
une liaison avec une grande dame, ce besoin d'anoblissement qui
est l'instinct. naturel, et, s'il était bien dirigé, légitime et utile
des plus hauts représentans des classes moyennes. Pour Landri, ,
les situations occupées par les parens du mort représentaient
simplement une garantie qu'aucun d'eux n'était le dénonciateur
cherché. Ces premiers « faits positifs » ne permettaient aucune
hypothèse. Un autre « fait positif » était le vol de cette lettre
de M"* de Claviers. Une lettre n'est volée qu'à l'expéditeur ou au
destinataire. Il y avait quinze ans que la marquise de Claviers*
Grandchamp était morte. Il était possible que cette lettre eût
été dérobée quinze ans auparavant, et que le voleur fût demeuré
tout ce temps sans s'en servir, mais c'était très improbable. Or
quand on poursuit une recherche de ce genre, la règle est de
n'admettre l'improbable qu'après avoir examiné tous les pro-
bables. Le plus sage était donc d'admettre qu'elle avait été prise
chez Jaubourg. Que cet homme si prudent, si surveillé, qui avait
tant travaillé pour cacher sa paternité, conserv&t des pages
si terriblement accusatrices, quelle contradiction! Elle pouvait
s'expliquer par l'ardeur d'un amour qui avait dû être bien grand.
N'y avait-il pas dévoué toute sa vie? Précisément parce qu'il
savait le danger de ne pas détruire ime semblable correspon-
dance, l'amant de M""* de Claviers avait dû multiplier les pré-
cautions. Cette lettre et les autres dont parlait l'anonyme n'avaient
donc pu lui être volées que par une personne initiée à toutes
ses habitudes, et dans un moment où il était incapable d'une
surveillance. Le vol avait dû être commis ou pendant la maladie
ou tout de suite après la mort. Que signifiaient ces mots : les
«autres pièces? » Le reste de la correspondance évidemment,
*''is pourquoi l'envoi de cette lettre unique, sans accompagne-
int d'aucune demande d'argent, et depuis plusieurs semaines
à? C'était une énigme. Elle n'empêchait pas le « fait positif »
bre là. Ce fait exigeait qu'une enquête bien conduite com-
TOMB XXXIX. — 1907. 3
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94 REVUE DES DEUX MONDES.
rnençftt par un entretien avec Joseph, ce serviteur de confiance
dont Jaubourg avait dit dans son agonie : « Tu peux le croire,
lui. Il est sûr, très sûr... » Landri ne l'avait plus revu depuis
l'instant où, dans la chambre du mort, le marquis agenouillé priait
au pied du lit. En pensée, il aperçut cette silhouette, en cravate
blanche et en habit noir, vaquant aux derniers apprêts, celte face
immobile de témoin discret, de muet complice. Joseph était resté
trente ans au service de son maître. Il avait certainement pénétré
le mystère de la liaison de Jaubourg avec M""* de Claviers. Il
savait le secret de la naissance de Landri. Le jeune homme se
rappelait la singularité de son regard, lors de cette démarche
faite auprès de lui, la veille de la mort, au château de Grand*
champ. D'ailleurs Joseph n'était-il pas là, aidant le docteur Pierre
Çbaffin, quand le malade profépait dans son délire tant de paroles
cruellement révélatrices? Cette idée rendait une conversation
avec ce domestique si pénible que Landri recula d'abord.
— « C'est une lâcheté, » se dit-il aussitôt. « Si je ne passe pas
outre à une souffrance de cet ordre, pour lui^ de quoi suis-je
capable?... »
Résolu à cet interrogatoire, la plus élémentaire habileté lui
eommandait d'y procéder par surprise. Le jeune homme ignorait
un détail qui devait lui faciliter sa tâche : M. de Claviers avait eu,
comme on imagine, horreur de remettre les pieds dans l'ap-
partement de Jaubourg. Décidé à rendre l'abominable héritage,
et ne voulant pas d'une vente qui aurait attiré l'attention, il
avait confié la garde de l'appartement, jusqu'à nouvel ordre, au
vieux maitre d'hôtel. Quand Landri vint rue de Solférino deman-
der l'adresse de celui-ci, le concierge répondit un : « Mais il
est en haut, monsieur le comte, » très étonné, qui prouva
à l'enquêteur combien était délicate laffaire où il s'engageait.
Les plus légères imprudences risquaient de provoquer une
curiosité trop périlleuse. Aussi tous les ressorts de son être
élaient-ils bandés à rendre sa physionomie impénétrable, tandis
qu'il attendait le maitre d'hôtel dans la bibliothèque, où une
vieille femme venue à son coup de sonnette l'avait introduit.
C'était r« Épouse » de « monsieur Joseph » qui servait de lingèrr
dans la maison, du vivant de Jaubourg. Le couple avait une
fille. M"' Amélie, que l'indulgent patron leur avait permis de
garder avec eux. Comment associer à Fidée d'un complot si cth
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l'émigré. 38
lent combiné le chef de cette famille de quarts de bour*
amés de respectabilité? M""* Joseph avait une dignité de
qu'elle déploya pour ouvrir les fenêtres, tout en ezpli-
bruit d'un piano, qui Stait celui de M^^^ Amélie. « On
dans l'appartement? )> disait-elle, « parce que nous ne
jamais, rapport aux bibelots... » Le père de la pia-
vait lui-môme, attristé et déférent, empressé et curieux,
^ment du marquis de Claviers depuis la mort de son
avait pas échappé à ce sagace observateur. Il en avait
cause secrète, sans avoir pu démêler quel indice avait
éclairé une crédulité si longtemps abusée. Quand il se
i présence de Landri, ce désir de savoir donna malgré
prunelles, ordinairement inexpressives, une acuité qui
se au jeune homme, moins cependant qu'une circon-
iit ensemble macabre et comique. Joseph était en grand
portait des vêtemens qui avaient appartenu au mort,
de la jaquette et du pantalon, de coupe britannique
convenait à un homme du style de Jauboui^, avaient
les lignes du corps du premier possesseur, la physio*
ses mouvemens. Cette évocation était rendue caricatu-
l'involontaire imitation que le domestique faisait de
pe, lequel avait évidemment exercé sur lui un hypno-
le regrettait sincèrement, et il eut une réelle douleur
oix pour dire à Landri :
ih ! monsieur le comte, j'avais bien annoncé à monsieur
h Grandchamp que Monsieur ne durerait pas deux jours
Un si bon maître!... Monsieur le comte sait qu'il nous
ma femme et à moi une rente viagère de trois mille
francs et une dot de dix mille francs pour Amélie. Je
?^oir me retirer dans un petit bien que j'avais déjà
,ns mon pays avec mes économies. Les gens me disent :
z vivre heureux, monsieur Joseph. Hé bien! monsieur
ce n'est pas vrai. De l'avoir vu s'en aller comme je l'ai
Site tout. »
^uisque vous lui étiez si dévoué, » répondit Landri en
sur ce visage envahi par Tétonnement, l'effet de ses
: vous m'aiderez certainement dans une recherche qui,
vous intéresse vous-même... Des papiers ont disparu,
s auxquelles M. Jaubourg attachait une extrême impor-
temarquez bien, Joseph, que je ne vous accuse pas. Je
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RSVUB DBS DEUX MONDES.
•
venu vous demander simplement : Est-il possible que quel-
n soit entré dans Tappartement pendant que M. Jaubourg
malade et ait pris ces papiers?... »
— (( Non, monsieur le comte, » répondit vivement le domes-
3, « ce n'est pas possible. » L'éclair qui avait passé dans ses
: avait trahi une épouvante qui n'était pas jouée. Ce n'était
pour lui qu'il avait peur. Il n'était pour rien dans cette affreuse
iture. Mais qui alors? comme avait dit en gémissant M. de
iers, qui?... Et Joseph continuait : « Monsieur, par prin-
, ne gardait aucun papier. Bien souvent je lui ai entendu
: Après moi on n'aura pas besoin de rien classer. Je dé-
i tout... Il avait pourtant conservé un paquet de lettres. Voici
ment je le sais. Le matin du jour où il m'a envoyé h Grand-
op, c'était donc le lundi, il se sentait très mal. Il a voulu
je l'aide à se lever, malgré l'ordre du médecin. Il a ouvert
coffre-fort qui était dans sa chambre. Lui-même il a pris deux
;es qu'il a placées sur le feu. Il ne s'est recouché que lors-
1 a vu qu'il n'en restait que des cendres. Et comme la clef
;offre-fort ne le quittait pas... »
— « Mais pendant les jours qui ont précédé ce lundi, il était
îhé. Où était cette clef?... »
— « Pendue à sa chaîne de montre, dans le tiroir de sa table
uit. »
— « N'a-t-on pas pu entrer, pendant qu'il sommeillait, par
Qple, et que vous n'étiez pas là?... »
— « Un des autres domestiques, peut-être. J'en réponds
me de moi-même. C'était moi qui les choisissais. »
— « Mais le médecin? » demanda Landri.
— « M. le docteur Chaffin? » dit le maître d'hôtel... « Évi-
ment... Je ne croirais pourtant pas cela de lui, » ajouta-t-il,
)S quelques secondes de réflexion. « Oh! si c'était son
!... »
— « Son père?... » répéta Landri. « Voyons, dites toute
e idée. »
— « Je n'ai pas d'idée, » répéta Joseph, « sinon que je sais
Monsieur se défiait beaucoup de lui. »
— <( Et il n'est pas venu pendant la maladie?... »
— « Si... Je me rappelle, maintenant. Le samedi... Mais il
pas vu Monsieur, auprès de qui j'étais. Il m'a fait demander,
r avoir des nouvelles fraîches à porter à M. le marquis. »
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l'émigré. 37
Ainsi l'image de Ghaffin se trouvait de nouveau associée dans
la pensée de Landri aux scènes mystérieuses qui avaient dû se
jouer autour de ce lit de mort. Ghaffin avait erré autour de celte
chambre d'agonie dans les dernières heures. Ghaffin était venu dans
Tappartement. Une fois^ disait le domestique. Qu'en savait-il?
Lui-même avait beau prodiguer son dévouement le plusasàidu au
malade, il s'était absenté. Que Ghaffin, averti de cette absence, eût
profité de ces instans-là, qu'il fût entré dans la chambre avec la
complicité du médecin, il le pouvait. Qu'en ce moment-là, le
malade eût dormi, la morphine aidant, et le vol des lettres
s'expliquait... Le jeune homme n'avait pas quitté Joseph depuis
dix minutes que cette construction s'était dressée déjà dans son
esprit. Elle reposait sur une série de suppositions presque fan-
tastiques : — que Ghaffin connût l'existence des lettres de M""* de
Glaviers, — qu'il sût où Jaubourg les tenait serrées, — que Pierre
Ghaffin fût de connivence avec son père, — que le coffre-fort n'eût
pas une serrure à combinaisons. Mais rien ne paraissait plus fan-
tastique à Landri depuis la terrible scène où il avait appris la vé-
rité de sa naissance. Quand tout ce qui faisait certitude et comme
assise en nous : tendre piété pour une mère, amour respectueux
pour un père, fierté de notre famille, affirmation de notre rang
social, s'est écroulé d'un coup, aucune annonce d'événement ne
nous étonne. Les plus extraordinaires nous ^paraissent simples.
Pas une de ces difficultés n'arrêtait Landri. Ge qu'il ne voyait
pas, c'était l'intérêt de Ghaffin à ce vol et à la dénonciation qui
avait suivi. Du moment que son ancien précepteur avait pu
commettre des malversations dans la gérance de la fortune d'un
homme tel que le marquis, il le jugeait un scélérat et capable
des pires vilenies. Il se souvenait de la démarche tentée lors de
son dernier séjour à Grandchamp, et il la traduisait dans un de
ses hideux motifs : précipiter un désastre à la faveur duquel ses
gabegies passeraient inaperçues. Tout cela était vrai, mais il se
heurtait à cet autre « fait positif, » que la lettre dénonciatrice, au
témoignage même de M. de Glaviers, avait été envoyée bien avant
que l'administrateur infidèle ne fût congédié. Ghaffin n'avait donc
pas pu céder, en l'envoyant, à un mouvement de vengeance. On
n'agit pourtant pas sans motif, surtout quand l'action doit avoir
ir inévitable conséquence la ruine totale de deux existences.
^^fin n'avait eu aucun motif, à ce moment-là, pour commettre
j inutile et féroce infamie. Non. Il fallait chercher ailleurs.
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38 REVUE DBS DEUX MONDES.
— « Aucun motif? » se demandait le jeune homme, quelques
jours plus tard. Il s'était épuisé en hypothèses et en démarches,
toutes plus vaines les unes que les autres, jusqu'à se donner la
peine de retrouver et de voir personnellement tous les domes-
tiques qui avaient été, sous Joseph, au service de Jauboui^, et
il en revenait k l'hypothèse vers laquelle, et malgré toutes les
objections, l'attirait un invincible instinct: « Mais j'ignore tout
de cet homme, que je croyais connaître et sur qui je m'abusais
tant. Je ne sais même pas pour quelle raison il a été chassé.
Auprès de qui puis-je me renseigner? Auprès de Métivier, tout
simplement. J'aurai d'ailleurs besoin de lui pour mon mariage... »
Ils en avaient débattu la date, Valentine et lui, dans la journée.
Fidèles à leur pacte de silence, ni l'un ni l'autre n'avait parlé de
M. de Claviers. Lui, continuait k ne pas expliquer pourquoi il
tardait à faire les sommations qui h&teraient le moment désiré
de leur union, et elle continuait à ne pas l'interroger. Il prévoyait
pourtant, à des signes évidens : regards, accent, gestes, que
rhérolque marquis lui-même ne supporterait plus longtemps
leurs trop douloureux rapports, et il commençait de préciser^
avec la chère compagne de sa vie à venir les détails de leurs
projets. Elle se montrait, dans ces discussions, pareille à ce
qu'il l'avait toujours connue, si finement judicieuse et si forte
d'âme. L'idée d'une retraite dans une grande terre se transformait
de plus en plus dans le rêve de l'exploitation d'un « ranch » dans
l'Ouest du Canada, l'Ontario ou le Manitoba. De grands déplace-
mens de fonds allaient être nécessaires. L'entrée en matière était
donc toute trouvée pour la visite à Métivier. L'appréhension d'une
perspicacité 'est si cruelle dans certaines crises que Landri alla
plusieurs fois jusqu'à la place de la Madeleine sans pouvoir
prendre sur lui de monter à l'étude. Il finit, comme il arrive
sans x^esse aux Imaginatifs trop sensibles, par triompher de
cette impression, pour constater qu'elle avait été toute sub-
jective. Métivier Taccueillit avec la simplicité d'un notaire
chargé de besogne, et pour qui, penser à son client, c'est pen-
ser à des actes et à des chiffres. De la tragédie familiale où som-
braient les Claviers-Grandchamp, il ne soupçonnait rien. En
revanche, il avait très sagacement démêlé tous les fils de la
conspiration ourdie par Chaffin et ses complices, et quand
après avoir parlé de quelques formalités indispensables au rè-
glement définitif de sa fortune maternelle, afin de justifier se
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l'émigré. 39
visite, Landri eut abordé le sujet de sod ancien précepteur :
— « Ce qu'il a fait? » s'écria Métivier, « mais c'est bien simple.
Il s'est entendu avec les gens à qui monsieur votre père emprun-
tait de l'argent, de façon à avoir son tant pour cent sur leurs
bénéfices... J'attends justement ce matin Altona. S'il pouvait
venir pendant que vous êtes ici, vous verriez un magnifique
type de l'usurier d'aujourd'hui. C'est le marchand de curio-
sités qui vous vend un portrait de Vélazquez, une armoire de
Boule, un buste de Houdon, cent mille francs, deux cent mille,
et qui vous 1^ reprend pour cinquante ou soixante. Le piquant,
c'est que le* Vélazquez, le Boule et le Houdon sont authen-
tiques, et qu'en les gardant, le client ne ferait pas une mauvaise
affaire. Gela permet au sieur Altona de se donner comme un
collectionneur, un dilettante, un amateur d'art I... Ce personnage
et sa bande ont su les embarras de M. le marquis de Claviersu
J'y suis pour quelque chose. J'avais indiqué à monsieur votre
père un certain Gruet que je croyais sûr, et il était de mèche
avec eux I Ils savaient aussi ce que valaient les trésors de Grand-
champ. Vous voyez d'ici le coup. Il est classique : acculer le
marquis à la vente en centralisant les dettes. Chaffin devait avoir
sa commission, trente mille, quarante mille, plus peut-être... Il
s'est chargé d'offrir à M. de Claviers quatre millions, au nom
d'Altona, pour un lot catalogué dans les notes de vôtre livre de
famille ! Il a eu cette audace... Et M. le marquis est si bon qu'il
m'expliquait cela : — Il a cru me rendre service, me disait-il.
Heureusement nous avons pu l'éclairer, en découvrant les traces
d'une plus vulgaire friponnerie : des notes réglées deux fois^ par
exemple, une fois au fournisseur, et une fois, à qui ? A Mons
Chaffin... M. de Claviers l'a exécuté. Quand je vous ai écrit
qu'il avait été dur, Cauvet, Havocat que je vous ai donné, n'en
avait encore trouvé qu'une, de ces notes. Je me disais qu'il y
avait une chance pour une erreur. On a beau être notaire. On a
de la peine à croire à certaines comédies, et ce Chaffin m'en
avait joué une, quand je l'ai questionné, votre lettre en main. Le
chasser ainsi, c'était s'exposer à n'y pas voir clair dans bien des
choses... Enfin, ça se débrouille... Comme je dis toujours à
n cousin Jacques Molan, l'auteur dramatique, la vraie co-
lle moderne, c'est chez nous qu'elle se joue... »
— « Alors, » interrogea Landri, devant qui Métivier avait
plaisamment rappelé son cousinage à lui, avec un écrivain
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40 . REVUE DES DEUX MONDES.
célèbre, dont il était fier après en avoir été assez honteux, « vous
pensez que Chaffin était intéressé dans le coup Altona?... »
— « Ça ne fait pas doute ! » reprit le notaire. « D'ailleurs, »
un de ses employés venait de frapper à la porte et de lui passer
une carte, « si vous voulez me permettre de le faire entrer, vous
allez voir Altona lui-même. Il est là. Vous vous rendrez compte
de l'individu. Vous Jugerez s*il est possible qu'ayant voulu la fin,
il n ait pas voulu les moyens, tous les moyens, » et faisant avec
ses doigts le geste de compter de la monnaie « y compris... »
Landri n'avait pas besoin de cette rencontre avec Tusurier-
antiquaire, pour savoir à quoi s'en tenir sur la .'nature de la
conspiration ourdie contre les tableaux, les tapisseries et les
meubles du château de Grandchamp. Le souvenir du conseil
soufflé par Chaffin : « Redemandez votre fortune... » aurait
même dû lui suffire, sans cette visite à Métivier, et lui faire com-
prendre que l'envoi de la lettre anonyme par cet homme, pouvait
s'expliquer tout bonnement par un désir de lucre. Au moment
où l'héritage de Jaubourg lui était échu, M. de Claviers était
prisonnier de la dette Altona. Il n'en sortait qu'en vendant tous
les trésors du château. Chaffin avait dû éprouver une déception
proportionnelle au courtage qu'il perdait. Il connaissait le carac-
tère de son maître. Lui révéler la liaison de sa femme avec le
faux ami, c'était lui rendre inacceptable cet argent. Qu'il eût en
main des lettres de M""* de Claviers et tout s'expliquait. Cette
construction était moins chimérique que l'autre, mais sur com-
bien d'hypothèses encore elle reposait ! Pour une minute, elle fit
certitude dans Landri, quitte à s'écrouler, ainsi que s'était écroulée
la première, à l'examen. Cependant, il échangeait un salut avec le
sieur Altona, — comme le notaire avait insolemment appelé le
marchand de bibelots. Il n'y avaft qu'à les voir, tous deux à
côté l'un de l'autre, pour comprendre que, dix ans auparavant,
il l'eût sans doute appelé « mon garçon, » et que, dans dix
autres années, il l'appellerait «M. le baron. » Altona avait une
de ces faces exsangues et fanées une fois pour toutes, qui n'ont
pas d'âge. Il était très noir de poil, avec des moustaches et une
royale taillées de manière à lui donner l'air d'un des portraits
qu'il brocantait. Ses yeux bruns etveloutés, qui faisaient comme
deux taches sur son teint pâle, trahissaient l'origine orientale,
comme aussi le mélange singulier de souplesse et d'arrogance
répandu sur toute sa personne. Un peu trop bien mis. avec trop
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l'émigré. 41
de bijoux, une correction trop soulignée, on comprenait pour-
tant qu'un dernier « coup de fion, » — parlons le langage des
truqueurs à son service, — ferait de lui un simili-grand seigneur
passablement réussi. Par contre, Métivier, ce notaire considé-
rable, si étoffé, si établi, mais lourd, mais épais, rendu apoplec-
tique à cinquante-cinq ans par le métier sédentaire et aussi l'abus
de' la table et du cigare, ne serait jamais qu'un gros bourgeois
français. Le hasard qui les mettait en présence et devant l'béri-
tîer d'un très grand nom à la veille de disparaître, faisait tenir
entre les quatre murs de ce* bureau à cartons verts un saisissant
raccourci d'histoire contemporaine. Maxwell Altona, — quoique
né en Allemagne, il avait ce prénom anglais, — ne paraissait
nullement gêné de se trouver en face d'un fils du débiteur qu'il
avait voulu égorger, et, quand maître Métivier les eut nommés
l'un à l'autre, il dit tranquillement, avec son plus fin regard et
son plus engageant sourire :
— « Je suis d'autant plus content d'avoir l'honneur de vous
être présenté, monsieur le comte, que j'ai suivi avec un bien vif
intérêt votre procès, et que j'ai beaucoup admiré votre geste à
Hugueville... Vous avez pris le congé... » Ici, le métèque se
trahit à ce petit germanisme. On n'est pas parfait. « Vous allez
sans doute vous occuper de votre beau château. J'en connais bien
les merveilles... » Là, une de ces expressions d'une ironie in-
définissable, comme il en flotte sur les obscurs visages de ces
faiseurs internationaux. « Permettez-moi de vous signaler une
occasion peut-être unique. Vous n'avez qu'un des deux Gobelins
de V Ambassade Turque... C'est l'entrée à Paris, en 1721, de
Méhemet effendi, chargé de complimenter le roi sur son avè-
nement... » ajouta-t-il, en s'adressant à Métivier. Puis revenant
à l'acheteur possible : « Je sais où est le second... »
— « Est-il étonnant? » disait le notaire à Landri, en le recon-
duisant. « Une affaire est manqtiée. Vite à une autre. Il vous
dévalisait. Il vous meuble... Ma foi, je vous engage à voir la
tapisserie. Je suis sûr qu'elle est vraie. C'est sa probité, à ce
brigand. Il ne trompe pas sur la marchandise... Et Cauvet ne
touchera pas de commission, lui, je vous le promets. »
Une commission?- Était-il possible que réellement Chaflin
tût pas hésité à commettre le plus effroyable des crimes pri-
% cette dénonciation d'une femme morte à son mari| d'un fils
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REVUE DBS DEUX MONDES.
time à un chef de famille , après tous les bienfaits reçu
par crainte de perdre son « tant pour cent, » comme i
étivier, sur les quatre millions? Était-ce possible? En
'objection, formulée au premier moment par M. de Gla^
tombée : le fait que Tenvoi de la lettre anonyme eût pré
îution de Chaffin, ne prouvait pas que cet homme ne fûl
ible.A ce qu'il le fût, que d'invraisemblances, derechef
rd qu'il eût eu en sa possession ces lettres de M"' de
! Invraisemblance? Oui. Impossibilité? Non. Ici la c
é du fils apparaissait de nouveau comme la condition s
et nécessaire. Toutes ces idées tourbillonnaient dans Vet
indri pendant qu'il remontait de la place de la Madel
la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elles se fixèrent sou
une résolution qui lui fit tourner le dos à son hôtel e
5r vers la place de la Concorde, puis, à travers les Ti
vers la Seine, Ncrtre-Dame et l'île Saint-Louis. Que
l avait suivi ce chemin tout enfant, pour gagner, du 1
nel, le quai de Béthune, où Chaffin avait dès cette épc
ppartement de famille ! Ayant accepté, on se le rappelle
urer chez son élève, il l'emmenait souvent passer queh
18 du dimanche au milieu des siens, entre M*"^ Cha
ille Louise et leur fils Pierre, dans son quatrième étage
n duquel se découvrait l'admirable horizon formé pa
, le chevet de Notre-Dame à droite, en face le dôme
léon et celui du Val-de-Grâce, à gauche les massifs
1 des Plantes et la Salpêtrière. Avec le temps, les Chj
it descendus d'abord au troisième, puis au premier, i
îr la maison que le voisinage de THôtel-Dieu et du q
^atin rendait commode à l'étudiant en médecine. Lo
5tait pas mariée, et M"" Chaffin vivait encore. Ces soi
l'une existence si correcte en apparence protestaient <
ur de l'ancien élève contre l'outrageante démarche qu'i
rait à faire. Il allait interroger Pierre Chaffin. Mais qi
îrtueux habitant d'une vieille maison d'un quai patria
bien barboté dans la fortune de son maître. N'y ei
e chance sur mille, sur dix mille, pour qu'il eût voh
î les lettres de M°*' de Claviers, grâce à la connivence
Is Pierre, c'en était assez pour que Landri essayât, coûte
, de le savoir :
■ « Qu'est-ce que je risque? » se disait-il le long d(
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L*fiMlQRÉ. 4S
route, (c Je lui demande si, à sa connaissance, personne n'est
entré flans la chambre à coucher du malade que lui et les
domestiques. Si personne n'y est entré, il me répond non, tout
simplement. Si quelqu'un y est entré et que ce soit son père, il se
trouble. Ne fût-ce que l'éclair d'une seconde, je le verrai bien.
Ce sera un' indice certain, cela. J'agirai, alors... »
Gomment? Par quels procédés? Il ne le savait pas. Il savait
6Q revanche qu'il marchait au-devant d'une autre épreuve, où se
renouvellerait tout le chagrin de ces dernières semaines, en
revoyant le médecin pour la première fois depuis ce funeste
mardi. II se rappelait la physionomie préoccupée que Pierre
avait eue, au sortir de la chambre du délirant, et l'insistance
avec laquelle il avait répété: « C'est bien de la folie... » Mais
quoi encore? Ik risquaient toujours de se rencontrer, et si Lan-
dri voulait vraiment rester fidèle au pacte conclu avec M. de
Claviers et défendre la mémoire de sa mère, même coupable,
contre ce témoin de l'agonie de Jaubourg, mieux valait le revoir
plus tôt et se comporter vis-à-vis de lui comme si le mourant
avait en effet tenu des discours de fou, qui ne comptaient pas.
n y avait bien une difficulté d'un autre ordre. Pierre était le
fils d'un homme congédié par le marquis pour indélicatesse.
Soit. Mais Landri ne lui faisait pas une visite personnelle. Il
venait demander un renseignement à un médecin qui avait été
payé par M. de Claviers, puisque le légataire universel de Jau-
bourg avait dû acquitter toutes les dettes de la succession, y
incluse la note des frais occasionnés par la dernière maladie.
D'ailleurs, si Pierre n'était pas le complice de Chafûn, il ne
sax'ait certainement pas le vrai motif du renvoi de son père.
Celui-ci ne l'avait pas dit. Dans ce cas, la démarche de Landri
n*avait lien qui pût étonner le docteur. Dans le cas contraire,
pourquoi ménager une couple de brigands?
Toutes les douleurs ont leur égoYsme. Il y avait une autre
hypothèse que le fils de M"* de Claviers n'envisageait pas :.peut-
6tre Pierre Chaffin traversait-il depuis le renvoi de son père une
crise toute semblable à. celle dont son camarade d'enfance subis-
t les affres ? Entre l'ignorance et la complicité, il y a place
ir le doute. Disons-le tout de suite : c'était le cas du médecin
inqxiiétait jusqu'à l'épouvante le visible changement observé
t son père ce dernier mois. Une après-midi de novembre*
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44 REVUE DES DEUX MONDES.
Chaffin était rentré bouleversé. Il avait raconté que le marquis
le prenait pour la victime expiatoire de ses folies. Il avait flétri
l'ingratitude de ce grand seigneur au service duquel s'était usée
son existence, protesté qu'il n'accepterait rien, pas même la
moindre pension, de cet homme-là, défendu que l'on pronom^t
son nom devant lui. Depuis lors, il dépérissait dans une mé-
lancolie dont les véritables causes étaient, d'une part, la terreur
que son fils n'apprit la raison réelle de sa disgrâce, d'autre part,
le plus violent, le plus invincible des remords. L'instinct de
Landri avait deviné juste. C'était lui le dénonciateur anonyme.
Exaspéré par l'écroulement subit de ses espérances, cette perte
d'un courtage qui achevait sa fortune, et persuadé en effet
qu'aussitôt averti, M. de Claviers renoncerait à la succession
Jaubourg, Chaffin était allé chez Altona lui mettre le marché à la
main, et lui demander, non plus un, mais deux pour cent des
quatre millions offerts pour le lot des objets d'art de Grandchamp.
Il s'engageait, moyennant cette somme, à faire rouvrir par le
marquis les négociations de veate, interrompues net par l'hé-
ritage. Altona avait accepté. Chaffm gardait à part lui une lettre
de M"* de Claviers à Jaubourg. Il l'avait ouverte, étant seule-
ment précepteur, il y avait tantôt dix-huit ans. L'ayant trouvée
daps un courrier préparé sur une table, il avait cédé à une
curiosité passionnée de connaître les vrais rapports de l'ami de
la maison avec la marquise. C'était le moment où commençait
en lui le travail de corruption signalé déjà. Peut-être la dé-
couverte de cet adultère de la mère de son élève avait-elle été
le ferment le plus virulent de cette déchéance morale. Il ne
s'était pas servi de ce papier, comme il aurait pu faire,, pour
exercer un fastueux chantage. Il n'était pas mûr pour cette in-
famie. Pourtant il n'avait pas détruit ce document, par cette
espèce de vague attente qui est, dans certaines natures, régu-
lières en fait, et foncièrement gâtées, comme là gestation du
crime. Il l'avait même complété, en y joignant, — ; c'étaient les
« autres pièces, » — trois billets de Jaubourg, dérobés, ceux-
là, dans le secrétaire de la mère de Landri. Les deux amans
s'étaient, à l'époque, aperçus avec terreur de la disparition de la
lettre de M"* de Claviers. Ils avaient fait, chacun de leur côt^
une enquête discrète, et, rien ne se produisant, ils avaient attri
hué la chose à une irrégularité de la poste. La marquise n'avai
pas remarqué le second vol, qui l'eût mise sur la voie. Jaubourj
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l'émigré. 45
[jours soupçonné Chaffin. C'était le sens du : « Qui
loncé à son lit de mort avec tant d'angoisse. Voilà
tait en eCTet Tancien précepteur : un malfaiteur
manquait qu'une occasion trop tentante. L'appât des
mille francs avait été cette occasion. Il avait-com-
^e anonyme, lui-même, sur sa machine à écrire. Il
ous enveloppe, avec l'autre lettre, la révélatrice, et
it au marquis. Mais si un implacable désir de gain,
cruelle et basse envie contre le grand seigneur,
\ dans une heure d'égarement à cette ignoble action,
3a conscience d'autrefois, celle du petit donneur de
tus bourgeoises, s'était remise à parler. Il ne pou-
sser cette obsession : le visage de M. de Claviers tel
apparu durant les quinze jours qui avaient séparé
t son renvoi, si ravagé, si consumé de chagrin!
ui faisait peur, d'autant plus que le résultat pour-
quel prix! — n'était pas atteint. Contre son
arquis continuait de régler ses dettes. Tableaux,
itures, restaient à Grandchamp. Les quatre-vingt
promis par Âltona ne seraient jamais touchés. Il
Lucoup de scélérats qui pratiquent, devant un forfait
ranquille philosophie de l'assassin de la légende,
) pièce d'un sou dans la poche de la victime et di-
comme ça, ça fait cinq francs I » La totale inutilité
rière vilenie ne permettait même pas à Chafûn le
issement que lui eût donné la possession de cette
e qui, ajoutée au magot déjà amassé, lui aurait fait
Dgtaine de mille livres de rente. Tourmenté par
1 commençait de présenter les symptômes de cette
jrchose aiguë que crée, dans un homme d'une cer-
ion, le regret constant et lancinant d'une faute irré-
ivait cessé de pouvoir manger, de pouvoir dormir,
lire, écrire, s'occuper,, rester en place. Cette exci-
it pas échappé au regard du fils. Le docteur s'était
e automatiquement, à observer son père. Il avait
1 que ces phénomènes, si clairs pour un psychiatre,
ent d'aucun désordre physique. La cause en était
e, — le médecin disait toute cérébrale. Presque au-
ent encore, il avait cherché cette cause. Un indice
é son soupçon : il avait cru remarquer une gène
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1
46 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les rapports du professeur Louvet avec lui. En sa qualité
de chef de clinique, il voyait sans cesse le célèbre maître de
THôtel-Dieu. Il lui semblait, depuis^ ces dernières semaines, que
la poignée de main de son maître était, non pas moins cordiale,
mais moins abandonnée, moins familière, enfin qu'il y avait là
« une épine, » — comme ils eussent dit Tun et l'autre dans leur
langage de neurologues, pour parler d'une lésion grossière de
Técorce chez un de leurs malades. — En toute autre circonstance,
Pierre n'eût pas hésité à interroger le professeur. Il ne l'avait
pas fait. Il avait rapproché ces deux symptômes : changement
dans les manières de son maître à son égard, changement
chez son père. Il en avait conclu, toujours automatiquement,
— un métier comme le sien finit par donner une méthode quasi
mécanique, un pas instinctif à Tesprit, — que le môme fait
était à l'origine. Quel fait? La brouille de Chaffin avec M. de
Claviers, cet ancien et très important client de Louvet. Pierre
connaissait bien le marquis, et s'il avait contre lui une antipathie
d'espèce sociale contre une autre espèce, son fond de justice
innée le contraignait d'estimer la qualité d'âme du grand gentil-
homme. Non, le châtelain de Grandchamp, qui faisait des pen-
sions à des trentaines d'anciens domestiques, — voici deux mois
encore l'administrateur s'en lamentait à la table de famille 1 —
ne s'était pas séparé, sans de graves raisons, de quelqu'un qu'il
avait chez lui depuis tant d'années. Quelles raisons? Cette
question poursuivait le médecin depuis plusieurs jours avec
une acuité si grandissante que la pensée lui était venue d'en
avoir la réponse par Landri ! Il en avait été empoché par des
motifs très divers. On se souvient que leurs relations n'avaient
jamais été simples. Il était dur au plébéien de demander à
rhomme titré si son père avait commis des fautes contre l'hon-
neur. Il était pénible aussi au médecin, qui avait surpris dans
le délire d'une agonie le secret d'une naissance criminelle, de pro-
voquer, avec le fils du client, une rencontre sur laquelle pèse-
rait cette impression, d'autant plus que Pierre savait le testa-
ment de Jaubourg, et il faisait à l'enfant de l'adultère le crédit
de penser que l'acceptation de cet héritage par M. de Claviers
lui était un supplice. On imagine maintenant quel saisissement
lui causa, une après-midi, dans la petite pièce^ encombrée de
livres et de brochures, où il travaillait, la remise par la bonne
(Vune carte où il lut : « Comte de Claviers-Grandchamp. » Le
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l'émigré. 47
sort, qui a de ces enseignemens, mettait face à face ces deux
hommes, nés et grandis dans des conditions si différentes, et
qui subissaient, à Tinsu l'un de l'autre, cette même universelle
épreuve de la réversibilité, dont un ancien disait déjà : « Nous
serons punis, ou dans notre personne, ou dans celle de nos des-
cendans, pour les crimes que nous aurons commis dans ce
monde. » C'est le principe, tout ensemble mystique et naturel,
moral et physiologique qui, solidarisant les personnes d'un môme
sang, crée la Famille et la Société. Le premier mouvement de
Pierre, — tant le sentiment de la honte possible de son père lui
était insupportable, — fut de répondre: « Je n'y suis pas; »
le second, de dire : « Faites entrer. » Précisément parce qu'il
ignorait la vraie raison du départ de l'administrateur des
Claviers-Grandchamp, il ne voulait pas paraître redouter une
conversation avec le futur chef de cette maison, et il pensait:
— « Que me veut-il?... Il vient à cause du testament, sans
doute/ Il va me demander de ne pas parler de ce que j'ai pu en-
tendre et comprendre... Ces gens-là ne se rendent pas compte de
ce que c'est que l'honneur médical... D'ailleurs, l'honneur d'un
bourgeois, pour un noble!... Pour un noble? » — il éclata d'un
mauvais rire, — « et pour un officier, avec les idées qu'a cet in-
compétent, et qu'il vient de montrer dans cette stupide histoire
d'inventaire ! »
Comme on voit, sa mauvaise humeur habituelle était déjà
revenue à ce singulier garçon que la vie avjiit toujours pris à
rebrousse-cœur, si l'on peut dire, à cause de sa position fausse,
en marge d'un monde où il n'avait jamais eu de place définie. Le
résultat fut qu'en entrant dans cette petite chambre dont l'aspect
révélait une ferveur professionnelle et intellectuelle, Landri de
Claviers rencontra, derrière les lunettes cerclées d'or du jeune
savant, ce regard armé, qu'il lui avait toujours connu. Avec sa
barbe rousse et la brutalité de ses traits, comme taillés à la
serpe, qui lui donnaient un type tartare, le fils Cnaffin avait
réellement l'air, à cette minute, d'un très mauvais homme. Cette
sensation devait donner et donna à Landri une sécheresse, presque
une âpreté dans ses premières paroles, qui allaient tout de suite
♦ransformer cette conversation en un bref et furieux duel :
— « Je ne vous retiendrai pas longtemps, )> commença- t-il,
près qu'ils eurent échangé quelques mots de politesse. A cause
.e leur ancienne camaraderie et de la différence entre leurs condi-
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48 RE^TJE DES DEUX MONDES.
lions, ils ne savaient jamais comment s'appeler. Ils ne se disaient
ni monsieur ni leur nom tout court. « Je suis venu faire auprès
de vous une démarche délicate, très délicate... Mais ce n'est
pas à rhomme que je viens poser une question. C'est au docteur
qui a soigné M. Jaubourg. » Il eut la force de prononcer ces
deux syllabes, sans cesser de fixer les yeux sur l'autre, qui, lui,
ne put retenir un plissement de ses sourcils broussailleux et
une crispation de ses lèATes, pour répondre :
— «.Je suis à votre disposition, dans la mesure où cette
demande ne contrariera pas mon devoir de médecin... Nous en
avons un, de silence absolu, dont vous autres, vous ne vous
doutez point, » continua-t-il, avec une amertume singulière!^ :
« Nec visdy nec audita^ nec intellecta (1), c'est la vieille formule
du serment hippocra tique. Elle est toujours vraie. »
— « Il s'agit de quelque chose de très simple, » dit Landrî.
« Vous n'ignorez pas que M. de Claviers est l'héritier de M. Jau-
bourg. Nous avons acquis la preuve que des papiers très împor-
tans ont été enlevés chez celui-ci, dans les derniers jours de sfi
maladie. Hé bienl je voudrais avoir de vous votre parole... »
— « Que je ne les ai pas pris... » interrompit vivement le
médecin. <( Ne me dites pas que vous êtes vepu me demander
cela, » continua-t>-il avec un sursaut de colère, « je ne vous le
permettrais pas... »
— « Vous auriez pu me laisser finir ma phrase, » répondit
Landri, plus calme, mais à peine. Ignorant absolument de quelle
tragédie intérieure, et si analogue, hélas! à la sienne, Pierre
Chaffin était la victime, cet emportement devant la seule idée
d'un soupçon d'improbité lui était inexplicable. Il n'avait rien
dit qui le justifiât, et, rendu si sensible lui-même par tant de
souffrances, il ne pouvait pas supporter une réponse faite sur un
tel ton... (( Je la reprends, celte phrase. Je voudrais avoir de vous
votre parole, non point que vous n'avez pas pris ces papiers, mais,
tout bonnement, que personne, à votre connaissance, n'est entré
dans la chambre de M. Jaubourg pendant sa maladie, en dehors
des gens de service, du professeur Louvet et de vous, bien en-
tendu. Il me semble qu'il n'y a rien là qui puisse provoquer de
votre part une susceptibilité. Il s agit d'empêcher des soupçons
de s'égarer. Vous devriez être le premier à le désirer... »
(1) « Un médecin ne doit dire ni ce qu'il a vu, ni ce qu'il a entendu, ni ce qu'i
a compris. »
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l'émigré. 49
Je n'ai pas à répondre à une question de ce genre... » dit
Il ne voyait pas trop où voulait en venir son înterlo-
G'était vrai qu'il n'aurait pas eu le droit de s'offenser de
mande, si elle n'avait pas été formulée dans des termes
pérativement inquisiteurs.- La conclusion surtout l'avait
Mais comme Landri avait^ affecté de parler d'un accent
tenu, presque cérémonieux dans sa sécheresse, il voulait
à cette froideur une froideur égale. Il eût été humilié
lontrer moins maître de ses nerfs que le jeune noble,
)oli aussi, et il ajouta : « Je n'admets pas que le rôle
idecin soit d'exercer une surveillance autre que profes-
e;; J'ose affirmer que j'ai soigné M. Jaubourg de mon
et c'est tout ce dont ses héritiers avaient le droit de
)r à mon sujet. »
il ne s'agit pas de surveillance, » répliqua Landri.
me forcez, malgré moi, h préciser mes questions. C'est
ute. N'avez-vous introduit aucune personne étrangère
chambre du malade ? Car enfin, vous avez reçu des vi-
le sais par Joseph. »
Moi? » fit le médecin. « Aucune, excepté celle de mon
> Il n'eut pas plutôt prononcé cette parole qu'il jeta le
. » d'un homme qui soudain comprend. Il resta une mi-
encieux. Puis se dominant: « Hé bien! » reprit-il en
t son buste, et s'approchant de l'autre, la face con-
la voix haletante : « Je vais vous contenter. Je vous
na parole d'honneur que je n'ai introduit personne dans
ibre de M. Jaubourg, vous entendez : ma parole d'hon-
c'estcelle d'un honnête homme, entendez-vous encore...
me donne le droit de vous poser une question, à mon
'ous avez beau vous appeler M, le comte de Clavîers-
lampet moi Pierre Chaffin, simplement, nous ne sommes
as l'ancien régime, et je ne sache pas que vous ayez le
e de venir ici, de votre autorité privée, m'interroger
un juge d'instruction. Vous m'avez dit qu'on avait volé
iers chez M. Jaubourg et vous m'avez demandé si la
e que j'avais reçue en visite n'était pas entrée dans la
5 où ces papiers volés se trouvaient. C'était dire que vous
iniez cette personne de les avoir volés, et cette personne,
ion père. Ma question à moi est celle-ci : Oui ou non,
inez-yous mon père?... »
Il zzxa, — iwn. 4
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KO REVUE DE» DEUX MONDES.
— « Je vous dirai, comme vous tout à l'heure, cpie je n*ai pî
à répondre, n'ayant nommé personne...» répliqua* Landri. Se
irritation tombait devant une évidence : il avait devant lui en eff(
un très honnête homme. Il Pavait senti à Ténergie avec laquell
Pierre avait affirmé son honneur, à la révolte de tout son ôtr<
à ce cri surtout de surprise indignée. Et voici qu'une étrange i
triste sympathie s'émouvait dans son cœur. L'accent dont le fi
venait de parler de son père avait retenti en lui profondémen
C'avait été comme un écho soudain de sa plainte intérieure,
allait constater avec épouvante que, venu ici pour vérifier u
soupçon, sa visite en éveillait un autre, non pas en lui, maisdai
la personne môme sur laquelle il avait compté pour Jécouvr
la vérité, et déjà il n'était plus à sa portée d'empêcher cet éveî
— « Ne pas répondre, c'est répondre, » dit Pierre Chaffii
« Ainsi, il manque des papiers chez M. Jaubourg, des valeui
sans doute, et vous, et M. de Claviers, j'imagine, avec vous, acci
sezmon père du vol!... »
— « U ne manque aucune valeur chez M. Jaubourg, répond
Landri, et encore une fois nous n'accusons personne. »
— (< Si ce ne sont pas des valeurs qui ont disparu, ce sont d(
lettres, » reprit le médecin. « Et pourquoi vole-t-on des lettres
Pour les revendre, en menaçant de les rendre publiques, poi
du chantage... » Ses habitudes d'induction fonctionnaient c
nouveau, et, dans cet instant de suprême angoisse, il utilisait <
qu'il savait pour de\âner le reste. Des lettres avaient été volée
Quelles lettres? Celles qui avaient trait à la naissance de Tei
faut de Jaubourg et de M"* de Claviers. On craignait un chai
tage. Quel chantage? Celui que permettait le testament. Et toi
haut, d'interrogé devenant un interrogateur, un suppliant plutô
tant il frémissait d'anxiété en adressant cet appel à son compi
gnon d'enfance : « Je vous ai donné ma parole tout à l'heure...
dit-il, « donnez-moi la vôtre, vous aussi, que vous n'avez p;
cru que mon père fût capable de cela?... Vous ne me réponde
pas. Alors, c'est que vous l'avez cru... Vous et M. de Claviei
cependant, vous n'êtes pas de méchantes gens... Vous avez ci
cela? Pourquoi? 11 faut que je le sache. Il "faut que je sacl
tout, tout, tout, et d'abord la vraie cause pour laquelle mo
père et M. de Claviers se sont séparés... Je suis un homm<
Landri, et je m'adresse à un autre homme. Cette raison, quel
a-t-elle été? Dites-la-moi... »
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l'émigré. 81
Vous savez bien que je n'étais pas là, » répondit Landri.
li rien su de positif. »
i Oui ou non, avez-vous entendu parler d'indélicatesse î »
: J'ai entendu parler de désordre, » dit Landri. « Mais ce
vous donne ma parole, c'est que cette affaire des papiéurs
ourg, sur laquelle J'ai voulu avoir votre témoignage, n'a
commun avec les motifs qui ont pu décider M. de Gla-
se priver des services de M. Chaffin... »
i rendait trop compte, en prononçant cette phrase sans
>ii, que la soif de savoir dont l'autre était dévoré demaû-
B réponse bien différente. Cette réponse, il ne pouvait la
ni dans un sens ni dans un autre. Il avait trop souffert
appris la faute dé sa mère pour que sa bouche pût arti-
s mots qui apprendraient à un fils le crime de son père*
ler les dénégations, Thonneur ne le lui permettait pas, et
rs, à quoi bon? En faisant sa démarche, il n'avait pas pu
qu'un état de trouble existait antérieurement chez Pierre,
it de suite avait donné à cette démarche une signification
lire. Cette issue absolument inattendue de cet entretien
ait éprouver cette impression d'un destin inévitable,
ie bien souvent, depuis sa visite au lit de mort de son
re, et il en demeurait comme paralysé. Cette impression
ie partagée par le médecin, ou bien le malheureux avait-
r d'en apprendre davantage? La fin de non recevoir
i par son interlocuteur à une question si cruellement nette
it l'avoir, lui aussi, accablé. Il n'interrogeait plus. Après
»s instans d'un bien pénible sile&ce, Landri se leva.
n'essaya pas de le retenir, et les deux jeunes gens se
eut en se touchant la main, sans oser presque sô regarder,
ème impression de la Nécessité, d'une trame d'événemens
ar une volonté plus forte que la sienne, poursuivit Landri
toute cette soirée, qu'il put passer seul, par bonheur, M. de
s étant allé à Grandchamp. Il la retrouva, cette impression,
il, toujours poursuivi par l'image de ce jeune homme, avec
1 avait joué tout enfant, et qu'il revoyait, comme il l'avait
mmobile et pâle sous l'étreinte de cette affreuse idée :
ire est un voleur. De même qu'à Saint-Mihiel, il s'était
Si pourtant le train de Clermont était arrivé en retard ! »
sait à présent : « Si Louvet ne l'avait pas placé rue de
10 pour lui être utile 1... — Si son père n'était pas venu
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REVUE DES DEUX MONDES.
en passant peut-être, et par hasard!,.. » Mais 3
[ans le monde? La petitesse des incidens qui a'
, dans le cas de Pierre, comme dans le sie
épreuve confondait Landri d'autant plus (j
était méritée, par qui ? Par ceux dont ils étaiei
1 commun désastre où le ûls de Tadministratei
e, le fils de la femme infidèle, se trouvaient en
[u'à la terreur, quand, vers neuf heures et d(
|ue lui remit une lettre dont l'écriture seule J
1 se préparait à se rendre chez Joseph de m
ange d'hypothèse depuis cette visite quai de
it causer avec le domestique sur les membi
[ui fréquentaient particulièrement Jaubourg, e;
lu mot de M. de Claviers : « Ça sent le club.,.
it complètement renoncé à incriminer Chaffin.
Elit de Chaffin ! Le cœur du jeune homme battit
veloppe, et plus encore en lisant ces lignes :
eux maître vous èupplie, au nom du passé,
3ut de suite. 11 a à vous demander un servie
plus que la vie, et il peut vous en rendre un
1 des choses. »
Que l'on fasse entrer M. Chaffin... » dit-il ai
I, et presque dans la môme haleine : « Save
irquis est revenu de Grandchamp?... »
Cette nuit, monsieur le comte, » répondit le doi
s que ce garçon allait chercher l'administra
ur rintroduire, Landri se disait :
Me rendre un service?... Si c'était vraiment Iv
, S'il rapportait les autres lettres?... Si je p<
les lui donner, dès ce matin, dans quelques mil
L seule pensée du regard de M. de Claviers 1
i réchauffait tout le cœur!
Paul Bourget
dernière partie au prochain numéro.)
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[OPE il M Fini DE L'AIËE im
I
LOÛt 1869 l'Empereur était en proie à une crise aiguë de
dadie que, pour le public, on appelait douleurs rhuma-
;, et sur laquelle les spécialistes discutaient sans décou-
Dser découvrir son véritable nom : la pierre (1). Plusieurs
is furent appelés auprès de lui. Quelque soin qu'on prît
pas alarmer l'opinion, on n'y réussit pas, et l'émotion
tde, non seulement en France, mais en Europe. On cal-
iixieusement les conséquences que produirait, dans la
e générale, la disparition subite de celui qui en avait été
emps l'arbitre, en ce moment surtout où, l'Empire auto-
iboli, l'Empire libéral était encore en formation,
plus fort de la crise, Prim vint à. Paris, accompagné de
ministre des Affaires étrangères. L'Empereur cependant
Lt ainsi qu'Olozaga, qui ne les quittait pas plus que son
Napoléon III ne put, comme on pense, traiter à fond les
; il n'entra dans le détail d'aucune des candidatures au
tiet de Cbasseloup-^anbat, 11 août : « L'Empereur est souffrant, préside
quelques minutes et se retire. » — 18 août : « L'Empereur est souffrant. »
t : « L'Empereur est souffrant. » — 25 août : « L'Empereur souffrant
éanmoins. » — 28 août : « L'Empereur souffrant. « — l*r septembre :
— 4 septembre : « L'Empereur toujours souffrant. » — Mérimée à Pa-
['ai déjeuné à Saint-Cloud. Le maître de la maison était encore souffrant,
une excommunication de N.-S.-P. le Pape? » (26 août 1869.) — « La santé
nreur donne beaucoup d'inquiétudes. Si j'en crois les gens les mieux in«
Bis que Nélaton et le général Fleury, il n'y a rien de dangereux..., il a^de
temps des douleurs de vessie, mais il suffit qu'il soit souffrant, pour que
I imaginations se représentent ce qui pourrait arriver s'il était mort. »
bre 1869.)
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64 REVUE DES DEUX MONDES.
trône d'Espagne, n'interdisant rien, ne conseillant rien, se con-
tentant de renouveler une fois de plus l'assurance de sa neutra-
lité bienveillante. L'entretien porta surtout sur rinsurrection
menaçante qui venait d'éclater à Cuba et qui préoccupait les
Espagnols autant que le choix d'un roi. Beaucoup d'hommes
politiques espagnols demandaient des sévérités impitoyables;
d'autres jugeaient déraisonnable de s'épuiser en sacrifices
d'hommes et d'argent, pour retenir, attachées à la mère patrte,
des populations ardentes à s'en séparer. Mais, si ce n'est l'Angle-
terre aux Iles Ioniennes et récemment la Suède, quand a-t-on
vu un gouvernement abandonner volontairement sa proie ? Les
Espagnols s'étaient donc décidés à résister à l'insurrection. La
clameur des Etats-Unis protestait contre leurs mesures de
rigueur; l'opinion publique y avait pris à. ce point parti en
faveur des insurgés qu'on supposait le président disposé à leur
accorder la qualité de belligérans. Prim pria l'Empereur d'écar-
ter cette complication et .d'empêcher que le tète-à-tète avec les
Cubains fût interrompu par une intervention étrangère. L'Empe-
reur promit d'employer ses bons offices auprès des États-Unis.
On glosa fort en Espagne sur ce qui s'était dit à Paris. Cas-
telar dénonga la prétention du gouvernement français d'imposer
à la nation espagnole un monarque étranger, accusa Prim det
traîner sa dignité sur le pavé des cours étrangères, de s^ concer-
ter avec Napoléon 111 et de devenir le satellite du césarisme. II
ne dit pas quel était le monarque étranger ; il en eût été fort
embarrassé. Silvela releva cette sortie : « M. Castelar a dit que
la diplomatie espagnole s'était traînée sur le pavé d'une cour
étrangère, et avait eu à souffrir le veto de l'empereur des Fran-
çais, contre le duc de Montpensier, le roi de la classe moyenne,
et un autre, contre l'avènement de la République. Cette accusa-
tion est inexacte. Il est très vrai que je suis allé cet été à
l'étranger pour des motifs de santé, et plût à Dieu que ce tût là
une fiction diplomatique. Me trouvant à la Cour de France,
j'ai vu l'Empereur, comme le ministre de Russie l'avait vu le
jour précédent, et comme celui d'Angleterre le vit après, non
pour me traîner dans les antichambres étrangères, mais pour
remplir un devoir de courtoisie, qui n'est peut-être pas dans les
habitudes républicaines, mais qui est dans les miennes. Dans
cette entrevue^ il n'y a eu de vetOy m contre rien^ ni contre perr
sonne; il n'a été demandé de faveur pour aucun candidat, aucun
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l'europe a la fin de l'année 1860. 55
ropre rCa été prononcé. Loin de là, ce que m'a dit TEm-
j c'est que si kt nation espagnole, un jour, a besoin, dans
le affaire, du secours de la France, il ne lui fera pas
y et qu'il désirait que l'Espagne, arbitre de ses destinées,
t à consolider une grande situation de prospérité et de
iir. » Prim corrobora cette réponse (1).
maréchal Randon, avec une crédulité inexcusable de la
'un ancien ministre, d'un haut dignitaire, a recueilli et
ité dans ses Mémoires (2) une calomnie inventée par la
on acharnée à déshonorer l'Empire, et il a rapporté sans
mer aucune preuve personnelle, sur une rumeur anonyme,
ipoléon m avait dit à Prim : « Pourquoi ne penseriez-vous
prince de Hohenzollern qui est mon parent ? » M'attache*
à rappeler que Napoléon III, en mars 1869, avait mandé
etti pour lui déclarer : « La candidature Montpensier est
lent anti dynastique; elle n'atteint que moi, je puis l'ac-
; celle du prince de Hohenzollern est anlinationale; le
le la supporterait pas, il faut la prévenir (3) ? » Et ce sou-
, moins de six mois après, aurait conseillé d'adopter cette
Ature ! L'évidence ne se démontre pas. La déclaration de
i l'établit : « Aucun nom n'a été prononcé. » Elle est
confirmée par la note que le prince Charles de Roumanie,
i la Weinbourg avec son père et son frère Léopold, a écrite
n Journal à la date du 1 7 septembre : « C'est un secret
de tout le monde que l'empereur Napoléon appuie la can-
re du prince des Asturies. » Si l'Empereur avait recom-
\ à Prim la candidature du prince Léopold, le prince
s ne l'eût pas ignoré.
II
nom de Hohenzollern ne fut donc pas prononcé aux Tuile-
le fut à Vichy où Prim s'était rendu de Paris avec Silvela.
it espagnol de Bismarck, Salazar,était venu les y rejoindre,
lya de gagner Prim à la combinaison que, du Portugal,
il avait conseillée. Il parait bien qu'à ce moment Prim ne
oui ni non, mais simplement: « Allez aux renseignemens,
ortès, octobre 1869.
. I, p. 306.
'ftijnre libéral^ t. Xî, p. 575.
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56
REVCE DES DEUX M05DES.
et sachez ce que l'on peut attendre des princes de Hohenzollem. »
Il ne donna pas de lettre dïnlroduction, voulant que l'entreprise
ne prît pas un caractère officiel et restât une affaire d'initiative
privée. Salazar partit donc à tout hasard. Il fallait de l'argent
pour entreprendre ce long voyage, et il était dépourvu de toute
fortune : le fonds des reptiles de Bismarck y pourx-ut. Il put se
mettre en route-
La première difficulté était d^aborder les princes. Elle ne
l'embarrassa guère. Il s'adressa au ministre prussien à Munich,
Werthem, qu'il avait connu en Espagne. Ce ministre cependant
n'aurait pas consenti à prendre sur lui d'être son introducteur,
s'il n'y avait été autorisé par Bismarck. Au château de Weîn-
bourg, se trouvaient alors réunis les deux fils du prince Antoine,
Charles, prince de Roumanie et Léopold, prince héréditaire,
avec sa femme, princesse de Portugal. Charles arrivait de Vienne,
DÙ. sa réception par François-Joseph avait justement bien marqué
comment étaient considérés en Europe les membres de sa famille.
« Pour montrer qu'il voit dans le prince le parent de la maison
royale de Prusse, l'Empereur a ceint le grand cordon de Tordre
de l'Aigle noir, ce qu'il fait pour la première fois depuis 1866 (1). »
Werthem demanda et obtint une audience pour Salazar. Le
prince Antoine le reçut d'abord avec son fils Charles sur la
Rhein-Promenade. Salazar exposa que son peuple avait les yeux
fixés sur le prince de Roumanie et que c'est ce qui lui avait
donné le courage d'entreprendre sa mission difficile. Charles
écarta l'insinuation : « Le sentiment qu'il a de ses devoirs ne lui
permet pas d'échanger la modeste principauté qui lui est échue,
même contre la couronne d'Espagne (2) ! » Le messager se
retourna alors vers Léopold. Il le vit le môme jour avec sa femme.
Ce prince, bien qu'il sentît peu d'inclination à accueillir loffre,
ne la repoussa pas, mais fit dépendre son assentiment de difi^é-
rentes conditions, et avant tout, d'une élection à l'unanimité qui
ne laisserait à combattre aucune candidature opposée; ensuite
l'assurance qu'il ne serait engagé dans aucune combinaison poli-
tique au détriment du Portugal, à cause des liens de parenté
qui l'attachent à la famille royale de ce pays (3).
(1) Mémoires du prince Ch. de Hohenzoîlern, 30 août- Il septembre 1869.
(2) Mémoires du prince Charles de Rounrianie, 7/0 septembre.
(3) Tous les incidens significatifs du complot Hobeotollem sont notés avec uns
précision qui De permet pas le démenti dans un écrit publié en allemand et en
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l'europe a la fin de l'année 1869. 57
conte, d'après un récit verbal de Werthern, que le
âne aurait ajouté : « C'est seulement au cas où le
înt espagnol me convaincrait que l'empereur Napo-
ie roi Guillaume seraient d'accord sur l'accession de
trône, qu'il me serait possible de soumettre laques-
xamen plus approfondi. » Il eût été, en effet, tout
un homme aussi avisé que le prince Antoine eût
tout exame^ de la question à une entente préalable
ef de sa famille, le roi de Prusse, et le voisin de
'empereur des Français. Mais il était inadmissible que
B soumis de la famille royale de Prusse, laissât à un
mt étranger le soin d'intervenir dans une affaire qui
traitée directement par lui seul avec le chef de sa
te condition, en réalité, n'a pas été posée, car elle
juée dans le journal du prince Charles où le moindre
portance est noté. Du reste, elle n'aurait eu auc\iu
le, puisque la première condition posée par Léopold
un refus, et que, évidemment, on ne pouvait pro-
prince l'unanimité en face de l'obstination de Mont-
le ses amis. Salazar l'interpréta ainsi et considéra sa
ame ayant échoué. Toutefois, avant de reprendre la
Espagne, il pria le ministre prussien, son introduc-
^er une nouvelle tentative. En effet, le prince Charles
té à Bade dans le voyage qu'il fit à Paris, Werthern
t et insista pour que la maison de HohenzoUern ne
s h une si belle couronne. L'intervention prussienne
paraît ainsi dès les premières démarches en AUe-
ministre de Bismarck se montre Tassocié actif de
icret espagnol.
III
•es le départ de Salazar, le 6 octobre, le prince
t à Paris. L'Empereur, mieux portant, avait pu se
titre de Notes sur la vie du roi Charles de Roumanie. Ces notes d'une
té démentent la plupart des mensonges des historiens allemands,
nos historiens dans leurs récits, plus prussiens que ceux des Alle-
t tenu aucun compte. J'en excepte un homme qui unit, à un noble
}tperspicace intelligence^le baron Jehan de Witte, qui a su, dans un
Quinze ans d'Aû/otre, lire, comprendre et mettre en lumière tous les
contenus dans les intéressantes révélations du prince de Roumanie*
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68 REVUE DBS DEUX MONDES.
montre/ sur les boulevards le 10 septembre et rassurer
nion. Il ijeçut le prince sans retard à Saint-Cloud et rin\
un déjeuner intime auquel Tlmpératrice, en route vers 10
pour présider à l'inauguration du Canal de Suez, n'assistait
Le prince trouva l'Empereur vieilli, soucieux, marchant
peine, se plaignant d'être constamment fatigué, mais tou
bon, bienveillant, confiant, causeur. Il exprima l'immuable
rêt qu'il portait à la Roumanie : il espérait que ce pays res
attaché aux puissances occidentales et il voyait dans la '
du prince la preuve que la Roumanie s'efforçait de conserva
sympathies de la France. Il s'enquit du roi de Prusse; il a
avec plaisir qu'il était toujours aussi dispos et valide; il ra]
l'excellente impression que le roi Guillaume avait laissée à I
s'informa de 1^ reine Augusta, et chargea tout particulière
le prince de dire au Roi « combien ses idées étaient pacifiqi
son désir sincère d'entretenir les meilleures relations av
Prusse. » Le prince instruisit l'Empereur de ses projets de
riage; il lui raconta qu'il allait, à son retour, se renco
avec la princesse de Wied, qu'on disait une personne accon
L'Empereur l'approuva, ajoutant : « Les princesses allemt
sont si bien élevées. »
Dans ces entretiens intimes le prince ne souffla mot de la
didature de son frère en Espagne. L'Empereur me l'a affi
S'il en avait dit quelque chose, le prince, qui venait de qi
l'envoyé espagnol, n'aurait pas manqué d'en faire mention
rapporter à son père les paroles de Napoléon III, puisque 1
lonté du souverain français était un des élémens essentiels
résolution demandée aux Hohenzollern. D'ailleurs, poui
aurait-il sondé les dispositions de l'Empereur? Le premier
d'Antoine de Hohenzollern n'avait-il pas été, à l'annonce
candidature de son fils : « La France ne le supportera pas
Ce fut Silvela qui, à Madrid, jeta la sonde et essaya c
rendre compte de la manière dont le projet prussien i
accueilli à Paris : essai inutile si l'Empereur l'avait conseil
dit dans une conversation privée à Mercier : « Il n'y aurait
ment qu'une combinaison portugaise qui pourrait réussi
quelques personnes songent au prince de Hohenzollern, à <
de ses liens de parenté avec la maison de Bragance. »Mercic
(1) De Mercier» 8 octobre 1869.
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l'europe a la fin de l'année 1869. 59
le demander des instructions à Paris, répondit inconti-
Jn mariage avec une princesse portugaise n'ôte pas son
essentiellement allemand à un prince qui porte le nom
iZoUern; tout le monde verra en lui un Prussien, et ce
r ma part, je puis lui répondre, c'est de l'impression
iiira un pareil caractère, attribué à sa candidature, sur
té de l'opinion publique en France. »
ae pouvait plus prétendre qu'on n'eût pas informé son
ment de l'effet immanquable de la candidature Hohen-
IV
retour en Espagne, Prim s'était trouvé aux prises avec
idature plus turbulente que celle d'aucun prince : la
re de la République. Les républicains, grisés par leurs
», se crurent en état d'enlever le pouvoir de force. Ils
levées d'armes à Barcelone, Saragosse, Valence. Mais,
ne, tant que l'armée ne 9e mêle pas aux insurrections,
t point de chances de succès. Or l'armée et ses chefs
it la République. Serrano, enclin aux condescendances,
t aucune pour elle, Prim n'entendait pas être sup-
r la rue. Des mesures énergiques furent prises; les
constitutionnelles suspendues (5 octobre), l'ordre règ-
lement, limpuissance du parti républicain mise hors
La monarchie resta définitivement dans le fait, comme
t déjà dans le droit, la condition fondamentale de Tordre
la recherche d'un roi redevint la préoccupation in»
suite d'un nouveau refus de Don Fernando, Prim eût
endre, disant que la désignation du Roi ne pressait pas,
i importait, c'était le rétablissement de l'ordre publie
n'en était pas encore là. Les Unionistes plus pressés
; lui forcer la main et l'obliger à choisir un roi sans
ésumant qu'aucune nouvelle candidature ne se produi-
e celle de Montpensier s'imposerait. Un des argumens
candidat était que, nonobstant son indifférence offi-
ilmpereur en éprouverait une vive contrariété et lui
les embarras. « Quelle erreur ! répondaient les Unio-
mpereur réfléchira et se convaincra qu'il n'a qu'à gagner
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EVUE DES DEUX MONDES.
^mbinaison ; ses ennemis sont surtc
gleterre qui n'admettra jamais que le
dans la même famille, ne permettra
Le en Espagne, qu^'un autre d'Orléa]
et emploiera, au profit de l'Empereui
empêcher. » Serrano n'eût pas miei
1er les désirs de ses amis. Mais il eu
« Je voudrais, lui disait Prim, évi
ipensier. Cependant, on ne peut $ong<
n'en veulent pas, parce qu'il est Fri
est Bourbon, marié à une sœur de la
ause des difficultés à prévoir avec la F
)n ou pour une autre, le fait est qu'o
pper à Tobsession des Unionistes et d
crut qu'il fallait chercher de nouvei
é sa déconvenue récente, ne désespér
[ohenzoUern sur leur refus et chaul
1 publia une brochure, où il célébra
es alliancjes du prince Léopold (25 oc
e pouvait avoir d'efficacité qu'avec 1
concours n'eût certainement pas faite
ssement le maréchal Randon, l'Em
idre le prince Léopold allié à sa fl
sachant que l'Empereur ne supporter
imenait ses regards vers l'Italie où
ir la bienveillance impériale. À déf
prince de Garignan, nullement dis[
eut l'idée bizarre de demander à ^
iu, le fils de son frère, le prince Tl
homme âgé de seize ans qui acheva
Les Unionistes se prononcèrent coi
)sait un enfant encore au collège, aie
Ruse suffirait à peine à dominer la situ
. était sa victoire de Lodi ? où son pon
jer sans prestige et à peine sorti du b
>ser à la fière nation espagnole? Pj
cette opposition, les Unionistes du Ci
5 retirèrent (6 novembre 1869). On se
)ns d'amitié, en assurant qu'on ne s'e
> engagemens dont on ne pouvait se
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fROPE A LA FIN DE l'aNNÉE 1869. 61
sa joîo de cette délivrance., Il n'avait plus à
1 résistance de Serrano, et celui-ci, convaincu
•ossibilité de Montpensier, consentit à la ten-
rince Thomaâ.
ant de se lancer à fond , Prim chercha à être
dé rEmpereur. Mercier, avec qui il vivait de
familiarité, interrogea confidentiellement La
Le ministre répondit : « Mon cTlier ami, deux
ur vous remercier de vos lettres, et pour vous
ir, à qui j'ai cru devoir soumettre celle du 6,
5 répéter qu'il est prêt, ainsi qu'il Ta toujours
itre le souverain qui serait légalement élu au
[ que la candidature du duc de Gênes ne peut
i sympathies. Gela ne change rien d'ailleurs
mger à l'altitude de réserve bienveillante que
lent addptée. » Prim, ainsi rassuré, chargea le
ar de suivre la négociation à Florence. Victor-
son consentement de chef dô famille, et s'en-
lui de la Duchesse mère. Le ministre espagnol
)Oser le jeune duc à se soumettre aux ordres
oncle, de son tuteur. Mais sa mère, obsédée
I Maximilien, voyait déjà son fils fusillé ou
e passage en Italie, ne réussit pas à surmonter
mari morganatique de la duchesse, Rapallo,
pour ramener le prince au sentiment ma-
roduisit dans notre ambassade un mouvement
oî à Saint-Pétersbourg du grand écuyer de
inéral Fleury, à la place de Talleyrand,
[Jn ambassadeur n'exerce de l'action à Saint-
il porte Tépaulette et monte à cheval : ainsi
les facilités d'aborder le Tsar et de l'entre-
î motif pour lequel l'Empereur, qui tenait à
i Russie l'influence de la Prusse, avait choisi
son représentant. Fleury soutenait auprès de
lées par le marquis de Montenar.
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REVUE DES DEUX MONDES.
ipereur le mouvement libéral, et les adversaires (
lent poussaient à sa nomination à l'étranger qui
ait d'un adversaire redoutable. Seulement ils eusi
cette ambassade fût une diminution et non un acci
s prétexte de cumul, ils insinuèrent à l'Empe
(voyant en Russie, il devait lui retirer ses fonction
^er. Fleury fit remarquer qu'à l'envoyer ainsi, nn
irder. Il n'aurait de force à Pétersbourg que si, au 1
en disgrâce, il arrivait comme le représentant dii
lel du souverain. « L'empereur de Russie, ajou
it, ne saurait voir avec plaisir qu'on considéra
me un lieu d'exil. » Napoléon comprit, et son ai
serva sa situation auprès de sa personne.
Le fait fit sensation dans les Etats du Sud et i
5se. Précisément, parce que Fleury conservait s^
onnelle à la Cour, on en conclut que son ambai
importance exceptionnelle, et on attendit, à B
ate, à Pétersbourg avec curiosité, ce qu'il allail
Bût été rassuré là et désenchanté ici, si l'on avait
ructions. Elles étaient la reproduction de la polit
le qui maintenait ouvert le casus belli^ sans con
Te, et impliquait une velléité de troubler la pa
mant la volonté de l'affermir. En dehors de l'assi
§néral devait donner au Tsar du désir de resserre
e les deux souverains, elles ne contenaient de pré
t rengaines, devenues fatigantes à force d'être ré
wig et des États du Sud. Le général devait ex
ets qu'on éprouvait à Paris de ce que le Cabinet
écutât pttô le traité de Prague en ce qui concerna
k; il devait au^si représenter combien, dans 1
s^ix, il serait nécessaire de maintenir le statu qm
raité de Prague, en montrant le danger que faisai
3pe l'idée germanique qui devait naturellemen
i sa sphère d'action tous les pays parlant allemanc
rlande jusqu'à l'Alsace.
Jans doute les souffrances des Danois et l'indépei
s du Sud intéressaient le cœur du Tsar. Mais s£
ion était en Orient. Iji était mécontent de \
rante avec laquelle, soutenue par la France, TAut
ait partout l'action de ses agens et semblait 1
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l'europe a la fin db l'année 1869. 63
t lui s'en étaient plaints souvent à Paris. Si donc on
rir à la Russie quelque chose qui lui fût agréable
tristes souvenirs de TExposition de 1867, c'est sur
fallait apporter des satisfactions et des promesses,
it rien de pareil dans les instructions de Fleury,
ient une interrogation à poser sur la manière dont
isageait l'avenir de la Turquie et dont elle voudrait
ouleversement général, les pays de l'Orient fussent
les indiquaient que le moyen de détourner l'Autriche
de la Pologne serait de seconder sa prépondérance
l'Allemagne :« L'Autriche conservant ses provinces
it acquérant de nouveau une influence sur l'AUe-
J, c'est la question de Pologne enterrée. L'Autriche,
refoulée vers l'Orient et embrassant les passions
, c'est la résurrection de l'idée polonaise. » Cest en
perspective qu'on espérait détacher la Russie de
I ambassadeur fut reçu avec un empressement mar-
atement après les premiers complimens, il entama^
Tsar, soit avec Gortchakof, le sujet du Sleswig,
^ personne ne s'en occupait plus. La difficulté portait
Qt sur les engagemens que la Prusse voulait im-
emark, en faveur des Allemands enclavés dans les
ndiqués par lui, et sur la situation des Danois des
nue plus cruelle sous la domination prussienne que
celle des Allemands sous les Danois. « Leur cri de
ivait un journaliste de Copenhague, fait frémir la
ère. N'est-il aucun droit des gens, aucune police en
3 Cabinet de Copenhague s'était montré disposé à
dues garanties au profit des habitans allemands du
, à la condition que la frontière serait déterminée
e conforme aux vœux des populations danoises, et
stituer ainsi le gage d'une réconciliation sérieuse
ï pays limitrophes. Du moment que cette condition
ceptée par le Cabinet de Rerlin, le gouvernement
t pas cru pouvoir maintenir son offre de garanties,
stte déclaration que s'étaient terminés les derniers
1 Fleury, dès sa première audience, demanda cha-
; au Tsar d'exercer une pression de famille sur son
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64 REVUE DES DEUX MONDES.
oncle qui, d'après Bismarck, était le principal obstacle à
tion du traité de Prague. Le Tsar se montra tout disposé
démarche, et promit qu'il allait suivre de très près cetU
et en faire l'oÈjet d'une négociation secrète avec son
bien que les liens de famille ne fussent pas d'un gran<
dans la politique, il plaiderait la cause du père de sa be
Mais il sortit vite de la question et laissa voir que sa pri
préoccupation était TOrient, dont Fieury ne lui disait
critiqua l'Autriche, ne comprenant pas pourquoi Fi
Joseph était allé à Gonstantinople d'où « il reviendn
Oriental que jamais. » Et il ajoutait : « Beust ne sera
qu'un brouillon. »
Alexandre écrivit, en effet, une lettre pressante à soi
et Fieury raconta la démarche à l'ambassadeur prussien
qui, on le suppose, ne garda pas la confidence pour l
courut aussitôt à travers toutes les chancelleries. Les Dai
émurent, demandèrent à être mêlés à la négociation. Bi
interrogea Benedetti, qui, bien aise de ne pas être agi
Fieury, l'adversaire de ses patrons Rouher et La Valette
la démarche « compromettante qui réveillait une q
assoupie, et ne pouvait avoir aucun résultat. » La Ton
vergne, ne se souciant pas de rallumer le feu couvert de
prescrivit à Fieury le calme, la réserve. Quelques jours
le Tsar apprit à notre ambassadeur qu'il avait reçu la i
de son oncle. Elle était évasive : « Je réfléchirai mi
sur l'objet de ces conseils et de ces observations. » Il en
naissait l'importance, mais ne pouvait prendre un pai
nitif. Il fallut donc parler d'un autre sujet. L'occasion i
quait pas. Le Tsar se montrait gracieux et emmenait sa]
Fieury à ses chasses à l'ours, et le faisait voyager
côte dans le traîneau à une place. Plus la facilité de p
cœur ouvert lui était offerte, plus le Tsar s'étonnait qu
ambassadeur en profitât si peu, et ne sût jouer que le r^
diplomate transi. De quoi le général aurait-il parlé?
savait pas à Paris ce qu'on voulait : comment aurait-il pi]
au Tsar? Cependant, un peu aveuglé de ses succès pers
Fieury croyait l'amitié russe regagnée et en persuadait 1
reur. Mais un événement imprévu vint le tirer de sa ce
diplomatique.
A l'anniversaire du centenaire de l'institution de Ton
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L*EUROPE A LA FIN DE l'aNNÉE 1869.
65
litaire de Saint-Georges, le Tsar en conféra la première classe
au roi Guillaume. « Acceptez-la, lui télégraphia-t-il , comme
une nouvelle preuve de l'amitié qui nous unit, amitié fondée
sur les souvenirs de cette année à jamais mémorable^ où nos
armées réunies combattaient pour une cause sainte qui nous
était commune (i). » La distinction accordée au Roi était en
effet unique; personne ne l'avait obtenue; le Tsar lui-môme ne
portait le cordon que comme Grand-Maître héréditaire. Guil-
laume comprit la portée de cette faveur; il en fut « anéanti
de bonheur, » écrivit-il* à son frère, et le marqua dans son télé-
gramme de remerciemens: « Profondément touché, les larmes
aux yeux, je vous remercie d'un honneur auquel je n'osais
m'attendre: mais ce qui me rend doublement heureux, ce sont
les termes dans lesquels vous me l'avez annoncé. J'y vois une
preuve nouvelle de votre amitié et le souvenir de la grande
époque où nos deux armées combattaient pour la même sainte
cause (8 décembre 1869). » Il accompagnait ses remerciemens
de l'envoi de l'ordre pour le Mérite. Les agens russes, effrayés
de l'effet foudroyant de cette démonstration à Paris et dans les
États du Sud, s'efforcèrent d'en amoindrir l'impression. Schou-
valof essaya de rasséréner le pauvre Fleury tout décontenancé :
— L'acte du Tsar avait été spontané ; il n'avait pris lavis de per-
sonne ; il n'avait obéi qu'à l'amour filial qu'il professait pour son
oncle; ce n'était pas un acte politique; le Tsar n'en avait pas
mesuré l'importance; les télégrammes échangés par les souve-
rains et qui évoquaient des souvenirs néfastes pour la France,
étaient une maladresse, non une préméditation. La reine Olga,
de passage à Munich, exprima ses regrets de l'acte et de la lettre
du Tsar; pour l'atténuer, elle l'attribua aux souvenirs de jeu-
nesse de l'empereur Alexandre. Hohenlohe prétendit qu'Alexandre
n'avait eu en vue, en affirmant ses bons rapports avec la Prusse,
que de faire cesser l'animosité de sa famille contre cette puis-
sance (2). Mais toutes ces mauvaises raisons ne réussirent pas à
détruire la portée vraie de la démonstration. Elle signifiait:
« Ne croyez point, parce que Napoléon 111 m'a envoyé un de ses
grands officiers et que je l'ai reçu avec distinction, ne croyez
'^^ que j'aie cessé d'être l'ami fidèle, l'allié constant de mon
^ncle. » Et lui-môme dévoilait son intention véritable à un
âchneideft VSmpei'Sur Guillaume^ t. Il, p. i06.
Oadore, 27 décembre 1869.
ME xixix. — 1907. 5
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66 REVUE DES DEUX MONDES.
ser\Tteur du roi de Prusse, Schneider: « On se donn<
les plus différens, toutes les peines du monde pour
Russie de la Prusse et semer la méfiance, mais tantqu
cela n'arrivera pas. Mes sentimens ne changeront n
Roi, ni envers la Prusse. » Russell raconte que Clare
affirmé que, vers cette époque, « un accord avait été
Russie,, par lequel la Russie devait avoir une armée d(
lisante sur la frontière de la Gallicie polonaise poui
TAu triche d'assister la France dans la guerre immir
Des informations très sûres m'ont amené à croire
rendon et Russell ont donné au mot « accord » le sens
formel libellé par articles, ils se sont trompés. L'accoi
révélait la manifestation de Tordre de S^int-Georges,
blait pas du tout à un acte diplomatique proprement
l'équivalent de ce qu'avaient établi les lettres échan
les empereurs de France et d'Autriche et le roi àlU
gement d honneur entre gentilshommes de s'aider récif,
dans des circonstances qu'on ne pouvait pas préciser i
VI
Les choses n'allaient pas mieux pour nous en Ita
nistère Menabrea avait la vie de plus en plus dîfficib
brèche furieusement par la coalition de la Gauche et
manente piémon taise, déconsidéré, «juoi qu'il ne le mé
par les tripotages qui s'étaient mêlés à son projet d(
régie co-intéressée des tabacs, il avait essayé en vaii
tifier par l'adjonction de Mordini,de Minghetti,de Fei
ce dernier s'étant retiré, du jeune Rubini. Menabrea s\
sensiblement chaque jour, de plus en plus mal déf
plus en plus vigoureusement attaqué.
La crainte d'une crise dynastiqpie retarda un insti
ministérielle. Le Roi fut saisi à SanRossore d'une vio
miliaire. On le crut perdu. Il régla ses affaires en épo
ganatiquement la Rosina, et fit appeler un prêtre. Il
jours eu grand'peur de l'enfer; au moment d'aller i
la tête de son armée, en 1866, il s'était adressé au 1
pour qu'en cas de danger de mort, il pût, sansdifficull
(1) John Russell, Recolleclions and suggestions ^ ch. xiii. Europ
(second édition, London. Longmans Green and C*, 1875).
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l'europe a la fin de l'année i869.
67
5 de la religion, sur quoi le Pape avait aussitôt envoyé
5 évêques des instructions en conséquence. L'arche-
Pise, moins facile, enjoignit, à Tecclésiastique appelé
, d'exiger la rétractation par écrit de tout ce que Tau-
ade avait fait contre la religion, et rengagement, en
Prison, de révoquer les lois contraires aux droits de
e Roi répondit avec fermeté: « Comme chrétien, j'ai
la foi de mes pères et je suis prêt à y mourir; comme
emple de mes ancêtres, j'ai suivi les impulsions de ma
5 pour le bien de mes peuples. » Et, sur Finsistance
il ajouta qu'il écouterait le ministre de la religion avec
L et reconnaissance s'il lui parlait de la mort et de la
ie divine, mais que, s'il entendait l'entretenir ^e poli-
l'adressât au président du Conseil qui était dans la
voisine. Le curé sortit et raconta à Menabroa ce qui
ié ; le général répondit (1 ) qu'il fallait accorder immé-
l'absolution au Roi, sans 'plus insister pour aucune
n, ou bien il y aurait acte de violence envers un souVe-
ant délit, et il allait donner ordre immédiatement aux
j de l'arrêter. La crainte du carabinier décida le curé
le Roi de la crainte de l'enfer. Il entra dans la chambre
absolution.
erture du Parlement (48 novembre), bien que com-
rétabli, le Roi ne vint pas lire lui-même le discours
'onne. Le ministère fut, dès la première séance, mis
té, et son candidat Mari battu par celui des Gauches,
i contre 129). Il donna sa démission (20 novembre),
pt contrarié d'être séparé d'un ministre qui était son
de de camp et dans la confidence de sa politique pér-
imée l'Autriche et la France, peu soucieux d'ailleurs de
^ affaires à Lanza et surtout à Sella, dont les attaques
> l'avaient fort blessé, eût voulu faire un replâtrage
seul. Celui-ci n'y consentit pas et imposa les conditions
ires : il exigea que le Roi renvoyât tous les ministres
un titre quelconque à sa personne, Menabrea, Gual-
bray-Digny, et consentît de sérieuses réductions sur
la marine. Les pourparlers se rompirent; le Roi parla
; Cialdini traversa la scène en matamore grincheux,
, Vittorio Emanuelet p. 499.
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\ KËVUE DE3 DEUX MONDES.
tant des horions à droite et à gauche et n'arr
isultat; Sella, appelé à sa place, ne fut pas plus
[le Lanza. Alors le Roi, après les avoir repouss
!S accepta tous les deux ensemble, et le ministère
résident du Conseil, ministre de l'Intérieur, 1
istre des Affaires étrangères, Visconti-Venosta ;
il Govone; Travaux publics, Gadda; Commerc
astice, Rali; Instruction publique, Corenti; B
3 décembre). Lanza eût voulu s'assurer le c
auche en portant son chef Rattazzi à la pré
hambre, mais Visconli avait fait de Texclusion <
dieux à son parti, la condition de son entrée au
li préféra le député de Ventimiglia, Biancheri,
msé, conciliant, agréable à tous.
Les deux membres principaux du Cabinet, Lai
talent probes, courageux, tenaces, désintéressé
réoccupés du bien public. Ni Tun ni Tautre n'^
u supériorité d'esprit, et ils regardaient toujo
ui, du reste, n'est pas un mal en politique : Sel
lais plus égoïste, et n'ayant pas la même généros
anza. Ils s'accordèrent sur un programme exclui
ier. Les finances, d'expédiens en expédions, marc!
anqueroute; « on sentait, disait Lanza, l'odeur di
e mille pas. » Le déficit de l'année s'élevait à p
ions ; il était urgent d'arrêter cette dégringolad
remier remède serait, selon Lanza, d'examiné
vec la lenta (la loupe) delfavarOy et, selon Se
es économies fijio airossOy ce qui exigeait surtoi
uction des dépenses de la Marine et de la Gu€
0 millions. Ces économies seraient suivies de la
augmentation d'impôts: on irait même, pour é^
oute totale, jusqu'à opérer une banqueroute pa
luant de 1 p. 100 le revenu de la rente par un ii
ait ainsi indirectement une conversion obligatoii
A l'égard de la France, il y avait dans le Cal
ans très distincts. Visconti et son ami le général
3naient encore, quoique avec un certain attiédiss
ition cavourienne de l'amitié avec la France;
(1) Né en 1810, mort en 1882.
(2) Né le 2 juillet 1827, mort le 14 mars 1884.
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l'europe a la fin de l'année 1869. ' 69
itre elle la rancune persistante de la décapitation
nent commun à tous les Piémontais : « Florence !
ait Lànza, quelle page tu te prépares dans This-
! » Sella ajoutait à ce sentiment une admiration
d Prusse, qui se manifestait en antipathie déclarée
ys, bien qu'il y eût étudié dans sa jeunesse. La
iza eût pu fléchir, le cas échéant, par l'évocation
le 1859; l'antipathie de Sella était implacable,
L se transformer en hostilités effectives, et comme,
que fût Lànza, Sella l'était encore davantage, son
lement l'emporterait. Dans un cas grave, nous
urés de l'indifférence au moins,' et probablement
ice du nouveau ministère. L'opinion de la place
parlementaires ne différait guère. Les révolu-
:iniens ou Garibaldiens, et même les députés de
ostilité habituelle avec le Cabinet, n'avaient pas à
itres dispositions. Plusieurs d'entre eux, Mancini
d me l'a raconté, s'étaient rendus à Berlin et
3S relations particulières avec Bismarck. Le Roi
t vraiment favorable, malgré ses coups de langue
nt pas l'Empereur. Il se croyait lié par ses enga-
lur.
ignorait pas cette situation d'esprit et il ne s'en
il en faut croire Hohenlohe à qui il aurait dit :
l'Halie avec la France n'a pour le moment aucune
ens ne marcheraient pas, même si Victor-Emma-
e tout pour de l'argent et des femmes, voulait
ité avec la France. »
VII
s avec l'Angleterre conservaient leur confiante
ne demandait de nous que des sentimens paci-
le elle ne doutait pas de ceux de FEmpereur,
is partout bienveillante et amie. De plus en plus
lée de toute intervention dans les affaires des
îrs, elle ne travaillait à Textërieur qu'à éloi-
1 de conflit. Clarendon pensait qu'on y aurait
ment si l'on obtenait, par un désarmement réci-
pinution des charges militaires. L'arbitre sou-
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(?t1î^
70 REVUE DES DEUX MONDES.
verain n'était ni Bismarck ni Moltke, mais le roi Guill
qui, en fait d'armée, était le maître toujours présent et
jours dominateur. Lui adresser une suggestion de désarme
eût paru à Clarendon presque une irrévérence présomptueu
cependant il tenait à instruire Sa Majesté prussienne du
de son gouvernement. Il recommanda donc à son ambassi
Loftus de se tenir aux aguets et de saisir une occasion
rable d'entrer en conversation à ce sujet avec le Roi, L
avait cru la trouver un jour de juillet de cette année
avait été invité à dîner à Babelsberg en compagnie de Bene
L'inauguration du port de Jahde venait d'avoir lieu récemi
et l'Angleterre s*y était fait représenter par un vaissea
guerre, le Minotanre, Ce soir-là, le Roi, en parfaite santé,
en verve, aimable. Il exprima à Loftus son admiration pc
Minotaure; « c'était le plus beau navire qu'il eût jamais
Loftus crut l'occasion propice d'exécuter les instructioi
son ministre : « Heureusement, dit-il, l'horizon politiqu
dégagé de nuages; il n'y a qu'un danger pour la paix, ce so:
énormes armemens de l'Europe . » Et il lui lut un extrait
'ettre de Clarendon: ce n'était pas seulement une charge L
sur les finances, mais cela privait le pays de beaucoup de tr
Le Roi, toujours aimable, quoique le sujet ne parût pî
plaire, reconnut la vérité de cette observation, mais il ne i
pas comment on changerait cet état de choses. « Enoctobr
nier, répondit Loftus, la France a levé 100000 conscrits, el
lemagne du Nord également. Pourijuoi les deux gouverne
ne s'accorderaient-ils pas à en lever SO ou 60 000? Les pr
tions resteraient toujours les mômes. » Le Roi répliqua q
désirable que cela fût, ce n'était pas possible, parce que
dérangerait tout le système de la Prusse. Loftus observfl
ne s'agirait que d'augmenter les cas d'exemption. Le Roi i
de nouveau, sans entrer en discussion, ce qui, en effet, eût et
ficile, que l'idée était louable, mais irréalisable. Loftus, qv
le Roi n'exprimât aucune mauvaise humeur, crut qu'il n'éta
décent d'insister davantage.
VIII
En Autriche, la situation nous eût été favorable si Beu
été le véritable maître de la politique de l'Empire et s'il e
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l'europe a la fin de l'année 1869. 71
onnage sérieux dont la parole eût quelque valeur. Il
ait, en effet, de multiplier les déclarations amicales à
gard. Il avait dit récemment aux délégations : « En
la France est actuellement pour nous, il faut le recon-
me excellente amie. Ferions-nous bien de nous Taliéner
tous avons besoin d'elle ? Dans le cours de ces dernières
elle nous a donné des preuves répétées de sa sympathie ;
s a secondés en divers lieux et dans plusieurs questions,
'avons pas recherché son concours. Parmi les grands
emens, les bons offices s'offrent et ne se demandent
France, on a maintenant des sympathies sincères pour
peuples de l'Autriche-Hongrie, qu'ils soient Allemands,
; ou Slaves, parce qu'ils appartiennent à l'Autriche.
ihe-Hongrie se trouve dans une importante phase de
ition. Nous ne connaissons pas d'autre politique que de
une chaude poignée de main à ceux qui accompagnent
; sympathies cette transformation : une main froide [ne
rencontrer avec la nôtre. »
suite d'une visite de courtoisie qu'il fit à la reine Au-
Bade, d'une rencontre avec Gortchakof à Ouchy, de la
Kronprinz à Vienne en se rendant à l'inauguration du
I Suez, à laquelle avait répondu la visite d'un archiduc
L, les rapports entre l'Autriche, la Prusse et la Russie
détendus et les récriminations violentes qui s'échan-
lans la presse des trois pays s'étaient arrêtées. Néanmoins^
âfication de procédés ne paraissait pas avoir diminué la
Lion dont la France était i'objetà Vienne. François-Joseph,
Beust, exprima à Constantinople, au déplaisir d'Ignatief
mnement de Bourée, le prix que l'Autriche attachait à
é de ses rapports avec nous et à une entente en tout et
it. Ceci eût-il été parfaitement sérieux, et ce ne l'était,
B certaine mesure, que de la part de François-Joseph,
effective de l'Autriche ne nous était nullement garantie,
iitique de l'empire austro-hongrois dépendait du ministre
\ Andrassy plus que de Beust et de François-Joseph,
assy avait montré un moment de mauvaise humeur
i Prusse, tant que Bismarck parut seconder les ambitions
es en Transylvanie. Depuis que le chancelier prussien
gé le renvoi de Bratiano, le ministre hongrois s'était
ié et était devenu partisan d'une bonne entente avec la
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme tout Hongrois, il était convaincu que 1
>ays n'avaient qu'à perdre à la résurrection du
5 de l'Autriche. Le passage du Mein par la Pri
t aucune inquiétude : il ne l'empêcherait poini
ist dans le cas où il manifesterait la velléité
i l'empêcher. Beust pouvait le promettre à Pari
aettrait pas la réalisation de cette promesse
ces dispositions d'Ândrassy qui, ne voulant
ivant le temps sa rivalité sourde avec Beust,
îlations de courtoisie et évitait toute convers
ec lui. Notre ambassadeur en concluait que
lirecteur des Aifaires étrangères et qu'assurés d
s compter sur l'Autriche.
IX
lant que son complot espagnol s'acheminait c
de HohenzoUern, Bismarck, n'y prenant enc<
paratoire et tout à fait insaisissable, se reposai
dirigeait les affaires. Il y eut comme visite
;taché militaire. Un Jour (12 septembre), il lui
iscr un peu politique avec vous. Voilà long
(présentation à Paris n'est pas régulière ; nous
ier davantage sans y avoir un ambassadeur. '.
cile. Solms est trop jeune pour occuper ce p
ipressionnable : je m'eçi aperçois aux rapj
se depuis quelque temps, à l'importance qu'i
; articles de journaux. Il n'est pas assez bonaparl
3 conviendrait nullement. Il est maladroit, mi
s de nous brouiller avec l'Angleterre. A Paris,
\B de sottises encore. Reuss aurait pu conven
is, une très bonne position à Paris, il a surtout
auprès de l'Impératrice. Je l'ai fait venir der
istaté qu'il irait volontiers, mais l'empereur Al
partir avec peine. Il a fait savoir au Roi que
son ami personnel, et il a insisté pour le coi
tels, qu'il fait du changement, ou du maintiei
îstion de mauvais ou de bons rapports. D'aillé
i ceci : « Vous avez été accueilli à Paris avec
ulière, mais prenez garde. Quand on a dû quit
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l'europe a la fin de l'année 1869. 73
« et qu'on y revient, on le trouve refroidi ou réchauffé, et ne va-
« lant plus rien. D'ailleurs, je n'aimerais pas à avoir un représen-
« tant qui ferait de la politique avec des femmes. » Nous avons à
Péter^bourg un homme remarquable sous tous les rapports, c'est
le colonel Schweinitz, attaché militaire. Si j'étais le maître
absolu» je le nommerais d'emblée ambassadeur à Paris. J'en ai
parlé au Roi, mais cette pominatidn, qui serait en dehors de notre
routine, effrayerait tout le monde. Schweinitz est du bois dont on
fait les hommes à'État, je le garde en réserve pour les grandes
occasions. Reste Werther. C'est encore le meilleur choix. Wei^
ther n'est pas un aigle, mais il est consciencieux, a le sentiment
du devoir, est incapable d'une intrigue, sobre de rapports, nulle-
ment fantaisiste; il est comme un scarabée qui veut tout sentir
avec ses antennes, et qui ne nous dira jamais que ce dont il est
sûr. Sa nomination satisfera son ambition, il n'en a pas d'autre
que de mourir ambassadeur à Paris. Vous êtes la première per-
sonne à qui je parle sur ce sujet : c'est parce que je voudrais
que M. Benedetti connût cette conversation, et les motifs qui ont
déterminé notre choix. » Stoffel dit à Bismarck : « Est-ce une
indiscrétion de vous demander par qui vous remplacerez Wer-
ther à Vienne? — Nullement, nous y envoyons le colonel Schwei-
nitz. Comme je vous l'ai dit, c'est un homme supérieur, et s'ils
s'offusquent, à Vienne, qu'on leur envoie pour ambassadeur un
simple colonel, tant pis pour eux ! Schweinitz les vaut tous, et
si Dieu me prête vie, j'en ferai notre futur ambassadeur à Paris.
Je passe à un autre sujet. Le vice-roi d'Egypte est venu inviter
le Roi à assister à l'inauguration du canal. Le Roi est trop figé
pour voyager, et cependant il voudrait répondre à la visite de
Coblence. Le prince royal a le plus grand désir d'aller à Suez.
C'est une envie de jeune homme qui veut faire parler de lui, et
qui veut s'émanciper de la tutelle de son père. Comme je vous
l'ai dit ce matin, mes relations avec le prince sont meilleures
depuis dix-huit mois, et, comme il est de mon intérêt de les
rendre aussi bonnes que possible, je favorise sa première tenta-
tive d'opposition à sa femme, car elle s'oppose de toutes ses
forces à ce que son époux fasse le voyage. L'Impératrice ira-
'-elle en Egypte, et, si elle y va, quelle sera son escorte? Je
l'ignore, mais il serait ridicule que nous parussions dans la Médi-
terranée et dans les eaux françaises, avec un appareil supérieur à
celui de l'Impératrice, La France est une ^^nde puissçinçe mo^-
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74 REVUE DES DEUX MONDES.
ritime ; on nous accuserait de vouloir péter plus haut que le
aussi voudrais-je que le prince fît ce voyage modestement ; i
il tient à ses trois navires. Pour moi, je tiens à satisfain
prince par les raisons que je vous ai données; mais, entre m
je ferai mon possible pour que le troisième navire ne pu
être frété à temps, et ne fasse pas partie de Teècorte. »
En effet, Werther fut envoyé à Paris et Schweinitz, à Vieil
où, comme l'avait prédit le chancelier, sa nomination fit un m
vais effet.
En ce moment, ce n^étaient pas les affaires diplomatiques
absorbaient l'activité du Roi, de Bismarck et des ministres
royaume de Prusse : ils étaient surtout occupés de leurs embai
budgétaires. Dans le discours d'ouverture des Chambres (6
tobre), le Roi dit : « Le tableau complet de l'exercice financier
1868 vous montrera que, par suite de circonstances inévitab
d'une part, les recettes sont restées au-dessous des évaluatio
d'autre part, les dépenses ont été dépassées et n'ont pu être ce
plètement couvertes dvec les ressources existantes. En cob
quence, il a été impossible d'établir, dans le budget de l'an p
chain, l'équilibre entre les recettes et les dépenses, bien i
celles-ci aient été réduites autant qu'il était possible sans co
promettre les plus grands intérêts du pays. Mon gouvernem
se voit donc dans la nécessité, pour couvrir les dépenses budi
taires, de demander une surélévation de l'impôt. »
Il ne manquait pas de gens qui voulaient que l'on reméd
au déficit du budget en aliénant les domaines de l'État; He
repoussa cet expédient et fit observer à la Chambre, non seu
ment que les domaines étaient, dans les traditions financières
la Prusse, la garantie de la Dette publique, mais encore que h
prospérité augmentait tous les jours. 11 proposa de combler
déficit, au moyen d'un supplément de ^25 pour 100 aux tr
impôts suivants : du revenu des classos, de mouture et d'al
tage. — Il estimait que ce supplément fournirait à peu près
somme nécessaire, soit 400 000 thalers. La seconde Chaml
reçut en même temps communication d'un projet de loi tendî
à consolider, par là voie d'un emprunt, une dette flottante
13 millions, représentés par des bons du Trésor dont le remboi
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l'europe a la fin de l'année 1869. 75
sèment était reconnu définitivement impossible si Ton n'avait
recours à un emprunt.
Une autre communication ne satisfit guère davantage la
Chambre. En parlant de la destination qu'il donnerait aux biens
séquestrés des princes dépossédés, Bismarck avait dit : « Ne
parlez pas d'espionnage ! Je ne suis pas né pour le métier d'es-
pion, ce n'est point là ma nature. Mais nous méritons, je crois,
vos remerciemens quand nous nous chargeons de poursuivre de
méchans reptiles jusque dans leurs repaires pour observer ce
qu'ils y font (1). » Le fonds des reptiles était devenu le terme par
lequel on désignait les revenus séquestrés dont Bismarck dispo-
sait. Lasker demanda si le gouvernement se croyait dégagé de
Tobligation de rendre compte à la Chambre de son emploi. Le
Commissaire du gouvernement réserva sa réponse. Le 10 dé-
cembre, par une lettre adressée au Président de la Chambre et
signée de tous les ministres, le gouvernement « se déclare prêt à
rendre compte, en les faisant figurer au budget, des sommes dont
la caisse de l'Etat a le maniement et qui proviennent d'un excé-
dent de la liste civile de l'Électeur de Hesse, perçu depuis la loi
de séquestre par les agens préposés à l'administration de ses
biens. Quant aux revenus proprement dits, provenant du sé-
questre des biens du roi de Hanovre et de l'Électeur, le gouver-
nement ne se croit pas obligé d'en justifier l'emploi, les dépenses
et les recettes n'étant pas portées au compte de l'État mais à
celui des princes dépossédés. Elles sont affectées à la surveil-
lance des intrigues hostiles dirigées contre la Prusse, et cette
destination doit, dans l'esprit du Ministère, les soustraire à toute
espèce de publicité; les manœuvres qu'il a eu à surveiller et à
déjouer, dans les provinces annexées, ont absorbé les revenus
dont il avait la disposition, et ne lui ont pas permis d'en capita-
liser les intérêts. » Personne ne crut que les menées dirigées par
les deux princes dépossédés contre l'état de choses établi dans
TAllemagne du Nord, contraignît à employer intégralement des
ressources qui s'élevaient au chiffre annuel de 700000 thalers
(2625 000 francs). Elles trouvaient un emploi plus utile en Es-
pagne, d'abord pour préparer le guet-apens contre nous, puis en
Autriche et en France pour acheter des journalistes. Le système
^e Bismarck à cet égard était des plus ingénieux. Le gouverne-
(1) Discours du 30 janvier 1865.
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76 REVUE DES DEUX MONDES.
ment français avait cru parfois utile d'avoir à 1'
journal à sa solde; il en avait tiré peu de profit; o
pas à savoir la vénalité de la feuille achetée, et oi
plus d'importance à ce qui y était contenu. Bismarc
pas un journal mais il achetait un ou des journalistes
journal important, le rédacteur en chef lorsque c'ét
ou, à défaut, un simple rédacteur dont nul ne sou
attaches. En général, ce vendu se signalait par le
rouche de son patriotisme; très opportunément, s
convenait à la politique prussienne, il calmait ou e:
nion. Le système était beaucoup plus efficace et be
économique ; il revenait à bien meilleur compte que
journal. En France, c'était le consul prussien Bamb
remuant et distingué assisté par le journaliste Bethm
à une des principales feuilles françaises, qui enré
conduisait la phalange des coopérateurs soldés. Je
nom de la plupart de ces malheureux.
XI
Dans le Sud, on ne discutait pas finances. L'activ
y était arrivée à l'état aigu. Les élections législatives (
au scrutin à deux degrés, n'avaient pas produit
le même résultat que celles au Parlement douanie
le suffrage universel. Le parti autonome et le parti
trouvaient en nombre égal, et dès le lendemain de
des Chambres (1), apparut l'impossibilité de constiti
jorité. Sept tours dé scrutin pour la nomination d
avaient donné l'égalité des voix (171 à 171). La C
dissoute (6 octobre). Lé ministre de l'Intérieur Harn]
nistre des Cultes Geser firent des élections à poig:
pèrent arbitrairement les circonscriptions électorales
progressistes avancés, ne reculèrent devant aucune
contre les conservateurs ultramontains, qui réclamai
sion des traités avec la Prusse. Les élections du prc
second degré (16 et 28 novembre) consacrèrent la
ces deux ministres. Le mouvement de l'opinion pu!
roifie déjoua tous lès obstacles et les conservateurs p
(i) 21 septembre 1869.
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l'europe a la fin de l'année ^869. 77
iiajorité de six voix. A Munich, les sept députés
l'emportaient qu'à une voix de majorité. Il en était
Gunzbourg et dans quelques autres villes. A ne
e lesmouvemens de l'opinion telle que les élections
i révélaient, il n'y avait aucun doute sur la volonté
lé du peuple bavarois de résister à la politique
le la Prusse. Mais Bismarck comptait, en dehors et
populations, un auxiliaire précieux, le roi Louis,
ans ses rêveries musicales, plus préoccupé d'or-
éâtre sur lequel on chanterait le Ahemgold, que
on royaume, léger, ignorant, superficiel, bercé de
ballucinations, cet étrange souverain vivait dans
solitude, ne recevant ses ministres que très excep-
; et ne connaissant des affaires que ce que lui en
t son chef de cabinet, bien plus puissant que les
it les conseils ne pouvaient arriver que par lui, et
ire où cela lui convenait; de telle sorte qu'en
B chef de cabinet, on était le maître de l'esprit
sa politique. Aussi le parti prussien n'avait négligé
pour écarter de cet emploi le patriote Lipowski et
par Eisenhart qui lui était complètement acquis. En
îk, en toute occasion, envoyait au roi Louis des pa-
nenteuses, exaltant son orgueil et lui montrant la
'un rôle glorieux à jouer de concert avec la Prusse,
; du Sud soumis à sa direction. Quand le Roi prenait
éfléchir, il désirait sans doute la conservation de
ie, mais d'une façon vague, sans suite, sans espoir,
issé persuader que les véritables partisans de l'an-
conservateurs, étaient ses ennemis. Il les rebutait,
le prendre en considération ni leurs conseils, ni
1 gardait aux affaires Hohenlohe, précisément parce
it désagréable (1).
Wurtemberg et Varnbûhler, très préoccupés de
» fâcheuses et du péril qui, à un moment donné,
fsulter pour eux-mêmes, s'efïorcèrent d'arracher le
mce de Bismarck, de combattre ses antipathies
^t de lui montrer où étaient ses véritables amis,
rint à Munich exprès. Il eut les plus grandes diffî-
10 septembre.
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78 REVUE DESf DEUX MONDES.
cultes à obtenir un entretien : tantôt le Roi était 8(
tantôt il ne voulait voir personne, tout son temps était
par la difficulté que rencontrait la représentation du Rh
Au bout de trois jours d'attente , et au moment où Var
lassé allait quitter la Bavière, il le fit enfin demander
força, par la grâce de son accueil, d'effacer ses proc
parla longuement des soucis que lui causait son 1
exprima le regret qu'ils lui eussent fait négliger set
devoirs; puis, abordant brusquement les affaires pol
il dit : « Depuis l'entrevue de Nordlingen, vous exei
mon ministre une action heureuse, et vous le maintei
unq voie qui me satisfait, car elle est conforme aux
de ma couronne. Vous l'avez aussi affermi dans une
ligne, quand vous vous êtes trouA é avec lui, à Berlin, loi
dernière session du Parlement douanier; J'espère qu'i^
nuera à en être ainsi. » Sans paraître s'apercevoir de i
ment produit chez Varnbtihler par ces contre-vérités
adressa plusieurs questions insidieuses : « Quelle opinic
vous de la capacité du prince Hohenlohe, de son aptiti
affaires? Que pensez-vous des sentimens prussiens qi
attribue? » Les réponses réservées, l'embarras de Varr
ne l'arrêtèrent pas; il continua à l'interroger, passant e
tous les ministres et les principaux hommes politiques
vière. L'entretien dura plus d'une heure sur ce ton d'é
toire, et Varnbûhler s'en alla découragé. Le roi de WurI
vint à son tour (28 octobre). Il conseilla plus vivement
de se rapprocher du parti conservateur, de vivre moins i
se rendre populaire, de se séparer de Hohenlohe. Il m
ouvertement sa répugnance pour ce ministre en refusa
sister à une de ses fêtes. Tout fut en pure perte.
Malgré le peu de succès de ces démarches, Varnbui
saya encore une tentative après la défaite du ministère ai
lions et pressa le ministre bavarois à Stuttgart de trava
renvoi de Hohenlohe, « ce faible jouet des partis, ignorant,
traître à son Roi, parjure à ses engagemens; il faut absc
précipiter la chute de cet homme néfaste; chaque jou
est une nouvelle blessure à l'autonomie du Sud (1). » Il ne
pas plus que précédemment. Hohenlohe, il est vrai, d<
(1) De Saint- Vallier, 5 novembre 1869.
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l'europe a la fin de L^ANNÉE 1869. 79
démission (27 novembre); mais le Roi, malgré les incitations de
Stuttgart, la refusa et le chargea de former un nouveau mini-
stère dont furent exclus les ministres particulièrement compro-
mis par leurs violences électorales. L'Intérieur fut donné à
Braun, libéral modéré, les Cultes au ministre de la Justice
Lutz (21 décembre). Les conservateurs avaient une demî-satis-
faction par le sacrifice de leurs deux adversaires prononcés, mais
tant que Hobenlohe était là, la séparation subsistait entre eux et
la couronne.
Un dernier effort, pour opérer une union nécessaire au salut
des États du Sud et arracher le roi Louis à l'existence qui lui
faisait perdre la notion de ses intérêts, fut essayé par la reine
Olga, à son retour d'Italie où elle avait passé l'hiver. Malgré la
cordialité des entretiens, elle reconnut qu'on ne pouvait exercer
d'influence durable sur l'esprit du Roi. Celui-ci, d'ailleurs, ne
cacha pas à ses amis son impatience de ces démarches et surtout
de l'immixtion de Varnbûhler dans ses affaires intérieures.
Les populations wurtembergeoises ne manifestaient pas moins
que les Bavarois leurs sentimens anti-prussiens. La réaction au-
tonomiste se développait graduellement, et s'étendait môme à
des districts où le parti prussien semblait jusqu'ici avoir la ma-
jorité. L'élection d'un député (30 octobre) fournit une nouvelle
preuve de ce mouvement. Le représentant national libéral du
district d'Ahringen étant mort, le scrutin ouvert pour sa suc-
cession se termina par la victoire du parti populaire (autono-
miste). Les élections municipales furent plus significatives
encore : les populations marchèrent partout avec résolution et
ensemble au scrutin, et, à peu d'exceptions près, les candidats
prussiens, malgré la vigueur de leurs efforts, succombèrent de-
vant des majorités considérables obtenues par les autonomistes.
A Stuttgart, où, depuis 1866, les partisans de la Prusse
avaient la majorité et se croyaient assurés de la conserver, la
liste des autonomistes passa tout entière avec une supériorité
écrasante. Le chef du parti adverse ne fut pas nommé et le ver-
dict de la capitale fut accentué par celui des provinces : partout
le parti prussien succomba devant des majorités dix fois supé-
rieures à celles qu'il avait obtenues; enfin, dans les rares localités
l il l'avait emporté, il avait rencontré un nombre d adversaires
en plus considérable qu'il n'avait suppoé; il dut même scî
signer à voir remplacer l'unanimité qu'il avait dans le conseil
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Ulm, sa citadelle, par une simple majorité conquise de hau
lutte. Après les démocrates avancés, ce sont les uUràmontain
les fédéralistes, les adhérens du Gross-Deutsch (Grand Âllemani
poursuivant la reconstitution de l'Allemagne avec TAutriche si
les bases détruites par le canon de Sadowa, qui avaient fait pass<
le plus grand nombre de leurs candidats.
A rencontre du roi de Bavière, Charles de Wurtembei
s'associait aux sentimens de son peuple et affectait de témo
gaer des égards particuliers à notre ministre Saint- Vallier, qi
contrastaient avec sa froideur non dissimulée envers le repr<
sentant de la Prusse. Niel ayant eu l'idée d'envoyer des off
ciers français aux manœuvres des armées du Sud, le Roi U
combla d'attentiop^ et se montra indigné des attaques calon
nieuses de certaines feuilles prussiennes, bien qu'ils ne se fusseï
pas départis un instant d'une mesure irréprochable. Ces senti
mens furent encouragés par Gortchakof: il s'était rcncontr
avec Varnbiihler dans le courant de l'automne et s'était exprim
sur la question allemande avec une netteté dont le ministr
wurtembergeois ressentit une satisfaction vive, car c'était la pre
mière fois, depuis 1866, qu'il entendait un langage aussi agréable
Gortchakof affirma même « que la Prusse ne tenterait rien d
contraire à l'indépendance des États du Sud, le roi Guillaum
et le comte de Bismarck n'ignorant pas qu'ils perdraient l'amiti
de la Russie, s'ils menaçaient le trône où était assise la sœur d
l'empereur Alexandre (1). »
A Bade se produisait un mouvement inverse. Là l'idée uni
taire gagnait ce qu'elle perdait dans les autres royaumes. A ui
grand concours agricole dirigé par le gouvernement à Mannheim
les pavillons badois qui couvraient les tentes et les arcs d<
triomphe étaient partout surmontés de drapeaux de la Confédé
ration du Nord. Il en était de même des édifices de l'État
A Heidelberg on avait vu naguère le pavillon de la Confédéra
tion substitué au drapeau badois. Mais ces manifestations avaieni
été l'œuvTe de simples particuliers; maintenant l'initiative et k
responsabilité de l'acte appartenaient en entier au gouverne-
ment. Le 24 septembre 1869, à l'ouverture des États, le Grand-
Duc prononça ces paroles : « Depuis la dernière session de votre
Assemblée, aucun pas décisif n'a été fait dans la transformation
{\) Pç Saint-Vallier, |6 septembre 1869,
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.A FIN DE l'année 1869. 81
qui est nécessaire pour la santé et la
. » Néanmoins, ce discours signalait
mccès » obtenus dans Toeuvre de rap-
idéralion du Nord. Il exprimait sa
l'organisation militaire et du traité
Nord et des facilités résultant de la
XII
> hommes d'État prussiens suivaient
[ mouvement anti-prussien en Bavière
oi le constatait avec une lassitude
ffîculté de l'Union : « Nous parvien-
disait-il, mais quand? » — « La si-
Is, est encore à peu près telle qu'elle
k mon frère défunt. » — On mar-
affaire allemande se trouvait engagée
îrsonne ne saurait la tirer. Le pire
nt, toujours plus manifeste dans le
I dissipé par les gouvernemens, parti-
orçait par de bonnes paroles de main-
ais les partisans d'une Allemagne unie
le personne ne pouvait réaliser (1).
putait l'état d'anxiété, le trouble des
elle, disait-on, tout serait terminé et
»n nom était maudit. Stoffel s'étant
e 1869) pour suivre les manœuvres
a ville en voiture découverte, seul et
plusieurs individus qui l'apostrophè-
t « ignoble Français (2). » En Suisse,
)\ei avait entendu les Allemands tenir
enaçant : « De Sadowa, disaient-ils,
is. Nous le prendrons l'année pro-
de l'obstination de Bismarck à re-
le Bade qui s'offrait à la Confédéra-
de brusquer l'événement : sans doute
re 1869.
'Europe, p. 14,
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
cette annexion entraînerait la guerre avec la France, mais puisque
tôt ou tard on serait obligé d'en venir là, pourquoi ne pas s'y
décider immédiatement et dissiper le cauchemar qui pesait sur
r Allemagne? L*armée surtout, arrivée au dernier degré d'en-
traînement d'où elle ne pouvait que déchoir, ne contenait pas
son désir passionné de se mesurer avec nous. Dans les exercices
de tir, on plaçait comme cible des petits pantins figurant des
soldats ; pour qu'aucune pensée^ d'hostilité contre aucune puis-
sance ne se manifestât en ces exercices, le r'èglement établissait
que les pantins seraient des soldats prussiens; or, contrairement
à ce règlement, on en avait fait des zouaves français (1).
Bismarck, plus que ceux qui le poussaient au combat, savait
que rUnité allemande ne se consommerait que par une guerre
avec la France. « Déjà, depuis la guerre danoise, a dit Sybel, il
n'avait eu aucun doute sur ce point que le développement alle-
mand qui commençait là, ne pourrait pas s'achever sans une
lutte avec la France (2). » Et lui-même, dans ses Souvenirs, a
coi^irmé ces propos : « J'admettais comme absolument certaine,
dans la voie de notre développement national à venir, tant au
point de vue intérieur qu'à celui de l'extension au delà du Mein,
la nécessité de faire la guerre contre la France ^3). » L'obser-
vation de ce qui se passait dans les Etats du Sud confirmait cette
pensée. Elle le hantait. De plus en plus il lui paraissait évident
que la coniinuation de la paix était un obstacle invincible à
l'Union du Nord et du Sud, car chaque jour fortifiait la ferme
volonté des deux royaumes de rester indépendans.
Ainsi, pas d'annexion volontaire à espérer. La force seule
pouvait l'opérer, et cette force n'était pas au pouvoir de la
Prusse. A sa première violence se seraient levées contre elle les
armes de la France, peut-être celles de l'Autriche et de son amie
la Russie. Une guerre contre l'étranger faite en commun pou-
vait seule rattacher les États du Sud et les fondre dans l'Unité.
« Si des complications belliqueuses, dit l'historien Mulier (4), ne
survenaient pas, et ne donnaient pas un cours plus rapide au
(1) Mémoires du général Hohenlohe-Ingelfeld, t. IH. Stoflfel, qui, au récit du gé-
néral, assistait & ces exercices, ne signale pas le fait dans ses rapports, sans doute
parce que cela eût contredit ses assurances sur les dispositions pacifiques du
gouvernement prussien.
(2) Sybel, t. VI, p. 38.
(3) Bismarck, SouvenirSf t. II, p. 61.
(4) Mulier, Histoire des temps présens, année 1868, n'^ 2.
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i/europe a la fin de l'année d869. 83
mouvement unitaire, il se passerait encore bien des années avant
que le nouvel Etdt fédéral, qui doit s'étendre de la Kœnigsau au
Kœnigsee et de Memel aux portes de Bâle, soit achevé, et avec
lai la nouvelle Allemagne (1). » Bismarck discerna, avec sa jus-
tesse de vue, que s'il était de toute impossibilité d'obtenir des
Etats du Sud ime adjonction spontanée, ou de leur en imposer
une violente, il était au contraire très possible, en sachant bien
préparer et choisir l'occasion, de leur mettre en main les armes
contre la France. Il connaissait mieux la véritable nature des
habitansde ces États que les conseillers impatiens de l'annexion .
Il savait que si le péril prussien les effrayait en ce moment, ils
restaient encore plus prompts à être mis en alarme par le péril
français. En 1840, en 1859, c'étaient eux qui s'étaient déchaînés
avec le plus de violence contre lambition française. Strasbourg,
entre nos mains, leur était un perpétuel cauchemar. « Le coin
que poussait l'Alsace en Allemagne les en séparait, disaient-ils,
plus effectivement que la ligne imaginaire duMein. » Le feu roi
Guillaume de Wurtemberg disait à Bismarck : a Le nœud de* la
question est à Strasboui^, car cette ville, tant qu'elle n'est pas
allemande, forme toujours l'obstacle qui empêche l'Allemagne
. du Sud d'adhérer sans réserve à l'unité allemande et à suivre
sans restriction une politique nationale allemande. »
La Bavière, en possession d'une partie du Palatinat, le long
de notre frontière, s'estimait particulièrement menacée par l'im-
patience d'agrandissement qu'on nous supposait. Bismarck nô
doutait pas qu'au premier signal des hostilités entre nous, tous
les dissentimens s'apaiseraient et que les populations et gouver-
nemens répondraient sans hésiter à l'appel du chef militaire de
la patrie commune. Il était donc acculé à ce dilemme :ou re-
noncer pour un temps indéfini à TUnité, ou faire la guerre à la
France pour la réaliser. Renoncer à l'Unité, l'eût-il voulu, il ne
le pouvait, tant était constante la poussée d'opinion qui, de
toutes parts, le pressait d'en finir avec une situation instable et
ruineuse. D'ailleurs, il ne le voulait pas. Dès lors, il était résolu
à faire la guerre contre la France.
XllI
Comment amener cette guerre? Ce comment était de première
1) Voir Lettre d'Augsbourg. Des libertés.
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SVUE. DES DEUX »J
entraîner le R
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ns de la situât
p. 571.
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L EUROPE A Là FIN DE l'aNNÉE 1869. 85
gage sur ce point, empreint peut-être d'une certaine vivacité
militaire, n'a pas eu d'autre signification (1). » Décidément,
pensa Bismarck, ces Français sont devenus bien prudens. Ils ne
veulent pas nous attaquer; il faut cependant qu'ils nous atta-
quent. En ruminant pendant ses insomnies, son esprit fécond en
inventions diaboliques vit clairement qu'il n'avait qu'un moyen,
celui-là sûr, de nous contraindre à une agression : c'était de
prendre vigoureusement en main cette candidature Hohenzol-
lem qu'il préparait depuis le commencement de l'année, comme
moTen-cas.
Jusque-là, son agent espagnol Salazar et son agent prussien
Bernhardi avaient manœuvré chacun de son côté. Maintenant,
jugeant le moment venu de marcher plus vite au dénouement,
il rapproche Salazar de Bernhardi et leur ordonne d'unir leurs
mouvemens (2). L'époque à laquelle ils s'entendirent est une des
rares indications politiques qui se trouvent dans les Mémoires
truqués de Bernhardi. Il y est dit à la date du 14 novembre i 869 :
« Le sieur Salazar Mazaredo, unioniste d'une certaine influence
et auteur d'une brochure sur les divers candidats au trône, se
fait présenter à moi, pour me dire avec une certaine insistance
combien lui et son parti sont opposés à la candidature du duc
de Gênes; ce qu'il faut à l'Espagne, c'est un véritable roi et non
un enfant sur le trône. » La note n'ajoute pas que ce roi, c'était
Léopold de Hohenzollem. Gomme s'il était effrayé de l'aveu
qui lui échappe, Bernhardi, si prolixe dans ses confidences ita-
liennes, s'arrête court. Mais on devine ce qu'il ne dit pas.
Salazar et Bernhardi n'eurent pas de peine à écarter l'obstacle
(1) La Tour d'Auvergne k Benedetti, le 29 novembre 1869.
(2) Le ministre d'Autriche, comte Dubsky, dans un rapport réservé du 15 sep-
tembre 1869, signalait la présence à Madrid de <« Bernhardi, conseiller de la légation
de Prusse, arrivé ici il y a un an, sous le prétexte ostensible de jouir de sa pen-
sion en Espagne et d'occuper ses loisirs à étudier, dans un dessein scientifique, les
champs de bataille de la Péninsule. Les allures de cet agent que j'avais déjà connu
en Italie me parurent suspectes de prime abord. » Le général La Marmora écrivit
phiâ tard au duc de Gramont : a Bernhardi a quitté l'Italie en 68... Lorsqu'il est
parti de Florence, les jeunes gens de la légation de Prusse qui ne pouvaient pas le
souffrir disaient : « Dieu sait ce qu'il va faire en Espagne, cet intrigant I » — Or,
C0 que Bernhardi a fait en Espagne, vous pouvez le savoir mieux que moi. Mais
je suis persuadé que, si ce n'est pas lui qui a imaginé la candidature Hohenzol-
lem, c'est certainement lui qui a Ourdi avec Prim ce guet-apens dans lequel la
V— nce est malheureusement tombée. Bernhardi a été, selon moi, le plus dange-
i intermédiaire, entre le parti national allemand et le roi Guillaume; révolu-
naire, conspirateur, courtisan; je n'ai rencontré de ma vie un menteur plus
't et plus cynique (13 nov. 187i). »
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8C REVUE DES DEUX MONDES.
que leur opposait la candidature du duc de Gênes. Serran
contrarier Prim, ne le secondait point dans cette entrepris
n'approuvait pas. Et parfois il ne dissimulait pas ses seni
intimes. Il s'était rendu avec Mercier et quelques amii
chasse, dans le vaste pavillon de Prim au Mont de Tolèi
politique tétait ordinairement exclue des conversations. 11
guère possible, cependant, que, dans l'iïitimité d'un pareil
de vie, il n'y eût pas quelques instans d'abandon. Un soir
Régent se trouva seul aVec Mercier, Ardanas et Serrano B
il se laissa aller à de très libres expansions. « Jamais, di
situation n'a été plus décourageante ; je ne puis pas comp
l'optimisme de Prim. Le pays ne veut pas un roi élran
n'y avait qu'une solution pratique, c'était l'Infante, duch(
Montpensier. Sans sortir de la famille et de la traditio
nous apportait sur le trône l'exemple de la moralité
l'ordre. Maintenant, que nous reste-t-il? Ou le prince Alp
ou la République. Le prince Alphonse serait une honte
désastre ; cette famille n'a pas été chassée, elle a été écras
son infamie; une fois délivrés d'elle, il serait trop cruel
condamnés à y revenir. Cepenxlant, il se pourrait qu'il i
pas d'autre parti à prendre; alors, je ne m'y opposera
mais je n'y contribuerai en aucune manière, et je m'en ire
avec naa famille, à l'étranger. La République me fait h
quand je songe à quels hommes elle nous livrerait. Mais
est que nous n'avons pas d'issue, et que nous sommes m
de la plus effroyable anarchie. » Bedoya et Ardanas app
rent ce langage ; Ardanas surtout insista sur la nécessité
se trouverait, tôt ou tard, de revenir au prince Alphon
s'étonne de Tinconséquence avec laquelle Serrano re
Alphonse « parce qu'il appartient à une race infâme, »
qu'il préconise la duchesse de Montpensier qui appartie
même race. Mais ce qui est particulièrement intéressant à
c'est que, entre les deux solutions, Alphonse et la Repu
il ne signale môme pas celle d'un Hohenzollern, tant cet
didature était alors inexistante, non seulement pour les
espagnoles, mais même pour ses hommes d'État les plus
mes. Le dilemme restait donc tel que l'avait posé le bon
Serrano : la République ou Alphonse. Et la République
manifestement contraire au vœu du peuple, il n'y avait
résigner à Alphonse. Quand un gouvernement n'a qu'un
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l'europe a la fin de l'année i869. 87
►rtip d'une impasse et qu'il préfère battre les murs adroite
iche, il est toujours à craindre qu'il ne se laisse entraîner
lottise, peut-être à une infamie.
dilemme posé par Serrano et par la force des choses s'ac-
d'autant plus vigoureusement que la candidature du duc
es disparut d'elle-même comme l'avaient fait, comme le
toutes les combinaisons mort-nées en dehors des deux
combinaisons raisonnables et possibles, la République ou
bse(l). Pendant que la négociation se traînait à Gènes, à Flo-
à Londres; Lanza, moins complaisant que Menabrea aux
u Roi, arriva aux affaires. Il n'admit pas sa prétention de
irer r acceptation cTun trône comme une affaire privée, re-
exclusivement de son autorité de chef de famille (2) : c'était
aire d*Etat relevant, dans l'ordre constitutionnel, du mi-
. Or, le ministère n'approuvait pas cette candidature (3).
ti le notifia à Montenar et lui fit remarquer combien
le réservée des grandes puissances européennes dans une
n qui, cependant^ les intéressé" toutes au même degré que
avait dû nécessairement influer sur les décisions du gou-
lent du Roi (4). Victor-Emmanuel fut obligé de se rendre
Dsition de la mère et au veto de ses ministres. La candi-
du duc de Gênes fut abandonnée (3 janvier 1870).
pourparlers n'étaient pas restés dans le secret des chan-
s. Lé public en avait eu des échos. En France c'avait
sentiment d'étonnement et de blâme. On ne comprenait
après avoir, en 1866, compromis notre grandeur pour le
platonique de donner la Vénétie à l'Italie, notre gouver-
s'employât à placer encore cette Italie en sentinelle sur
•ontière des Pyrénées après l'avoir placée sur notre fron-
s Alpes. Prévost-Paradol releva cette imprudence : « Les
3s intérieures, si graves qu'elles soient, peuvent s'arranger
Malaret, 5 janvier 1870.
bel est tout à faK inexact en ce qui concerne cette candidature d'Italie; il
vrai qu'antérieurement Napoléon III se fût opposé à la candidature du
ite par amour pour la reine Isabelle. Il n'avait aucun amour pour la reine
it il s'était montré au contraire favorable à la candidature du duc d'Aoste.
1 agi à Florence en faveur du prince Thomas. La preuve en est dans le
le Visconti-Venosta à Malaret, constatant la réserve dans laquelle les
is intéressées s'étaient tenues. L'Empereur avait dit qu'il ne s'opposerait
l'est pas allé au delà,
rcier, 20 décembre 1869.
tes dexMontenar.
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt Oïl tard en famille; il n'y a que les fautes commis
qui ne pardonnent point; et, en ce sens, quel go
sauf le premier Empire, a été plus funeste que le r
à notre pays? Le socialisme ne fera jamais autant
France que la fondation de Tunité italienne, la j
l'unité allemande et le projet qu'on dit aujourd'hui
Saint-Cloud de mettre la dernière main à ce chef-d'
vrant à un prince italien notre frontière d'Espagne,
point, dans la sagesse des irréconciliables, une entiè
mais je les mets au défi de faire pis en ces ma
prince qui, animé, j'en suis sûr, d'intentions excell
pas moins agi, — à l'exception de la guerre de Crii
lendemain de cette guerre, — comme si, par un mj
préhensible, il était au fond du cœur, sur le tr6n(
et de Louis XIV, l'adversaire irréconciliable de la gr
la sûreté des Français (1). » L'émotion approbative <
cette philippique faisait présager d'avance l'explosio
duirait lorsqu'on nous montrerait à l'horizon, derri
nées, non plus un Italien, mais un Prussien.
La tâche dévolue à Salazar et à Bernhardi était do
très limitée : le terrain étant déblayé, obtenir du
situation en Espagne, Prim, son assentiment à la ci
Léopold. Il connaissait l'affaire depuis septembre
sorti de l'état d'observation ; il n'avait pas dit non,
pas encore prononcé de oui; c'est à obtenir ce oui
associés travaillèrent à la fin de l'année 1869. Ce
Bismarck se chargeait de décider les Hohenzolleri
consentement indispensable du Roi et d'organiser
la manœuvre finale. Mais tout cela demandait encore
jusque-là, il étafit important de cacher sa trame en c
démonstrations pacifiques. On y réussissait dans le lai
Cependant, parfois, la pensée secrète se montrait : il
bien couvert, qui ne laisse échapper quelque fumée. I
diplomatique, vers la fin de 1869, le ministre alleman
ton annonçait l'imminence de la guerre. Thile le blâi
non qu'il le démentît, mais « parce que si la guerr
avaient tout intérêt à mettre de leur côté la sympai
et à faire croire que c'est la France qui l'aurait pro
(1) Lettre au Pays.
(2) Cité par la Gazette d^Augsbourcf,
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^TTT^
i/europe a Là fin de l'année 1869. 89
Ces propos arrivaient aux Tuileries et alors on se prenait un
moment à douter de la sincérité des déclarations officielles. Mais
Bismarck, à la première rencontre avec Benedetti, recommen-
çait ses caresses enfarinées, et on se rassurait. Son auxiliaire le
plus précieux dans cette comédie fut notre attaché militaire
Stoffel. Choyé, séduit, invité à Varzin dans Tintimité, le colonel
était devenu, sans s'en rendre compte, j'aime à le croire, son
agent auprès de nous plus que notre agent auprès de lui. Il re-
traçait en termes saisissans l'état d'esprit allemand : « De
quelque côté que la Prusse dirige ses regards, elle n'aperçoit que
la France qui la gêne dans l'accomplissement de ses desseins.
Qu'on veuille bien considérer que la nation prussienne est pleine
de fierté, de vigueur et d'ambition; qu'elle a au plus haut point
le sentiment de ça propre valeur; qu'historiquement elle consi-
dère la France comme son ennemie séculaire, et on se fera faci-
lement une idée des sentimens de méfiance, d'amertume, de
haine même qu'a fait naître chez elle, à l'égard de la France, la
situation issue des événemens de 1866. Aujourd'hui la France,
loin d'exciter aucune sympathie en Prusse, y est un objet do
haine pour les uns, d'envie pour les autres, de méfiance et d'in-
quiétude pour tous. Il n'y a qu'un politique sentimental, ou un
rêveur sans aucune connaissance du jeu des passions, qui puisse
conserver l'espoir d'une entente. On doit donc s'y attendre : le
conQit naîtra un jour ou l'autre, terrible et acharné. La guerre
est à la merci d'un incident. L'hostilité réciproque des deux
peuples, hostilité toujours croissante, pourrait se comparer à un
Iruit qui mûrit, et l'incident d'où naîtra la rupture sera comme
le choc accidentel qui fait tomber de l'arbre le fruit venu à
maturité (1). » Pas un des espions allemands qui sillonnaient la
France, — et il n'en manquait pas, — n'aurait pu tracer de nos sen-
timens vis-à-vis de l'Allemagne un tableau approchant de bien
loin celui que StofTel faisait de la haine allemande contre nous.
Nous étions donc haïs bien plus que haïssans. Et cependant, par
une inexplicable contradiction, — et c'est par là que ces rapports
deviennent trompeurs, — c'est au peuple haï que StoflFel attribue
d'avance la responsabilité de l'incident d'où sortira la guerre
'vi table. « La Prusse n'a nullement l'intention d'attaquer la
»nce- Elle fera au contraire pour éviter la guerre tout ce qui
Rapport du 12 août 1869.
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REVUE DES DEUX MONDES.
ipatible avec son honneur. Il est erroné i
déploie cette immense activité militair
amener un conflit, et tout concourt à 1q
plus vulgaire, la connaissance des cho
; de la Prusse, le sain jugement du Roi et
., la haute intelligence de M. de Bismarck
indice. » 11 rapporte avec componction q
« Jamais nous ne vous ferons la guerre
eniez nous tirer des coups de fusil ch(
. » On le voit, Bismarck était bien servi,
e complicité lui fut très précieuse. Les
venant se joindre aux dires rassurans de
par Benedetti, l'opinion s'établit dans Tes
de ses ministres que nous n'avions aucu
r, que la guerre était entre nos mains, et
oquions pas de propos délibéré, elle n'éci
TEmpereur était décidé à ne pas insiste
e la question du Sleswig, et que la seule
> il ne croyait pas pouvoir éviter la guerr
Il Sud avec le Nord, paraissait abandonnée
lui semblait tout à fait assurée. Les avertis!
de Pourtalès n'avaient provoqué qu'une
art : « Sur quel nuage sombre se sont an
)
l'était pas le gouvernement seul qui s'endi
3racles de la diplomatie des anciens partis,
sujet, et avait conclu que la guerre n'étai
>able (1). Ainsi étaient accroupies, dans
roces, la Révolution et la Prusse, toutes
r sur l'Empire et à s'entr'aider pour J
outre la Révolution, nous étions dans la j
i vis-à-vis de la Prusse.
France et la Prusse devant l'Europe,
Emile Oli
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LES DEBUTS
DE
L'EMPIRE ROMAIN
11(1)
ROME ET L'ÉGTPTE
Auguste emmenait avec lui en Espagne son beau-fils Tibé-
rius Claudius Néro, le fils de Livie, et son neveu Marcus
Claudius Marcellus, le fils d'Octavie et du fameux consul de
Tan 30 (2), Marcellus avait quinze ans, étant né le%16 novembre
de Tan 42. Marceline était, croit-on, né quelques mois avant
Tibère en Tan 43. Ils étaient don<; tous les deux à peine adoles-
cens, et cependant Auguste les emmenait déjà à la guerre. Mais
parmi les principes de la vieille politique aristocratique, il y en
avait un surtout qu'Auguste voulait remettre en honneur dans
la République : c'était le principe de ne point se défier Se la
jeunesse; de ne pas réserver pour des vieillards les charges les
plus hautes' et les missions les, plus difficiles. Place aux jeunes
-gens de nouveau, comme aux beaux temps de l'aristocratie (3) !
(1) Voyez la Rfivue du 1" avriL
(2) Dion (53, 26) nous apprend qu'en Tan 25, Tibère et Marcellus étaient h la
-^lierre, en Espagne avec Aug'uste. Il me paraît donc légitime de supposer qu'ils
Etrtirent avec lui.
(3) Gic. Phil.y 5, 17, 47 : Majores nostri, veteres illi, admodum anliquiy leges
mnales non hahebant : quas muUis post annis alLulit ambitio.., lia sœpe magna
ndoles virtutis, priusquam reipublicx prodesse potuisset, exstincta fuit, 48... admo-
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92 REVUE DES DEUX MON
La noblesse ne s'élait-elle pas tellenK
précédent, parce que ses membres avaie
ter oisifs, à Tàge où les énergies du cor]
pillées dans le vice et la débauche, si el
œuvres à accomplir? D'autre part, Tarist
par les guerres civiles, au point que si
toutes les charges les plus importantes,
écarter les jeunes gens, car les homi
suffi. Prudent dans. tout ce qu'il faisai
avait déjà (ait approuver une modificati
étaient alors en vigueur, pour préparer
nissement de l'État (1 ) ; et il songeait à p;
penses spéciales pour les jeunes gens q
engageait du même coup, par Fexempl
cratie à ne pas perdre de temps, en faU
le noviciat militaire et politique des m(
avait recueilli sous son autorité ou con
outre son unique lille Julie, qu'il ava
dum adulescenles consules facti. Tac, An.^ XI, 22 : i
dislingue batur y quin prima juventa consulalum ac (
rapides des parens d'Auguste, de Tibère, des Mi
voulu considérer comme preuve de l'intention d'Au
de privilèges le pouvoir dans sa famille, sont au coi
pour revenir à la tradition aristocratique et répub
lait refaire la république de Scipion l'Africain. G(
ment ses parens» mais aussi des citoyens qui n'a
obtinrent, de son vivant, les charges suprêmes, étan
que L. Calpumius Pison fut consul en l'an 15 av. J.-
av. J.-C. et étant mort à 80 ans en l'an 32 de l'ère chi
mitius Abénobarbus, qui mourut en l'an 25 de l'ère cl
en Tan 16 av. J.-C. ; s'il avait été consul à ce que Cicéi
dire à 43 ans, il serait mort à 84 ans et Tacite aura
une aussi rare vieillesse. Son silence nous prouve <
très âgé : si l'on suppose qu'il avait alors soixante
à trente ans. G. Asinius Gallus, le fils du fameux <
(Serv., ad Virg, Ed., 4, 11), fut consul en l'an 8
trois ans. P. Quintilius Varus fut consul en l'an 1^
en l'an 7 de l'ère chrétienne, il fut envoyé pour g
pas probable qu'un commandement comme celui-là
âgé; il est plus vraisemblable qu'il le fut à un hoi
nées ; il n'avait donc qu'environ trente ans, lui au<
connaissions la date de naissance de tous les cor
beaucoup d'autres exemples du même genre à four
naturelle : môme si Auguste ne l'avait pas voulu, i
puisqu'il voulait restaurer le principe aristocratique
portes aux jeunes gens, tant l'aristocratie était réd
(1) Voyez Ferrero, Grandeur et décadence de Ro
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LES DÉBUTS DE l'EMPIRE ROMAIN. 93
Tan 39, tous les enfans de sa famille que la révolution avait
privés de leur père : les deux fils de Livie, Tibère, dont nous
avons déjà jparlé; son frère, plus jeune, Néro Glaudius Drusus,
né en Tan 38 ; les cinq fils que sa sœur Octavie avait eus de Mar-
cellus et d'Antoine, à savoir les deux Marcellae, le Marcellus qui
accompagnait Auguste en Espagne, les deux Antonis, qui étaient
nées ayant que le triumvir n'eût abandonné son épouse latine
pour Cléopfttre; le fils d'Antoine et de Fulvie qui devait avoir à
peu près le même âge que Tibère, et dont on avait changé le
nom en celui de Julius Antonius; enfin les trois enfans qui res-
taient de Gléopâtre et d'Antoine : Cléopâtre Séléné, Alexandre
Hélios et Philadelphus (1). Sur ces douze enfans, les neuf pre-
miers, qui n'avaient dans les veines que du pur sang romain,
étaient déjà soumis par Auguste à la règle de l'éducation tradi-
tionnelle, les filles tissant la toile et les jeunes gens allant de
très bonne heure à la guerre. Bien qu*ils fussent instruits avec
soin, garçons et filles, dans la littérature let la philosophie, le
princeps cependant ne voulait porter d'autres toges que celles qui
étaient tissées chez. lui, par ses femmes, comme les grands sei-
gneurs de l'époque aristocratique (2). Il voulait en outre jeter de
bonne heure les garçons dans la vie active, et tempérer l'action de
leurs études par des occupations qui développeraient leur éner-
gie. Quant aux trois derniers, qui étaient les bâtards d'^un grand
Romain dévoyé et d'une reine asiatique, Auguste semble avoir
voulu les ^conserver auprès de lui, pour en faire les instrumens
dynastiques de sa politique orientale. Il tâchait peut-être déjà
de se servir de la petite Cléopâtre pour réorganiser la Maurita-
nie qui avait été annexée par César. Auguste en efi'et songeait à
y établir la dynastie nationale, en replaçant sur le trône de Juba
le fils du roi vaincu par César, qui avait été élevé à Rome et qui
avait reçu une éducation gréco-romaine ; mais, en même temps
que le royaume, Juba recevrait Cléopâtre pour femme (3).
En Gaule, Auguste s'arrêta à Narbonne où il trouva les no-
tables de toute la Gaule, qui sans doute avaient été convo-
qués (4). Il vît ainsi venir à lui tout ce qui restait encore de la
(i) Bouché-Leclercq, Histoire des Lagides, Paris, 1904, II, p. 360.
(2) Suét., Auff.y 73.
^3) Bouché-Leclercq, Histoire des Lagides, Paris, 1904, II, p. 361.
4) Liv., Êpit.f 134; le convenlus dont parle Tite-Live fut sans doute un congrès
notables de la Gaule.
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REVUE DES DEUX MONDES.
I César et de Vercingétorix. Vingt-cinq ans avaient
puis la chute d'Alésia; mais Antoine lui-même, qui
e s'élancer furieuse sur les champs de bataille, se mul-
i^ec un courage indomptable pendant de si longues
ans les embûches et les révoltes, Antoine lui-même
)as reconnu la Gaule contre laquelle il avait combattu,
î génération vieillie qui se réunissait à Narbonne, autour
3. La Gaule de Vercingétorix s'était elle-mêm^ presque
3e avec Rome. Pacifique et désarmée, elle s'adonnait à
ure et à l'élevage des troupeaux; elle s'enrichissait. Si
lit pas jusqu'à admirer et vouloir imiter tout ce qui
Rome, elle laissait pourtant se romaniser ses jeunes
génération nouvelle qui n'avait pas vu la grande guerre
, ou qui l'avait à peine entrevue dans son enfance.
3nue de César en Gaule, Rome avait eu de nombreux
s la noblesse gauloise, mécontente du désordre inté-
itée de insubordination de la plèbe et des exigences
LU te ploutocratie, alarmée par la faiblesse militaire
B du pays, et la prépondérance germanique qui mena-
e noblesse, en butte à la fois à l'amour de l'indépen-
à la peur des Germains, tantôt irritée par l'arrogance
et tantôt effrayée par les menaces populaires, avait
neuf ans oscillé sans cesse entre César et la Gaule,
ait. ainsi apporté aucune énergie ni à soutenir, ni à
e César, et aux momens critiques, avait tout laissé au
ie minorités exaltées, si bien que, à la fin de l'an 52,
3e de jeunes Arvernes, ayant à leur tête Vercingétorix,
mr inexpérience et leur peu d'autorité, étaient venus à
•en verser le gouvernement et d'entraîner toute la Gaule
rrible aventure. Mais cette grande révolte avait échoué;
toute la noblesse irréconciliable avait péri dans les
iuccessives ou avait émigré; et le parti national une
>é, la plus grande partie de l'ancienne noblesse était
à ses premières dispositions, d'autant plus vite que
ait su la rassurer par d'habiles concessions. Les Éduens,
►nés, les Rèmes avaient conservé la condition d'alliés,
permettait de traiter avec Rome sur le pied d'égalité,
es États indépendans ; de nombreux peuples avaient été
libres, c'est-à-dire autorisés à vivre avec leurs lois et à
îcevoir de garnisons romaines, et obligés seulement à
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LES DÉBUTS DE l'emPIRE ROMAIN. ' 95
payer une partie du tribut (i); on avait laissé à un bon nombre
leur territoire, leurs tributaires, leurs gabelles, tous les droits et
tous les titres dont ils se targuaient avant la conquête; et nulle
part, certainement, le tribut ne fut augmenté (2), si bien que la
Gaule n*eut à payer/ si toutefois elle la paya, que la contribu-
tion peu lourde, fixée au début, de quarante millions de ses-
terce». César s'était donc efforcé de dissimuler l'annexion sous
des satisfactions données à l'orgueil national; il n'avait pas sévi
contre la noblesse hésitante qui l'avait tantôt secouru et tantôt
trahi ; il avait même partagé les biens des grands qui avaient
péri ou qui s'étaient enfuis, et ceux des ploutocrates qui avaient
sombré dans la ré\t)lution, entre les familles nobles disposées à
accepter la suprématie romaine (3); et il avait pris à son ser-
vice pendant les guerres civiles de nombreux nobles gaulois, à
(jui il avait fait des dons et même accordé le titré de citoyen
romain. Auguste était entouré à Narbonne par tous les Caïus
Julius, qui à ces prœnomen et ¥iomeii latins ajoutaient le cogno-
meii barbare de leur famille celtique : c'étaient les nobles gaulois
que son père avait créés citoyens romains et qui formaient,
dans la noblesse celtique, une sorte de petite noblesse plus éle-
vée (4). Ainsi les guerres civiles, loin d'entraver l'œuvre de
César, en avaient au contraire hâté l'accomplissement, et, par
une étrange contradiction, conduit plus vite la Gaule vers la
paix. Intimidés par les souvenirs des révoltes et par le fantôme
de Vercingétprix, obligés de rappeler toutes les légions de la
Gaule, et consciens de leur faiblesse, les triumvirs avaient laissé
la Gaule à peu près maîtres;se d'elle-même et dans une indépen-
dance réelle, sinon nominale. Différentes pièces de monnaie
(4) Hirt. B. G., VIII, 49; hononfice civitates appellando. Pline, H. N., 4, 31 <17).
et 32 (18) met au nombre des alliés les Carnutes. Mais avec Uirschfeld, je crois
qu'U y a probablement là une erreur, au moins pour ce qui est de l'époque qui
suivit immédiatement la conquête. On comprend facilement que les Éduens, qui
étaient les anciens amis de Rome, que les Uèmes et les Lingones qui avaient tant
aidé César dans la guerre de 52, aient obtenu facilement la qualité d'alliés. Mais
pour les Carnutes, qui avaient lutté contre Rome avec acharnement, la ctiose paraît
peu vraisemblable. Pline, II. N., 4,31 (n;-33 (19), énumère les peuples libres,
environ une dizaine, dont il trouva l'indication dans les commentaires d'Auguste.
Mais il est difficile de dire si le nombre en était le même à la fin de la conquête.
n y eut probablement des modifications successives.
(2) Hirt. B. G., 8, 49 : tiulla onera injungendo.
(3) Hirt. B. G., 8, 49, ... principes viaximis priEtyiiis adficiendo.
(4) sûr la fréquence du nom de Julius en Gaule à cette époque-là, voyez Anatole
de Barthélémy, les Libertés f/auloises sous la domination romaine, dans la Revue
des questions hisloriqueSy 1872, page 372.
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96 REVUE DES DEUX MONDES.
nous montrent qu'à cette époque les proconsuli
jours pourvus de faibles milices, gouvernaient
l'entremise des grandes familles, en se conten
fonctionner librement les anciennes institutions
c'est-à-dire d'empêcher les révoltes et les guerres
rens peuples et de percevoir un léger tribut. F
la Gaule cessa-t-elle à cette, époque de payer d
gîme n'était donc ni dur, ni sévère; et la Gaule n
à réparer tous ses malheurs. Les légions une fou
avait fini avec les contributions de guerre extr;
exactions, les rapines, les violences. Le tribut
de sesterces, même s'il fut payé, n'épuisait pas
rellement aussi riche. La paix intérieure avait dis]
des cavaliers et-des cliens dont la noblesse s'était
guerres : les uns étaient devenus des artisans, les
culteurs (2); d'autres encore s'étaient enrôlés da
romaine, et étaient allés pendant les guerres (
l'Italie ou les autres régions de TEmpirje, pour ra
peu d'or qu'ils rapportaient dans leur pays. Enfin,
César avait remis en circulation beaucoup de très
dormaient dans les temples ou dans les maisons (
une partie de ce capital avait été emportée en It
très considérable, était restée en Gaule et avait
très grand nombre de mains. La guerre d'abor
paix avaient rendu à la Gaule des capitaux, des
taine sécurité; et ainsi, dans ce pays qui, alors <
d'hui, était très fertile (3), bien irrigué, couve
riches en minerais (4), la richesse en vingt-cinc
beaucoup accrue.
Protégée par les Alpes, protégée par le fantê
gétorix, — et ce fut là le vrai service rendu à s
vaincu d'Alésia, — la Gaule avait donc pu,lenten]
ment, pendant les vingt années de guerres civile
(1) Voyez rintéressante étude d'Anatole de Barthélémy, la
sous la domination romainey dans la Revue des questions histc
et suiv.
(2) Strab., 4, 1, 2 (HS) : vOv ô*àvaYxà<iovTai Yetopyeîv, xataÔE
(3) Strab.. 4, 1,2 (178) : tj ô'aXXvj Tcaaa (xÎtov çépec ttoXOv xal
xal pooxTQjJtaTa Ttav-roïa, àp^ov 6'aOtr,; oûfiàv, îcXtiv tX ti eXeai xe:
(4) Voyez les preuves données par Desjardins, Géograph
Gaule, vol. I, Paris, 1876, p. 409 et suiv.
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LES DÉBUTS DE l' EMPIRE ROMAIN.
97
ux provinces de l'Orient, retrouver ou refaire une
)s richesses dispersées ou détruites dans la terrible
commençait à creuser partout les mines, surtout les
on cherchait ce métal, alors si rare, même dans les
ivières (1); on découvrait vers cette époque des mines
; on défrichait de nouveaux terrains et on commen-
re la eulture du lin (3) ; les artisans étaient devenus
eux depuis que les petites armées gauloises avaient
s. Et, à mesure que le pays s'habituait à cette paix
prospérité, la dominatioh romaine se faisait plus
9'appuyant sur une aristocratie de grands proprié-
s hommes âgés, oubliant le passé, consentaient à la
les jeunes qui ignoraient le passé, commençaient à
; à profiter volontiers de certains produits de la civi-
literranéenne, tels que l'huile et le vin. Il s'ouvrait
léjà, en divers endroits, des écoles de latin pour les
riches (4) ; déjà des bateaux remontaient les rivières,
uile ou de ces vinâ italiens et grecs dont les bel-
ilois avaient autrefois tant redouté l'énervante dou-
^jà dans la Gaule narbonnaise, qui subissait depuis
.'iS
Volces Tettosages (Strab., 4, 1, 13), près des Tarbelles (Strab., 4,
Céven^es (Strab., 3, 2, 8); dans les rivières (Diod., 5, 27).
[ue Diodore dit (5,27) xaxà yoOv t/^v FaXarfav àpyypoç {xàv xh o'jvoXov
Landis que Straboa dit au contraire qu'il y en avait près des Ru-
jabales (4, 2, 2), prouve que les mines d'argent furent découvertes
ête. La description de la Gaule que donne Diodore est évidemment
lens plus anciens et qui décrivent la Gaule à l'époque de son indé-
s Desjardins (1, page 423 et suiv.) se trouve la preuve que beaucoup
d'argent furent exploitées en Gaule, sous la domination romaine ;
Strabon n'en parle pas, il est difficile d'affirmer qu'on avait déjà
fouilles à ce moment-là.
H.f 19, 1, 7-8 : ignoscat tamen aliquis JEgypto serenli {linum) ut
uê merces imporlel, itane et Galliœ censentur hoc redilu ? Cadurci,
Bituriges ultimique hominum existimati Morini, immo vero GallisB
texunt,,. Si on considère combien furent lents les progrès éco-
s le monde antique, on trouvera qu'il est raisonnable de faire
années-là les commencemens de cette culture, qui devait dans la
me grande extension. Il faut ajouter que Strabon rappelle que le lin
industrie florissante auprès des Gadurces (4, 2, 2).
rrons qu'un peu plus tard il y avait une école fameuse à Augusto-
velle capitale des Éduens.
irons que probablement ces années-là fut introduite la quadrage-
n, impôt de 2 1/2 pour 100 sur les importations. On n'aurait pas
pôt, si les importations en Gaule n'avaient déjà été considérables,
uits importés, ceux qui l'étaient dans les plus grandes proportions
huile et le vin.
mx. — 1907. 7
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98 REVUE DES DEUX MONDES.
plus longtemps Tinfluence romaine, des artistes
appelés par les riches familles pour construire de
mens (4); déjà les dieux élégans de Rome et de 1
raissaient dans les forêts immenses. Alors, comme
heureux pays, par une rapide renaissance, s'éta
ruines de la dernière guerre; alors, comme toujoi
en était le maître cherchait à tirer parti, par de nou^
de sa florissante richesse, en mettant à la charge
vince, qui seule peut-être avait prospéré dans l'uni
dence, une partie de la dépense nécessaire pour
Tarmée, en abolissant le privilège de Timmunité d
la Gaule, par suite de la faiblesse de Rome, penda
précédentes. Une partie do Tarmée ne servait-elle
défendre la Gaule contre les Germains? C'est parce
protégés par les légions romaines que les Gaub
goûter les bienfaits de la paix. Il était donc juste
s'acquittât de ce qu'elle devait à Tarmée (2), en coi
dépenses nécessaires pour son entretien. 11 est C6
bable qu'au congrès de Narbonne, Auguste se conteuui u aiiuviu-
cer et de réaliser une suite de mesures qui devaient préparer la
réforme du tribut, sans qu'il y fût cependant encore fait allusion.
Il ordonna un grand cens pour vérifier les changemens surve-
nus dans les fortunes et pour distribuer équitablemenl les nou-
velles charges. Pour aider les légats à faire le cens, il semble
avoir laissé des procurateurs, choisis parmi ses affranchis les
plus capables, à la tète desquels il avait mis Licinus, ce jeune
Germain que César avait fait prisonnier puis remis en liberté.
Licinus connaissait à la fois la Gaule, la langue celtique et Tart
d'administrer les finances (3). Toutes ces dispositions prises»
(1) Par exemple, le mausolée des Jules à Saint-Rémy en Provence : voyez Cour-
baud, Le bas-relief romain à représentations historiqueSj Paris, 1899, p. 328-329.
(2) Liv., Per., 131 et Dion, 53, 22, disent d'une façon précise que l'acte le plus
important accompli par Auguste pendant son court séjour en Gaule fut le cens. Ce
cens ne fut certainement pas ordonné par une pure curiosité statistique. Le but ne
pouvait être que d'augmenter les impôts de la Gaule. César, comme nous l'avons
vu, nç les avait pas augmentés, et il est peu probable qu'ils aient été augmentés
pendant la guerre civile. Cette augmentation des impôts nous explique l'épisode
de Licinus, survenu douze ans plus tard, et dont nous parle Dion, 54, 21. Nous
aurons à en parler ainsi que du mécontentement qui régna en Gaule les annér-
suivantes. Nous verrons en outre que des textes jusqu'ici à demi compris de sai
Jérôme, de Sincellus et du Chronicon Paschale confirment cette hypothèse.
(3) 11 n'est question de Licinus dans Dion que plus tard, vers l'an 16, comL
procurateur de la Gaule. Mais s'il avait déjà tant volé, à cette époque, il devait s';
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LES DÉBUTS DE l' EMPIRE ROMAIN. ' 99
Auguste se rendit en Espagne; où de grandes révoltes avaient
éclaté^ d'après ce qu'il faisait annoncer en Italie. Il y arriva à
temps pour inaugurer à Tarragone, le i^' janvier de Tan 26, son
huitième consulat (i).
Mais tandis qu'il se rendait en Espagne, un événement étrange
avait rendu vaines, à Rome, plusieurs des sages mesures qu'il
avait prises avant de partir et profondément troublé le public.
Auguste parti, V^alerius Largus s'était mis à dénoncer le luxe,
les rapines, l'orgueil, l'insolence du préfet d'Egypte (2); mais
ces accusations, au lieu d'effleurer simplement l'opinion publique
et de ne provoquer qu'un léger frémissement de désapprobation,
avaient déchaîné une véritable tempête. L'aristocratie avait
donné l'exemple, en se jetant la première avec fureur sur Cor-
nélius Gallus; les autres classes l'avaient suivie (3); en quelques
jours, le vice-roi d'Egypte, l'homme puissant et respecté de tous,
était devenu un criminel abominable; partout, mais surtout
dans les grandes familles, on avait réclamé, avec des cris fa-
Touches, un exemple salutaire. Par un mouvement des esprits
mystérieux et brusque, Rome avait frémi tout à coup d'horreur
pour les concussions du prxfectus jEgypti, Elle s'était indignée
que ses sujets eussent pu être traités comme Gallus avait traité
les Égyptiens. C'était en vain que les amis de Gallus, et des
gens sérieux et honnêtes, avaient essaye de remonter le cou-
rant (4); Largus, complimenté, adulé, applaudi partout, grisé
par ce succès inattendu, avait empli Rome de ses accusations, et
tout le monde avait déjà condamné Gallus sans môme attendre
qu'il revînt d'Egypte pour donner ses raisons, ni que l'on discutât
les procès qu'on lui avait intentés. C'était en somme le premier
de ces terribles scandales, à la fois politiques et' judiciaires, qui
vont faire tant de victimes dans les classes élevées sous l'em-
pire; et sa violence soudaine, son extravagante exagération ne
pouvaient que préoccuper vivement les esprits sérieux. Sous
être mis depuis quelques années. Je suppose donc qu'Auguste l'avait installé en
Gaule, dès le début, lorsqu'il commença ses réformes.
(1) Suét., Aug., 26.
(2) Le scandale de Cornélius Gallus dut éclater alors qu'Auguste était absent
de Rome, puisque, comme le dit Dion (53, 23), ce scandale lit fureur en l'an 2G
J^C.
'3) Aram. Marc, 17, 4, 5 : metu nobilitalis acriter indignaise,
i) Dion, 33, 24, nous dit en effet qu'il y eut plusieurs citoyens qui firent voir
indignation an sujet de cette persécution, injuste, ou tout au moins exagérée
Gallus était l'objet.
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100 REVUE DES DEUX MONDES.
prétexte de justice et de correction, le publ
rite sur le malheureux une rancune faroucl
dans les esprits par les guerres civiles. La
mais dans les choses, et non dans les esp
Agrippa, si les hommes les plus éminens di
bon nombre de leurs affranchis et si eniii
habiles étaient devenus très riches pendant
la plus grande partie des sénateurs avaient
destes que, dans la réorganisation de la repu
torial avait été fixé à quatre cent mille ses
tant de chevaliers qui n'osaient plus prenc
sur les quatorze bancs réservés à Tordre é(
avaient perdu leur patrimoine pendant les gu
guste les fit autoriser par le Sénat à s'y ass
Tous ces gens-là naturellement nourrissait
ime âpre rancune contre les grandes fortum
à considérer les palais, les villas, les et
riches comme le résultat de vols perpétrés
leur amertume était d'autant plus grande,
dans Auguste, dans Agrippa, dans Mécène,
du parti révolutionnaire, la spoliation dont
été ou croyaient avoir été victimes (2). L
faites en Egypte, après la conquête, devaier
jalousies violentes dans toutes les classes. C
avait fait sa fortune en Egypte, était en réal
la victime de tous ceux qui ne l'avaient pa
exploitait ce sentiment populaire contre Gi
de détruire im de ces homines novi de la ré^
au moins sur lui de Philippes et des proscri
pauvres, les chevaliers, le peuple suivaient 1'
jaloux des richesses des autres, pleins aui
dance servile pour la noblesse redevenue p
de Gallus, si tous ceux qui avaient fait foi
moyens, et Auguste n'accouraient pas à
perdu. Mais Auguste fut faible, et les amis
rent facilement décourager et effrayer par
(1) Suét., Aug., 40.
(2) On peutretrouveriméme dans les poésies érotiqu
de cette antipathie populaire pour les hommes qui
guerre civile. Voy. Tib., 2, 4, 21; Ovid., Amor., 3, 8, 9.
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LES DÉBUTS DE l'eUPIRE ROMAIN.
101
Jn philosophe aurait pu affirmer qu'à Rome, dans cette
instruite tout entière, depuis le pavé des rues jusqu'aux
s des dieux, avec les produits d'un pillage mondial, Gallus
ien mérité de la République, puisque au moins ce n'était
alie, mais TÉgypte qu'il avait volée.' Ses amis auraient pu
ment demander à la ville devenue soudain si vertueuse,
Gallus avait fait que n'eussent point fait "Agrippa et
;6 et tous les hommes les plus admirés de la génération
5, et que, n'eût désiré faire tout citoyen arrivé à l'âge
;on. Mais la paix aiguisait dans les cœurs de nouveaux
es aussi farouches et aussi vils que ceux de la guerre
tout en les déguisant sous les beaux noms de justice et
iture. Toutes les oligarchies qui ont des origines troubles
puissance peu sûre, finissent par abandonner de temps
ps quelques-uns de leurs membres au ressentiment de
ii'ils dominent. Malheur à ceux qui sont, ainsi sacrifiés !
comme toujours, on était plus disposé à laisser périr son
qu'à renoncer à ses privilèges. On aimait mieux sacrifier
illeux et violent Gallus, que de restituer une partie des
lont on jouissait. Auguste, pour ne pas contrarier l'opi-
ublique et ne pas trop nuire à Gallus, le révoqua et le
. exclu de ses provinces et de sa maison (1); mais ce chà-
trop doux ne pouvait satisfaire le public; puisque Auguste
lit Gallus, c'était qu'il le considérait comme coupable;
lama donc de nouvelles et plus grandes rigueurs. Tout
de abandonna l'ancien prœfectiis Mgypti, De nouveaux
:eurs surgirent de partout avec de nouvelles accusations,
^es et fantastiques, mais auxquelles le public ajoutait
Il semble même que, pour être sûr de sa condamnation,
ssit à déférer son procès au Sénat (3). Mais les esprits
iix ne pouvaient pas ne pas être profondément émus de
lux massacre d'un homme illustre que l'on accusait d'avoir
qui avait servi à la gloire de tant d'autres. Au commen-
lét., Aug.j 66; Dion, 53, 23. En prenant cette décision^ Auguste cherchait
ent à contenter l'opinion publique sans perdre Gallus. Ceci nous montre
iguste, comme il est probable, encouragea d^abord les accusations que
ait contre Gallus, elles produisirent cependant un effet beaucoup plus
ible qu'il ne l'aurait voulu.
:)n, 53, 23; Amm. Marc, 17, 4, 5.
us le savons par Dion, 53, 23 eti)ar Suétone, Aug., 66 : Senalusconsultis
t compulsa.
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:*N.A-.
102
REVUE DES DEUX MONDES.
cernent de l'an 26, Messala, qui noccupait que depuis six jours
la prœfecturaurbis, se démit de ses fonctions en disant qu'il ne
se sentait pas capable de les bien remplir et qu'il ne considérait
pas la charge comme constitutionnelle (1).
Il est probable que la chute de Gallus l'avait effrayé en lui
montrant que le peuple ne comprenait plus les fonctions du
prœfectus. Si le prœfectus jEgypti était tombé dans une telle
disgrâce, à quels dangers ne s'exposerait pas celui qui aurait à
exercer la même charge à Rome? Ainsi les peines qu'Auguste
s'étaient données pour persuader Messala étaient perdues; Rome
restait sans princeps, sans prœfectus, avec un seul consul. Sur-
vint bientôt la catastrophe qui ne pouvait qu'augmenter le
trouble, déjà si grand, des esprits : désespéré de se voir aban-
donné par tous, Gallus s'était donné la mort. Auguste renonça à
chercher un nouveau prœfecttis urbis. Il laissa la ville à la garde
de l'autre consul, Statilius Taurus, voulant espérer que tout irait
bien, et au printemps il commença la guerre, prenant lui-même
le commandement de l'armée (2). On comprend sans peine pour-
quoi le nouveau généralissime cherchait à démontrer qu'il était
capable de diriger seul une guerre, sans les conseils d'Agrippa.
La contradiction qu'il y avait entre son incapacité militaire et sa
charge de commandant eu chef de toutes les légions, n'était ni la
plus légère, ni la moins dangereuse des contradictions au milieu
desquelles il se trouvait pris. Son danger était même accru par
la nécessité évidente de rétablir la discipline surtout dans l'ar-
mée. Auguste avait déjà aboli les abus les plus invétérés; il ne
s'adressait plus aux légionnaires en les appelant » compagnons, »
mais (c soldats; )' il avait exclu rigoureusement des légions les
affranchis, pour renouveler la dignité de l'armée qui devait
être le privilège des hommes libres; il avait rétabli le système
sévère des peines et des récompenses d'autrefois (3). Mais,
(1) Les doux explications nous sont données, l'une par Tacite, Annales^ 6, 11
(f/uasi nescius exercendi]\ l'autre par saint Jérôme, chronique, ad a. Abr., 1991 =
,728/20 {incivilem polesiatem esse contestans). Il me semble que Messala pouvait
alléguer les deux raisons. Quand je prétends que la catastrophe de Gallus put
décider Messala à se retirer, ce n'est évidemment qu'une hypothôBe : elle me
parait vraisemblable parce que Ton peut expliquer ainsi la détermination sou-
daine que prit Messala de s^retirer. Ce qui arrivait à Gallus devait donner à
réOcchir à Messala, car l'autorité de l'un aussi bien que de l'autre dérivait de la
même conception politique : le rétablissement des anciennes prœfecturse,
(2) Dion, 53, 25; Suét., Aug., 30. .
(3) Suét., Aug., 24-25. Je crois que les faits rapportés dans ce passage appar
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE BOMAIN. 103
évidemment, un peu de prestige militaire lui allégerait sa tâche.
Malheureusement Auguste n'était pas né pour commander des
armées. Les Cantabres et les Astures, sachant que s'ils étaient
vaincus, ils seraient déportés au cœur des montagnes pour y
extraire de For, se défendaient avec un courage désespéré ; et
profitant des hésitations d'Auguste, ils le mirent bientôt, par dos
marches habiles et rapides, dans une situation difficile. Il eut la
chance de tomber malade à un moment opportun : et cette ma-
ladie justifia aux yeux des légions son retour à Tarragone et la
transmission du commandement à ses deux légats, Caïus Anlis-
tius et Caïus Furnius (1). Auguste, le pieux Auguste, se contenta
de faire le vœu de bâtir un temple à Jupiter tonnant sur le Capi-
tole, cette fois pour le remercier de ce que, dans une marche, il
avait échappé miraculeusement à la foudre (2). Si donc Rome
ne rentrait pas, grâce à lui, en possession des mines d'or des
Asturies, elle aurait du moins un temple de plus.
Mais après la chute de Cornélius Gallus, un autre incident
étrange était survenu à Rome. Un homme obscur, un certain
Marcus Egnatius Rufus, élu édile pour l'an 26, s'était mis à
exercer sa charge avec un zèle inusité; et tandis que les édiles
laissaient ordinairement brûler les maisons du bon peuple, en
disant qu'ils n'avaient pas ce qu'il fallait pour éteindre les incen-
dies, il avait voulu faire pour le feu ce qu Agrippa avait fait
.pour Teau et Auguste pour les comptes de TÉtat : il avait com-
pose avec ses esclaves quelques compagnies de pompiers, et
comme Crassus, quand les incendies se déclaraient, il courait les
éteindre, maïs gratuitement (3). Cette preuve de zèle inusité
avait suffi à faire Rufus très populaire dans les classes moyennes
et dans le petit peuple, qui tenaient à leurs maisons et à leurs
mobiliers au moins autant qu'à la constitution; les comices
Ueunent aux premiers temps du gouvernement d'Auguste. Nous verrons en effet
que dans les derniers temps la discipline dans les années s'était de nouveau tout
à fait perdue.
(1) Dion (53, 25) ne cite qu'un seul légat : C. Antistius. Florus, 2, 33, 51 (i, 12,
51) en nomme trois ; Antistius, Furnius et Agrippa. Orose (6, 21, 6) en cite deux :
Antistius et Firmius. U n'y a donc pas de doute au sujet d'Antistius. Pour ce qui
est d'Agrippa, je suis porté à croire que Florus a fait une confusion avec les guerres
postérieures. Nous savons en effet qu'en l'an 27 et en Tan 25 Agrippa élait à Kome ;
Bt en outre, Orose ne parle pas de lui dans cette guerre. Quant au Icfjatus au sujet
''uquel Orose et Florus ne sont pas d'accord, il est assez vraisemblable de sup-
oser que ce fut ce C. Furnius, qui fut consul en l'an H av. J.-C.
(2) Suét., Aug., 39; Mon. Ane, i, 5.
(3) Dion, 53, 24; Vell., 2, 91, 3.
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REVUE 1>ËS DECX mondés.^
approitvé une loi, qui ordonnait de lui rembourser tout
[ avait dépensé pour le public (1); et comme les élefetions
25 approchaient, ses admirateurs voulaient le nommer
t préteur (2), en dépit de la loi, et à Tencontre de$ prin-
[e légalité constitutionnelle qu'Auguste et ses amis se
îut tant de peine pour rétablir. La noblesse s'irrita. Elle
le pompier trop zélé d'éteindre à Rome les incendies, mais
umer dans les esprits les passions démagogiques (3). La
noblesse et les conservateurs à outrance reprenaient cou-
mesure que dans les classes élevées, parmi les sénateurs
s respectables, parmi les chevaliers, et même dans la
noyenne, s'accentuait l'aversion pour les hommes et les
de la révolution ; à mesure que l'opinion publique dans
les classes sociales, comme il arrive souvent après les
ions, était plus portée au respect de l'aristocratie histo-
de la richesse, des gloires antiques et prenait en haine les
s ambitieux qui étaient entrés au Sénat après les ides de
[es considérant comme indignes de représenter la majesté
ne dans la grande assemblée. Enhardie par la chute de
la vieille noblesse osait donc maintenant accuser Rufus
er une sédition avec ses pompiers, de renouveler les pires
)ns démagogiques d'autrefois; saris même prendre garde
fus ne faisait que suivre l'exemple d'Agrippa et d'Auguste.
is cette fois la noblesse se trompa. Rufus n'avait pas seu-
, comme Gallus, écrit de belles poésies et conquis des pro-
il avait sauvé du feu les habitations du petit peuple de
La faveur du peuple pour sa candidature illégale à la
5, grandit très vite; Statilius Taurus qui, en qualité de
, présidait les élections, n'osa pas effacer son nom de la
ion, 53, 24.
îU., 2, 91, .3.
ion, 53, 24. La haine politique des grands pour Rufus remplit le cha-
du livre 11 de Velléius. Cette haine seule peut expliquer Topposition
hautes classes firent à Rufus. Jusqu'à la conjuration contre Auguste,
une représaille à la suite de l'InjusUce qu'il avait subie, — si toutefois
ion était vraie, — Rufus n'avait commis aucune action condamnable,
lui-même, qui lui est si opposé, ne sait citer aucun fait qui justifie l'aver-
! la noblesse avait pour lui. Son zèle pour éteindre les incendies^ même
un peu bruyant et intéressé, n'en était pas moins louable et la haine poH-
Lile pouvait lui en faire un reproche. Rufus ne faisait pour les incendies que
grippa avait fait pour les eaux. Dion d'ailleurs le loue en disant (53, 24} :
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LESs DÉBUTS DE l'eMPIBE ROMAIN. 105
liste des candidats; et Rufus fut élu (1). Tandis qu'Auguste était
au loin, dans cette Rome où Ton était si pressé en paroles de
rétablir la constitution aristocratique et de Tadapter aux besoins
de ('époque, un homme allait donc remettre les partis aux prises,
surexciter à la fois les impatiences révolutionnaires des classes
populaires et l'outrecuidance de la noblesse redevenue puis-
sante. Cet homme était un pompier ! Pourvu que les inceadîos^
fussent promptement éteints, le peuple n'hésitait pas à violer Uis^
principes fondamentaux de la constitution rétablie deux ans
auparavant au milieu de la joie universelle. Et pour faire sentir
de nouveau sa force, l'aristocratie, sous prétexte de combattre la
démagogie, voulait que le peuple laissât brûler ses maisons; elle
ne s'attaquait pas seulement à Rufus, elle s'élevait aussi contre
ce premier essai de réforme des services publics qu'Auguste et
Agrippa cherchaient prudemment à introduire dans l'adminis-
tration, en organisant d'abord des services , privés d'esclaves.
Cepeûdant l'aristocratie qui avait si facilement renversé Gallus,
poète célèbre, guerrier illustre, homme très puissant, avait été
vaincue à son tour par Rufus, qui n'avait pas d'autre mérite
que d'avoir éteint quatre incendies. Quelque ridicule que fût le
contraste, tout le monde se résigna à le subir en silence. Auguste
lui-même prît le parti de donner la préfecture de l'Egypte, c'est-à-
dire la charge la plus importante de l'empire après la sienne, à
un obscur chevalier, un certain Caïus Pétronius, probablement
parce que tous les personnages de marque, effrayés du sort de
Gallus, refusaient cette charge (2) ; et i] continua à s'occuper
(1) Dion, 53, 24.
(2) Qui fut le second prse^ectus Mgypii? iElius Gallus ou Pétronius? La ques-
tion a été très discutée par les savans allemands. Mais s'il est impossible d'arriver
à une conclusion certaine, il me semble que les plus grandes probabilités sont
pour Pétronius. J'admets avec Gardthausen que fe vague ûorrepov de Strabon (11,
1, 53) n'est qu'un faible argument; mais il y en a d'autres. Notons d'abord qu'un
autre passage de Strabon (17, 1, 54) nous indique que la même année, — l'an 25
av. J.-C. comme nous le verrons bientôt, — ^lius Gallus et Pétroniuô étaient
tous les deux en Egypte, et que l'un fit l'expédition d'Arabie, l'autre celle de
Nnmidie. L'un devait donc agir en qualité de prœfeclus ASgypti, l'autre en qualité
d'officier subordonné. Or Josèphe (15, 9, 1 et 2) nous dit clairement que dans la
treizième année du règne d'Hérode (du printemps de l'an 25 au printemps de
m 24 av. J.-G.)^ i^étronius était iiçapx^Ç d« l'Egypte, c'est-à-dire prœfecius; et
3) que iElius Gallus fit l'expédition dans la Mer-Rouge. Ainsi, selon Josèphe,
iilius Gallus était un officier subordonné. Pline confirme la chose ; en effet, quand
raconte (6, 29, 181) l'expédition de Pétronius en Ethiopie, il rappelle « chevalier
t préfet d'Egypte; » tandis que, quand il raconte l'expédition d'^filius en Arabie
, 28, 160), il rappelle seulement cheyaUejr. Ce ténioi^a^e, à lui seul, n'au-»
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106 ' REVUE DES DEUX MONDES.
seulement de chercher dans toutes les régions de l'empire des
métaux précieux, tandis qu'il suivait de Tarragone la guerre
contre les Cantabres et les Aslures, dirigée par ses généraux.
Il préparait pour Tannée suivante (Fan 25) deux expéditions :
Tune dans le territoire des Salasses, — aujourd'hui le val
d'Aoste, — pour s'emparer 'dans les Alpes de la vallée la plus
riche en mines d'or; et une autre à l'intérieur de l'Arabie, pour
s'emparer des trésors des Arabes.
Rome était ainsi abandonnée à elle-même, dans la tranquil-
lité somnolente de cette époque sans grandes entreprisés, sans
événemens retentissans, sans impressions vives ; et dans ce néant,
la concorde, qui s'était rétablie en apparence après Actium, se
désagrégeait peu à peu. Peu à peu, une incohérence étrange
d'idées et de sentimens contradictoires avait troublé chez tous la
notion exacte des moyens et des fins, l'accord entre les paroles et
les actes, entre les doctrines et la praticjue. Si l'ordre était rétabli
tant bien que mal et si, des anciennes discordes, il ne restait
plus, répandu dans l'air, qu'un nuage léger de vagues ressenti-
ïnens, Rome n'en commençait pas moins à se mettre en contra-
diction et en guerre avec elle-même. La République avait été
rétablie; on s'efforçait de revenir aux institutions d'autrefois; il
se reformait dans la noblesse un parti qui travaillait à assurer
de nouveau aux grandes familles le pouvoir, écartant des ma-
rait pas grande valeur; ce (|ui lui en donne, c'est qu'il est confirmé par
Josèphe. En outre, comme il s'agit d'une expédition secondaire, il n'est pas sur-
prenant que l'on ait envoyé un officier^subordonné et que le prœfectus soit resté
en Egypte. Rome était trop désireuse de voir l'ordre se -maintenir dans ce pays
pour en éloigner à la légère son premier magistrat. Enfin Strabon nous fournit
un autre arguujent pour soutenir qu'^Ëlius Gallus fut préfet de l'Egypte non seu-
lement après Pétronius, mais même plusieurs années après celles dont il est ici
queh'tion, et que, par conséquent, il est probable que Pétronius fut préfet pendant
de longues années, ou qu'entre Pétronius et .Elius Gallus, il y eut d'autres préfets.
En.eiret, Strabon ('2, 5, 12) nous dit que quand ^\\\xs Gallus éiOiii prœfectus jEffypli,
il vit avec lui le port de Miosorme dans la Mer-Rouge, où étaient réunis
i20 vaisseaux, qui faisaient le commerce avec l'Inde, tandis que sous les Ptolé-
mées, le nombre en était beaucoup moins considérable. Il nous dit encore (16, 4,
24) qu'au temps de l'expédition de Gallus en Arabie, le commerce indien et arabe
passait par la route de Leucocome, de Pctra et de Syrie; tandis qu'ensuite (vwi Se)
presque tout le commerce passait par Miosorme. Il y eut donc une déviation des
cuurans commerciaux qui, quatre ou cinq ans après la chute» des Ptolémées, ne
• pouvait encore être advenue. Le voyage de Strabon et de Gallus à Miosorme dut,
par conséquent, avoir lieu beaucoup d'années après l'expédition en Arabie. Pétro-
nius fut donr le second prspfeclus A^rfypti;ei Jillius dirigea l'expédition d'Arabie
comme legatus d'Auguste, mais en qualité d'officier subordonné. On n'est pas d'ac
■*"cord sur le prsenomen de Pétronius : Pline l'appelle Publius et Dion Caïus.
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 107
gistratures les sénatetirs d'origine plébéienne qui n'étaient entrés
dans la Curie que par les portes que la révolution avait ouvertes;
on voyait môme renaître la morgue et toutes les vanités d'une
aristocratie trop puissante; et cela allait si loin que ces nobles
affectaient même du dédain pour Agrippa, dont ils étaient en
réalité furieusement jaloux (1). Mais le zèle civique, qui était
Tàme de l'ancien régime aristocratique, ne se rallumait pas; tout
le monde évitait maintenant les charges laborieuses et dispen-
dieuses, qui étaient si recherchées autrefois. Bien qu'on eût
ouvert aux jeunes gens la route des honneurs, il n'était pas facile
d'emplir de noms honorables les listes des candidats. 11 fallait
continuellement recourir à des expédiens extraordinaires, pour
empêcher les services publics les plus importans, celui des routes
par exemple, de tomber dans un abandon complet (2). La plu-
part des sénateurs, au lieu de dépen gt leur fortune dans les
charges publiques, comme Tavait con:>eillé Cicéron, se dispu-
taient les magistratures lucratives, comme celle du prœfectiis
xrarii Satumi (administrateur du trésor), ou cherchaient à
gagner de l'argent comme avocats, en acceptant des indemnités
pour les plaidoiries, malgré la lex Cintia qui défendait de rece-
voir aucune récompense pour des actes d'assistance légale (3). 11
était facile de déplorer ce désordre, mais comment y remédier?
La plupart des sénateurs possédaient à peine le cens sénatorial,
et avec 400000 sesterces, non seulement il était impossible de
faire des largesses au public, mais c'était à peine si Ton pouvait
vivre hon9ètément. Le principe de la gratuité des fonctions
publiques, si essentiel à l'ancienne constitution, s'accordait mal
avec la nouvelle situation économique de la société romaine,
où les uns étaient trop riches et les autres trop pauvTes. D^autres
contradictions venaient encore aggraver et compliquer, dans lî^
vieille République, le contraste entre les exigences de la vie
privée et le devoir civique. Tout le monde vantait la simplicité
et la parcimonie d'autrefois ; cependant, Auguste lui-même et ses
amis, par les grandes dépenses qu'ils faisaient à Rome, éveil-
laient dans toutes les classes le goût du luxe.
(î) Voyez Sénèque, Conlrov., 2, 4 (12), 13; page lo5 B.
2) Pour ce qui est de la difûculté de pourvoir à l'entretien des routes, voyez
I. L.,.VI, 1464 et loOl, et les observations de Hirschfeld, Vntersuckungen auf
n Geifieie der rôm. Verwallung^ Berlin, 1876, 1, pa^es 110 et iil.
[Z] Noos verrons en effet que quelques années plus tard Auguste renouvela la
Cintia.
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REVUE DES DEUX MONDES.
s'imaginait avoir repoussé à Actium une agrès
, elle jie savait pas, après la victoire, résist
B invasion égyptienne, moins visible, mais
que celle des armées d'Antoine et de Gléop^
ute de la dynastie des Ptolémées, les artistes
'objets de luxe, les artisans qui avaient travaillé ]
îxandrie, pour ses eunuques et ses hauts peri
t allés chercher du travail et du pain dans la gr«
t le successeur des Ptolémées et où avaient été tri
imenses trésors de TÉgypte. Ils étaient revenu
les uns après les autres en Italie; ils débarqua
et si les plus modestes d'entre eux s'arrêtaient c
a Gampanie, depuis Pompéi jusqu'à Naples, d'au
me où ils ne trouvaient pas des palais somptuei
successeur des Ptolémées. Auguste habitait su
lille maison d'Hortensius, et plusieurs maisons <
•uites par différens propriétaires, qu'il avait lo
même à différentes époques et réunies tant 1
y faisant des réparations (1).
es trouvaient au contraire du travail auprès
les plus riches de l'aristocratie sénatoriale
s'occupaient à reconstruire, sur les ruines d
ne nouvelle Rome plus somptueuse que l'ancier
t disposés à leur faire bon accueil. La conquête
légende d'Antoine et de Cléopâtre, pBr une
s si nombreuses de cette époque, avaient attiré 1
es choses égyptiennes. Bon nombre des homme
1 parti d'Auguste avaient fait la campagne d'Égy[
lOurné de longs mois à Alexandrie ; ils avaient v
ons àèê riches seigneurs égyptiens ; ils s'étaient [
sèment parmi les splendeurs de l'immense pa
s; ils avaient rapporté d'Egypte des meubles,
sus et des objets d'art. Beaucoup y avaient fait 1
partageant les biens de la couronne et les bi
est probable que la partie la plus considérable
'Auguste, de sa famille (2) et de ses amis é
5; Suét., /!w.7., 72.
s déjà dit, à la page 250 du tome IV de Grandeur et D
u'Auguste et Mécène avaient des propriétés en Egypte; Jost
it qu'Antonia, la mère de Drusus, avait un administrateui
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 109
venu d'Egypte. Le nouveau luxe qui se répandait en Italie était
alimenté surtout par TÉgypte; beaucoup de riches Romains
avaient des affaires en Egypte et étaient obligés d'y aller de
temps en temps ou d'y envoyer des agens. Les contacts entre
l'Italie et l'ancien royaume des Ptolémées devenaient donc de
plus en plus fréquens; le commerce se développait en faisant
la richesse de Pouzzoles; avec les marchandises, l'or et l'argent,
on transportait en Italie aussi des usages, des mœurs et des idées
égyptiennes.
La conquête de l'Egypte ne tarda pas à faire sentir son
influence sur la vie romaine, contre-balançant bien vite ce goût
pour le romanisme archaïque, ce fanatisme national, que la
crise d'Actium avait surexcité. Un grand désir d'art, de luxe, de
choses nouvelles, avait ainsi été contracté par bien des gens en
Egypte, et, la contagion aidant; il gagnait peu à peu en Italie
ceux qui n'avaient jamais mis le pied dans le royaume des
Ptolémées, et qui avaient fait fortune ou qui n'avaient pas été
ruinés pendant la révolution. Aussi, bien que tout le monde
continuât à se dire l'admirateur de l'antique simplicité romaine,
des palais s'élevaient dans les différens quartiers de Rome et
jusque sur l'Esquilin, l'ancien cimetière des pauvres, qui se
garnissait de belles habitations, grandes et petites, depuis que
Mécène y avait construit une somptueuse demeure (1). Il était si
doux, après tant de périls et d'émotions, de jouir de la paix et du
repos dans une belle maison! L'art alexandrin, qui était le plus
raffiné, le plus riche, le plus vivant de tous, se présentait au
bon moment, pour satisfaire ce désir confus de nouveauté et
d'élégance, et aussi pour l'exciter et le répandre; pour trans-
porter de la métropole des Ptolémées à Rome*, dans les de-
meures des nouveaux maîtres du monde, sur les murs, sur les
voûte», sur le mobilier domestique, toutes les belles décorations
inventées pour le plaisir des anciens maîtres de l'Egypte. Les
parois des salles étaient divisées en compartimens encadrés de
festons, d'amours ailés, de masques, et les peintres alexandrins
y peignaient, les uns des scènes tirées d'Homère, de Théocrite.
de la mythologie; d'autres, certaines de ces scènes dionysiaques
^ypte, ce qui prouve qu'elle y avait de grandes propriétés. Ce devaient être
ie partie ;de la fortune accumulée par. Antoine en Egypte; Dion (5J, i'6) nous dit,
i effet, que les filles d'Antoine et d'OctaVie reçurent ypr^itAxa, anro tcSv ^arpcocov.
(1) flor., Sat., 1, 8> 14; Carm., 3, 29, 10.
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HO REVUE DES DEUX MONDES.
qui plaisaient tant h l'Egypte des Ptolémées; d'autres, comme le
célèbre Ludius, y faisaient de petits tableaux de genre où ils
mêlaient avec un grand talent les élégances de Tart et les beautés
de la nature. On y voyait des collines et des plaines parsemées
de villas, de pavillons, de tours, de belvédères, de portiques, de
colonnades, de terrasses; ombragées de palmiers élancés et de
grands pins parasols; sillonnées de ruisseaux sur lesquels étaient
d'élégans petits ponts d'une seule arche ; peuplées d'hommes et
de femmes qui se promenaient, se rencontraient et conversaient
gaiement. On peut, dans la maison de Livie sur le Palatin ou dans
le musée des Thermes de Dioclétien, admirer plusieurs chefs-
d'œuvre de cette peinture décorative, raffinée, élégante, tout
imprégnée d'un vague érotisme, et qui, dans certaines pièces plus
retirées de la maison, jette les voiles et devient obscène. D'autres
artistes recouvraient les voûtes de stucs semblables à ceux dont
il reste aussi des vestiges si merveilleux dans le musée des Thermes
de Dioclétien, réalisant les mêmes petits tableaux de genre, les
mêmes paysages ingénieux, les mêmes scènes bachicpes sur la
blancheur uniforme du stuc, non plus par le relief des couleurs,
mais par la légèreté et la vigueur incomparable du modelé.
Chaque petit tableau était encadré d'ornemens très gracieux,
d'arabesques et de plantes, d'amours, de griflfons qui se termi-
naient parfois en arabesques, de victoires ailées qui se dressaient
sur la pointe de leurs pieds. Des sculpteurs alexandrins incrus-
taient aussi les murs de marbres précieux ; des mosaïstes d'Alexan-
drie composaient sur les pavemens des dessins merveilleux; et
pour orner ces salles les marchands offraient encore des ouvrages
d'Alexandrie, de somptueux tapis, de magnifique vaisselle, des
tasses d'onyx et de myrrhe (1).
Mais ces demeures si élégantes, où les Grâces s'empressaient
autour du maître pour charmer à chaque instant ses regards
par la vue de quelque beau paysage, de quelque joli orne-
ment, de quelque gracieux corps de femme nue, ces maisons
peintes, revêtues de stucs, pleines de marbres magnifiques, de
meubles riches, d'Amours, de Vénus, de Bacchus, de peintures
sensuelles et obscènes, pouvaient-elles être en même temps les
enceintes presque sacrées, où se réunirait de nouveau, pour
les devoirs et les occupations sévères, l'ancienne petite mo-
(1) J'ai puisé les éléinens de celte description dans le bel ouvrage de M. Courbaud,
Le Bcts-Relief romain à représentations historiques. Paris, 1^99, p. 344 et sniv.
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•LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. IH
narchie familiale de Rome que tout le monde disait vouloir
recoxistituer? L'architecture de la maison traduit à toutes les
époques la structure de la société, et le fond des âmes. Ces nids
des Grâces ne pouvaient plus donner asile à Tamour antique,
qui n'était que le devoir civique de la propagation de Tespèce à
accomplir dans le mariage, mais seulement à Tamour nouveau,
â l'amour des civilisations intellectuelles, raffiné par mille arti-
fices et qui n'est plus qu'une jouissance égoïste des sens et de
l'esprit; dans ces belles demeures s'achevait l'évolution qui, en
quatre siècles, avait transformé la famille, en avait fait d'une
organisation autoritaire, rigide et fermée, la forme la plus
libre d'union sexuelle qui se suit jamais vue dans la civilisation
occidentale, assez semblable à cet amour libre que les socia-
listes considèrent aujourd'hui comme le mariage de l'avenir. Ce
n^étaient plus les formalités et les rites, mais le consentement,
une certaine condition de dignité morale et, pour employer les
termes romains, « l'affection maritale » qui faisaient le ma-
riage, de même que les dissentimens, l'indignité et une indiffé-
rence réciproque le défaisaient. Le seul signe visible de l'union,
et cela plutôt par habitude que par nécessité juridique, était la
dot. Si un homme emmenait vivre avec lui une femme libre,
de famille honnête, ils étaient par cela même considérés
comme mari et femme, et ils avaient des enfans légitimes. S'il
ne leur plaisait plus d'être mari et femme, ils se séparaient, et
le mariage était rompu. Tel était dans ses traits essentiels le
mariage à l'époque d'Auguste. La. femme était désormais dans
la famille à peu près libre et l'égale de l'homme. De son an-
cienne condition d'éternelle pupille, il ne lui restait plus que
l'obligation d'être assistée d'un tuteur, quand elle n'avait ni père,
ni mari, et qu'elle voulait prendre un engagement, faire un tes-
tament, intenter des procès, ou vendre une res mancipi. Avec
cette forme toute nouvelle du mariage, que devenait la
famille, maintenant que disparaissaient, chez les femmes de la
haute société, les anciennes vertus féminines, la modestie,
l'obéissance, le goût du travail et la pudeur (1)? maintenant
(1) Que Ton remarque combien paraissent exceptionnelles les louanges .
idressées à la femme dans ce qu'on est convenu d'appeler l'éloge de Turia.
Z» 1. L., VI, 1527, V. 30-31 : domestica bona pudicitiae^ obsequii, comifatis, facilitatis,
lanificii axlsiduilatis, religionis sine superstilione, omalus non conspicuiy cultus
modici ?
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REVUE DES DEUX FONDES.
oète souhaitait mal de mort à ceux qui
5 émeraudes et teignent avec la pourpri
nches » parce qu' « ils excitent les jeun
es vêtemens de soie, et les brillans coqi
je? »
itume, sans l'appui d^aucune loi, avait pi
'lias de jadis le mariage comme un dev<
itume et la loi lui reconnaissaient aussi d
linistration de tous les biens, et un pou
e sur les membres de la famille. Mais le
ne d'Auguste n'était plus que l'ombre et 1
solennel et terrible paterfamilias romaii
it-il, hormis celui de dépenser une partie d
d il épousait une femme intelligente, ruséi
:[ui avait pour se défendre un haut parente
d'admirateurs? Non seulement il ne pouve
ir beaucoup d'enfans et à donner tous sei
, mais il ne pouvait même plus s'opposer i
ni la contraindre à lui rester fidèle. La
iites les libertés, mêm^e celle de l'adultère^
s osé usurper les droits du paterfamilias e
tnestique, en punissant l'adultère; et per
oquer le tribunal domestique qui seul aun
coupable. D'ailleurs, il n'aurait plus ét^
nort la femme qui avait failli ; et elle pouvî
aux autres peines plus douces, infligées p
relégation à la campagne, en divorçant. C
jues idéalistes qui subsistaient encore, on
devoir civique, mais par calcul, soit que
me belle, que l'on convoitât une riche dol
Hier à une famille puissante. Bien des gen
ne trouvaient plus leur compte dans l'unio
îherchaient à se consoler en changeant
ijourd'hui on change de domestique ; d'ï
célibataires ou prenaient pour concubine
unions n'étaient pas considérées comi
par conséquent ne donnaient pas d'enfai
encore là un avantage pour le père
5, 2, 4, 27 et suivftnte§.
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LES DIÊBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 113
adopter les enfans qu'il préférait et leur donner son nom (1).
Le contact des grandes fortunes avec la gêne de ceux qui
n'avaient qt'une petite aisance et qui étaient de plus en plus
attirés pgr le grand luxe, faisait naître une dépravation encore
pire. Parmi les femmes issues de familles de chevaliers ou de
sénateurs peu riches et qui avaient épousé des chevaliers ou
des sénateurs n'ayant eux-mêmes qu'une petite fortune, bon
nombre travaillaient, avec le consentement de leurs maris, à
faire une sorte de contre-révolution singulière, en reprenant aux
Grésus de Rome, grâce à leurs caresses, une partie des biens dont
ceux-ci s'étaient emparés par violence et gr&ce à la révolution.
Malgré leur goût pour la morale sévère des anciennes époques,
les hautes classes jugeaient avec indulgence cette prostitution
élégante, parce que les uns en tiraient du plaisir et les autres de
l'argent. L'adultère, que dans l'ancien droit le mari pouvait punir
en tuant sa femme et son amant, devenait pour beaucoup de
chevaliers et de sénateurs un excellent commerce ; et l'on voyait
grandir à Rome le nombre des femmes dont on savait que leur
cœur se vendait aux enchères* Quelle chute pour cette noblesse
qui était restée si longtemps à l'abri du soupçon et du mépris ! Un
des poètes les plus sceptiques de l'époque semble avoir lui-même
éprouvé un jour un frémissement de douleur et d'horreur en
voyant la noblesse romaine précipitée des hauteurs d'une vertu
impérieuse et fière dans l'avilissement de cette prostitution mon-
daine; et il a fait raconter cet obscur mais terrible drame de
rhistoire de Rome, par la porte d'une maison illustre, en quelques
vers que l'on ne peut pas lire sans émotion, tant ils sont tragiques,
bien que le poète veuille plaisanter comme à l'ordinaire. « Moi
qui m'ouvrais jadis, dit la porte pour les grands triomphes....,
moi dont le seuil a été foulé par tant de chars dorés et qui fus
baignée par les larmes de tant de prisonniers supplians, je gémis
(1) Voici une liste de passages trouvés dans les poètes de ce temps qui font
allusion à cette dépravation et lancent leurs imprécations contre les vénalités de
ramour : Horace, Carm., 3, 6, 29. — Tibulle, 1, 4, 59; 1, 5, 47 et suiv.; 1, 8, 29 et
suiT. ; 2, 3, 49 et suiv.; 2, 4 (toute l'élégie); i, 7. — Properce, 1, 8, 33 et suiv. —
Ovide, Am., i, 8; 1, 10; 3, 8; 3, 12, 10; Ars Amat,, 2, 161 et suiv.; 2, 275 et suiv.
II me semble peu probable qu'un motif répété aussi souvent et sous tant de
'ormes diverses, avec tant de détails vifs et précis, soit purement conventionnel
it provienne d'imitations littéraires. 11 pouvait y avoir de l'exagération dans
ette peinture de mœurs, mais elle devait cependant être prise sur la réalité.
9ous verrons en effet que la legc JuUa de aduUeriis essaya de punir ce honteux
>mmerce.
TOME XXXIX. r- 1907. 8
» . -
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114 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenant la nuit sous les coups d'hommes qui se quet*ellent
ivres devant moi, sous les mains indignes qui viennent me frapper.
Tous les jours je suis ornée de couronnes Infâmei, et je vois
à mes pieds les torches laissées par Tamant qui n'a pas été reçu.
Je ne peux plus défendre les nuits d'une femme trop célèbre,
moi qu'on a, après tant de gloire, livrée au scandale par des
vers obscènes. Ah ! cette grande dame ne se soucie guère de mé-
nager mon honneur; elle tient à être plus dissolue encore que
l'époque où nous vivons (1). » Cependant, si en Italie il y avait
encore des familles fécondes, personne dans cette petite oli-
garchie, qui croyait présider à Rome à la reconstitution du passé,
ne donnait l'exemple d'avoir beaucoup d'enfans. Auguste n'avait
qu'une fille ; Agrippa n'en avait qu'une également ; Marcus
Crassus, le fils du richissime triumvir, n'avait qu'un fils ; Mécène
n'avait pas d'enfans, ni non plus Lucius Cornélius Balbus qui
était célibataire. M. Silanus avait deux enfans, et Messala, Asi-
nius et Statilius Taurus en avaient trois. Les familles de sept ou
huit enfans, si nombreuses jadis, ne se rencontraient plus. On
croyait avoir bien rempli son devoir envers la République quand
on en avait un ou deux, et même bien des gens cherchaient à
se soustraire au devoir ainsi réduit.
,,, ut careat rugarum crimine venter (2).
Au lieu de se marier, il était pour les hommes plus sûr et
plus agréable de choisir une maîtresse parmi ces grandes dames
ou parmi les affranchies, les chanteuses syriaques, les danseuses
grecques et espagnoles, les blondes et belles esclaves de Germa-
nie et de Thrace, qu'on instruisait dans l'art du plaisir pour les
maîtres du monde. L'amour égoïste, la volupté stérile et le plaisir
contre nature que les anciens Romains avaient chassés de leur
ville avec tant d'horreur, étaient maintenant, et à l'heure même
où Ton vantait si fort le passé, admis aussi bien dans les mœurs
que dans la littérature. Deux poètes illustres, choyés et pro-
tégés par les grands, Tibulle qui était le favori de Messala, et
Properce qui était l'ami de Mécène, créaient définitivement la
poésie erotique romaine qui développait dans des formes lit-
téraires imitées des Grecs une psychologie de l'amour sen-
(1) Properce, 1, 16, 1 et suiv.
(2) Voyez les deux élégies d'Ovide, dont on pourrait dire qu'elles sont d'une
naïveté terrible : Amor.,. 2, 43 et 14.
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. H5
suel, puisée en partie à la poésie grecque, en partie à l'expé-
rience.
Elégans, tendres, parfois aussi fades et maniérés, les deux
poètes se plaisaient à décrire les beautés visibles ou cachées de
leurs maîtresses, vraies ou imaginaires ; h analyser le souvenir
des voluptés déjà éprouvées, ou le désir des voluptés attendues;
à exprimer la joie et lïvresse de Famour partagé ou les impré-
cations et les fureurs de la jalousie ; à évoquer autour de leurs
amours les fables de la mythologie grecque ou à les entourer de
descriptions exactes des mœurs contemporaines. Mais tous les
deux, en composant leurs beaux distiques, travaillaient sans le
savoir à affaiblir non seulement la \neille famille et la vieille
morale, mais aussi la vieille armée romaine. Properce et Tibulle
commençaient au* nom du dieu Éros cette propagande antio^ili-
tariste qui sera continuée pédant trois siècles sous différens
points de vue et par de très nombreux écrivains, jusqu'à ce
qu'elle livre TEmpire désarmé aux barbares.
« Tu te plais, ô Messala, s'écrie Tibulle, à combattre sur
terre et sur mer, pour montrer ensuite dans ta demeure des
dépouilles ennemies, mais moi je suis enchaîné par les caresses
d'une jeune beauté (1). » «' Il était de fer, ô belle, celui qui
pouvant t'a voir a préféré le butin et la guerre (2). » Tibulle
vante la simplicité des mœurs, il aime la campagne, sa tran-
quillité et ses vertus; il songe avec émotion et mélancolie
à l'âge d'or, alors que les hommes étaient bons et heureux, et
il maudit les convoitises impures de son époque de désordre et
d'agitations. Mais les éloges qu'il fait de la simplicité ont pour
origine des motifs bien différens de ceux sur lesquels s'ap-
puyaient les traditionalistes et les militaristes de son temps.
Ceux-ci désiraient corriger les mœurs et les ramener à la simpli-
cité et à l'austérité de jadis, pour refaire une génération d'hommes
vaillans. Us considéraient la simplicité des mœurs comme la
condition nécessaire de toutes les vertus militaires. Tibulle au
contraire regarde la guerre, la cupidité, le luxe, comme des
fléaux de même famille et également détestables, car l'un ne
vient jamais sans l'autre. « Combien l'homme était heureux sous
' règne de Saturne (3)... Il n'y avait ni armées, ni haines, ni
[i\ Tibulle, 1, 1, 53 et suiv.
2) Ibid., I. 2, 63 et ?uiv.5
3) Ibid., 3, 33.
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
guerres ; Fart criminel d'un cruel forgeron
martelé Tépée (1)... » « Quel est celui qui
Tépée terrible ? Ce fut un barbare, un homn
qui déchaîna les massacres et les guerres, et
de la mort. Mais non, ce n'est pas la faute
c'est la nôtre, à nous qui tournons contre nouî
nous avait donné pour lutter contre les bêt
faute de l'or. Il n'y a pas eu de guerre, tant
dans une coupe en bois (2)... 0 dieux Lares, <
flèches d'airain (3)... Âimez-moi ainsi, et qu(
la guerre (4)... Quelle folie de courir au-devc
Combien il est plus digne d'éloges celui qu'i
seuse surprend parmi ses enfans dans une pe
Oh ! vienne la paix et qu'elle féconde nos cai
qui la première a courbé soiis le joug le cou
labour; c'est elle qui a cultivé la vigne et tii
pour que le fils pût boire le vin récolté pa
pendant la paix reluire le soc de la charrue
que l'épée se rouille (7). » Et cet amour qui
qui a peur de l'épée, qui cherche ime retra
des villes populeuses et des campagnes solita
de plaisirs sensuels et de fantaisies sentimen
la première élégie du second livre, l'invoque
des dieux Lares ; il le place parmi les divini
famille qu'il rend stérile! Il finit par imagin
pourra triompher de la férocité qu'ont fait n
les guerres civiles ; si bien que les voluptés d
raissent comme la force purificatrice et réj
époque pervertie et corrompue (8). Moins U
mental, mais plus passionné. Properce se van
pour un ancien Romain ! — de renoncer {
femme à la gloire, à la guerre, et au pouvoir
(1) TibuUe, I, 3, 47.
(2) Ibid., I, 10, 1 et suiv.
(3) Ibid., I, 10, 25.
(4) Ibid., 1, 10, 29.
(5) Ibid., I, 10, 33.
(6) /6trf„ I, 10, 39.
(7) Ibid., I, 10, 45.
(8) Ibid., 2, 3, 35 : Ferrea non Venerem, sed praedam s
(9) Propérce, 1, 6, 29.
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 117
d'6tre devenu célèbre à cause de l'amour qu'il a pour elle, et il
déclare qu'il ne veut point d'autre renommée que celle de poète
erotique (1). Il s'écrie qu'il peut monter jusqu'aux astres les
plus hauts maintenant c[ue Gintîa s'est donnée à lui (2), et il
affirme que rien ne vaut une nuit passée avec elle (3). « Que
serait pour moi la vie sans toi? Tu es à toi seule ma famille,
ma patrie, tu es mon unique joie, ma joie éternelle (4). » Et
après avoir fait se lamenter la porte de l'illustre maison patri-
cicmne sur la décadence de la grande dame qui y habite, il la
fait s'attendrir devant les plaintes de l'amant qui n'a pas encore
réussi c< à l'ouvrir avec des présens. »
Et les hommes qui devaient présider au rétablissement du
passé, admiraient ces poésies et en protégeaient les auteurs! Mais
la contradiction était partout.. On voulait de nouveau faire de la
guerre et de la politique, la seule occupation des grands; et
parmi les sénateurs et les chevaliers se répandait au contraire
le goût de toutes les œuvres que la morale antique considérait
comme indignes. Combien d'entre eux, par exemple, n'auraient-
ils pas voulu se faire acteurs (5) I Le théâtre fascinait les neveux
des conquérans du monde, qui avaient pourtant joué bien d'au-
tres drames, sur des scènes plus vastes et devant un public plus
nombreux. On réparait partout à Rome des temples et des sanc-
tuaires ; on en construisait de nouveaux; on rétablissait avec une
minutie prétentieuse l'ancien cérémonial religieux ; mais l'esprit
de la religion latine agonisait dans les formes trdp artistiques et
trop grecques dont on revêtait maintenant les choses sacrées.
L'ancien culte romain était une austère discipline des passions,
qui devait préparer les hommes aux devoirs les plus pénibles de
la vie privée et publique; mais les dieux austères, qui symboli-
saient les principes essentiels de cette discipline, n'étaient plus h
leur place dans les somptueux temples de marbre, comme celui
d'Apollon qu'Auguste avait inauguré en Tan 28. Ils perdaient
leur caractère en prenant le nom des divinités grecques et en
se montrant comme elles sous la forme de très belles statues à
demi nues. Si le polythéisme grec venait de la même source que
(1) Properce, 1, 7, 9.
(2) Ibid., 1-, 8, 43.
(3) Wirf.,1, 14, 9.
(4) Ibid., 1, 11, 22.
{3.. Plusieurs dispositions furent prises à cette époque pour interdire cet art aux
antes classe».
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Ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
le polythéisme romain, c'est-à-dire des mêmes idées et des
mêmes mythes fondamentaux, il les avait développés d'une façon
toute différente, en divinisant, non pas les principes moraux
qui refrènent les passions, mais les aspirations de Thommevers
le plaisir jphysique et intellectuel. Il était contradicloire de pré-
senter une religion de la morale sous les formes d'une religion
du plaisir ; mais Tadmiration que Ton avait pour la mythologie
grecque et pour ses représentations littéraii*es et artistiques était
. maintenant trop profonde en Italie. Les Romains eux-mêmes ne
pouvaient plus supporter une religion sans art.
Il y avait donc dans tout cela des contradictions multiples,
étranges et incessantes ; mais elles se résument toutes dans une
contradiction plus générale, celle où Tltalie se trouvait à la fin
des guerres civiles et où elle va se meurtrir pendant tout un
siècle: la contradiction entre le principe latin et le principe
gréco-oriental de la vie sociale ; entre TÉtat considéré comme
un organe de domination politique et TÉtat considéré comme
Torgane d'une culture élevée et raffinée; entre le militarisme
romain et la civilisation asiatique. Il est nécessaire de bien se
pénétrer de cette contradiction, si Ton veut comprendre Thistoire
du premier siècle de TEmpire. L'admiration pour les vieux -âges
de Rome n'était pas alors, comme Tout cru beaucoup d'histo-
riens, un anachronisme sentimental, mais une nécessité.
Qu'était l'ancien État romain, sinon un ensemble de traditions,
d'idées, de sentimens, d'institutions, de lois qui toutes avaient
pour unique objet de vaincre l'égoïsme de l'individu chaque
fois qu'il se trouvait en opposition avec l'intérêt public , et
d'obliger tout le monde, depuis le sénateur jusqu'au paysan, à
agir pour le bien public; fallait-il sacrifier ce que l'on a de plus
précieux, les affections de famille, les plaisirs, la fortune, la vie
même? L'Italie comprenait qu'elle avait encore besoin de ce
puissant instrument pour contenir les égoïsmes individuels,
' si elle voulait conserver l'empire conquis par les armes; elle
comprenait qu'elle avait besoin de prudens hommes d'État, de
diplomates avisés, d'administrateurs éclairés, de soldats vail-
lans, de citoyens zélés, et qu'elle ne pourrait les avoir qu'en
conservant les traditions et les institutions de l'État latin.
C'était là un déF^r sincère, bien qu'en partie chimérique. Mais
ce n'était plus sealenient pour le conserver que l'Italie se don-
nait pour tâche de veiller sur son empire ; c'était pour en jouir,
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LES DÉBUTS DE L' EMPIRE ROMAIN. 119
pour avoir les moyens de satisfaire le besoin , maintenant
répandu dans toutes les classes, de cette culture plus raffinée,
plus sensuelle, plus artistique , plus philosophique, dont TÉtat
asiatique était Torgane, et qui avait pour effet d'exciter tous les
égoïsmes personnels que l'État latin se proposait au contraire
d' enchaîner et de contenir. La culture gréco-asiatique entravait
la restauration de Tancien État latin que tout le monde réclamait
pour sauver l'Empire; mais tout le monde ou presque tout le
monde voulait justement sauver TEmpire, pour quck l'Italie eût
les moyens de s'assimiler la culture gréco-asiatique. Telle était
dans ses grandes lignes la contradiction insoluble dans laquelle
se débattait l'Italie ; la contradiction que la politique de Cléopâtre
et la conquête de l'Egypte avaient démesurément grandie, en
excitant d'une part l'esprit dè^ tradition, et de l'autre le goût de
l'orientalisme; la contradiction qui apportait le désordre à la
fois dans la vie privée et dans la politique, dans la religion et
dans la littérature, et qui est l'âme du merveilleux poème com-
posé à cette époque par Horace.
Horace nous a laissé en effet, ciselé dans des vers d'une
beauté inimitable, le document le plus profond sur cette crise
décisive, qui revient périodiquement dans l'histoire de toutes les
civilisations auxquelles Athènes et Rome ont donné naissance.
Horace avait chanté la grande restauration nationale dont, après
Âctium, tout le monde avait senti la nécessité, en dressant,
avec de merveilleux blocs de strophes alcaïques et saphiques, le
monument magnifique de ses odes ci\nles, nationales et reli-
gieuses à l'ancienne société aristocratique. Mais il n'était ni par
tempérament, ni par inclination, ni par ambition, le poète
national, tel qu'Auguste l'aurait peut-être désiré ; il n'était pas
non plus le' poète de cour cpi'ont voulu voir en lui ceux qui
l'ont mal compris. Ce fils d'un affranchi, qui avait peut-être du
sang oriental dans les veines; ce Méridional, né en Apulie,
pays alors à moitié grec et où l'on parlait encore les deux lan-
gues, ce penseur subtil et ce maître souverain de la parole, qui
n'avait d'autre but dans la vie que d'étudier, d'observer et de
représenter le monde sensible , de comprendre et d'analyser
testes lois du monde idéal; ce philosophe lettré n'était pas
'ucoup porté à. apprécier Rome, sa grandeur, sa tradition, son
^it trop peu enclin à l'art et à la philosophie, trop pratique et
*) politique. Lui qui avait chanté les grandes traditions de
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120 REVUE DES DEUX MOND
Rome, il en connaissait si mal l'histoire, que,, dans une de ses
odes, il fait détruire Garthage par Scipion l'Africain qu'il con-
fond avec Scipion Émilien (1). Son Age, ses études, un certain
dégoût de tout et de tous, le plaisir qu'il prenait à son travail
poétique, le poussaient même à vivre le plus possible dans le
recueillement, à la campagne, loin de Rome, de ses amis et de
ses protecteurs. Il avait horreur de lire ses vers en public; il ne
fréquentait guère les dilettantes de la littérature, les grammai-
riens qui ^talent les professeurs et les critiquas d'alors; il fai-
sait des séjours de plus en plus rares chez ses illustres amis,
et bien des gens commençaient à le traiter d'orgueilleux, puîs-
C[u'il ne jugeait plus digne d'entendre ses poésies que les grands
personnages, Auguste et Mécène (2). Ceux-ci, de leur côté,
regrettant de l'avoir si rarement chez eux, l'accusaient presque
d'ingratitude (3). Il lui était difficile, dans ces conditions, de
devenir le poète national, et de se consacrer tout entier à la
tâche d'encourager par sa poésie le grand mouvement des
esprits qui se tournaient vers 1^ passé. Mais il ne pouvait non
plus rester inactif. Il était alors, h trente-neuf ans, dans sa
pleine maturité, admiré, suffisamment fortuné, sans crainte
pour le présent ni l'avenir ; il avait beaucoup étudié et beaucoup
vu; il avait été témoin d'une grande révolution; il se trouvait
maintenant placé comme au centre du monde et au milieu des
courans d'idées, de sentimens, d'intérêts qui se croisaient à Rome,
à cette époque où de si' grandes questions inquiétaient les esprits.
Malgré le recueillement où il se tenait d'habitude, malgré son
goût pour la campagne et pour la vie du penseur solitaire, il
avait toutes les facilités pour observer le microcosme qui gou-
vernait l'empire et où se formaient tant de germes de l'avenir.
II pouvait discuter avec Auguste, avec Agrippa et Mécène des
maux du temps et de leurs remèdes, et suivre la chronique mon-
daine de la haute société, les fêtes, les scandales, les aventures
galantes, les querelles des jeunes gens et de^ courtisanes. Il assis-
tait aux efforts que l'on faisait pour restaurer le culte antique
des dieux, de même qu'il pouvait admirer les nouvelles maisons
(1) Carw., 4, 8, 17 : on a voulu considérer ces vers comme interpolés, mais j€
n'en vois pas la raison. Il n'y a aucune preuve qu'Horace connût bien l'histoire
romaine. Il pouvait donc commettre cette erreur. ' '
(2) HoT.,Epist., 1,19, 37.
(3) ypyez Spiéf., Horat, Vita; et Hor. EpisL, 1, 7,
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 121
que les artistes alexandrins décoraient pour les maîtres du monde.
11 voyait croître et se répandre à Rome le luxe et les voluptés
qu'entretenait l'argent égyptien, tandis qu'il entendait partout
maudire l'avarice, la cupidité et la corruption débordante. 11 pos-
sédait en somme tout ce qu'il faut à un grand écrivain pour
créer une grande œuvre.
Horace en effet avait congu le projet de créer une poésie
lyrique latine, qui, par les mètres et les sujets, fût aussi variée
que la poésie lyrique grecque. Il voulait devenir le Pindare et
l'Ânacréôn, l'Âlcée et le Bacchylide de l'Italie, exprimer dans
tous les mètres tous les aspects de la vie qui se déroulait sous
ses yeux. Et peu à peu, le chef-d œuvre se formait dans l'esprit
du poète. Â mesure que les mille incidens de cette vie romaine
si intense suscitaient en lui des images, des pensées, des senti-
mens, et rappelaient & sa mémoire des strophes ou des vers des
poètes grecs; à mesure que de ces images, de ces pensées, de
ces sentimens, de ces réminiscences naissait en lui l'idée d'une
courte composition lyrique, il écrivait en adoptant parmi les
mètres grecs tantôt l'un et tantôt l'autre. Il composait petit à
petit, l'un après l'autre, avec sa lenteur et son soin habituels,
entre un voyage et un autre, entre un festin et une lecture, les
quatre-vingt-huit petits poèmes des trois prmiers livres des
Odes. 11 n'exprimait pas dans ses poèmes comme Catulle,, une
passion véritable et sincère ; il élaborait au contraire toutes ses
odes, pensée par pensée, image par image, strophe par strophe,
vers par vers, mot par mot; il choisissait avec soin les motifs,
les pensées, les images qu'il pouvait imiter dans Âicée, dans
Sapho, dans Bacchylide, dans Simonide, dans Pindare, dans
Anacréon ; il employait avec art et très souvent les motifs de la
mythologie grecque; il composait en somme une poésie lyrique
réfléchie, en s'efforçant d'atteindre à la perfection du style et de
développer, à travers la variété des motifs, un sujet unique qui
est sous-entendu, mais n'en est pas moins la véritable matière
du poème. On se laisse tromper par la division matérielle des
OdeSj quand on les lit et qu'on les admire séparément comme un
recueil de poésies variées. Pour comprendre Tœuvre la plus.
^ne et la plus achevée de la littérature latine, il est nécessaire
\ lire tout l'ensemble de ces poèmes, aussi bien les plus longs
les plus sérieux que les plus courts et les plus légers, en
)servant comment le motif d'une ode correspond à celui d'une
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122 REVUE DES DEUX MONDES.
autre ou le contredit , en cherchant à découvri
qui les tient toutes ensemble, comme les pei
Ce fil idéal, ce sujet unique sous-entendu dai
c'est la douloureuse confusion dans laquelle 1
débattait alors, et que le poète ne cesse de cou
contradictions insolubles , sans avoir ni Tesj
semble-t-il, la volonté de les résoudre.
Au sortir de conversations avec Auguste, av
Mécène, le poète compose les fameuses odes civil
dans lesquelles il évoque, en magnifiques stropl
alcaïques, le passé de Rome et- la tradition séci
publiques et privées. Parfois il énumère en belle!
ques d'abord les dieux et les héros de la Grèce,
nages illustres de Rome; il rappelle Paul-Ém
grande âme aux Carthaginois victorieux, » et la
celliis, et la mort courageuse de Caton, et la spl
des Jules, pour se réjouir à la fin de Tordre rétabl
sous le règne de Jupiter, qu'Auguste représente
Ailleurs, il admire avec ferveur la vertu aristoci
point, comme la gloire des ambitieux, le jouet d<
laire (2). Se souvenant des soldats de Crassus qu
en Perse, et ont oublié le temple de Vesia, il
une pose sculpturale le simple et sublime hér
Régulus (3). Il rappelle par de nobles images (
nesse qui « teignit la mer du sang carthaginois j
d'une façon austère dans la famille, qui n avai
corrompue par une époque criminelle (4). Mais
les métopes, les triglyphes de ce monument maj
la grandeur légendaire de la société aristocratiqu
tout un vol de pièces où Horace a célébré Tan
les festins. Au sortir des maisons patriciennes, c
fort le passé, Horace retrouvait la bande joyeu
amis, qui, maintenant que la paix était revenu
qu'à bien profiter des revenus des biens acquis
des Ptolémées, et qui aimaient les loisirs de la
festins, les jolies femmes, les distractions. Et le
(1) Horace, I, 12.
(2) III, 2, V. 17 et suiv.
(3) m, 5.
(4) 111, 6, V. 33 et suiv.
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 123
servant des mètres grecs les plus souples, adresse des invita-
tions à ses amis ou leur demande de préparer un bon repas; ou
il vient interrompre par des menaces ironiques des convives
avinés, priant Tun d'eux de lui révéler le nom de sa belle (1) ; ou
encore il peint avec une grande richesse de motifs mytholo-
giques de petits tableaux erotiques dans lesquels dominent
tantôt le sentiment, tantôt la sensualité, et tantôt l'ironie. Le
poète reproche en plaisantant à Lydie d'avoir inspiré à Sybaris
une telle passion qu'il n'est plus visible pour aucun de ses
amis (2) ; ailleurs, il dépeint avec de brûlantes images le^ tour-
mens de la jalousie (3); ailleurs, en lui faisant de gracieuses
descriptions, il invite Tyndaris à se retirer dans une vallée
éloignée de la Sabine, où Faunus enfle ses pipeaux, pour y fuir
les feux de la canicule et l'insolent Cirus qui trop souvent porte
sur elle ses mains violentes (4) ; ailleurs encore il dit son amour
pour Glycère « dont le corps brille d'un éclat plus pur que le
marbre de Paros (5). » Un jour, tandis qu'il se promène seul
et sans armes dans les bois en pensant à Lalagé, il rencontre
un loup, et le loup s enfuit. Horace tire de là une singulière phi-
losophie : c'est l'amour qui donne à l'homme un caractère sacré ;
l'amoureux est un homme pur. Aussi, quoi qu*il arrive :
Dulce ridentem Lalagen amabo
Dulce loquentem (6).
Et nous voyons passer rapidement sous nos yeux d'autres
femmes et d'autres amoureux. Voici Chloé qui s'enfuit comme
un faon effrayé par le vent qui mugit (7); des jeunes gens qui
frappent désespérément à la porte que leur a fermée brusque-
ment Lydie (8) ; un amant qui se laisse dominer par une esclave
avide, rusée et autoritaire (9) ; un jeune homme qui s'est épris
d'une fille arrivée à peine h la puberté et à qui le poète, usant
d'images compliquées, donne des conseils sages et ironiques, en
(1) Horace, I, 27.
(2) I, 8.
(3) T, 13.
(4) I, 17.
1 I, 18, V. 6.
I, 22.
• } I, 23.
') î, 23.'
) n, i.
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REVUE DES DEUX MONDES.
lui disant qu'il a tort de vouloir du « raisin vei
courtisane Barine, l'effroi des mères, des père
épouses, dont les sermens font sourire le poète,
une solennité plaisante qu'il est permis en amoui
Ridet hoc, inquam, Venus ipsa, rident
Simplices Nymphse, férus et Cupido (2).
Astérie qui attend Gygès, obligé de s'abse]
hiver, et qui se laisse consoler par son voisin Eni
d'un petit tableau peint, comme à l'ordinaire, £
amplifications mythologiques (3). Plus loin, c'
dialogue entre des amans qui se querellent et ex
ment leur jalousie, puis finissent par se récon<
aussi des supplications adressées aux belles au
une prière à Mercure, qui « pouvant conduire
tigres et les forêts, » doit aussi pouvoir appris
cruelle; il lui raconte tout au long, avec une e
lue, toute rhistoire des Danaïdes (5). Et il termi
ton plaisant ses poésies erotiques, en se compa
soldat de l'amour qui, « après avoir combattu ne
va déposer ses armes dans le temple de Vénus ;
aussitôt la déesse pour qu'elle le délivre de Chl
Ces petits tableaux et ces -personnages étaie
sans doute tirés de la poésie grecque et de la cl
de Rome ; ils étaient étrangers au poète qui prei
qu'il inventait ou ce qui était arrivé à autrui. C
en effet une poésie amoureuse personnelle (
Catulle. C'était une poésie amoureuse littéraire, c
le poète composait paisiblement, auprès de sei
d'une fantaisie agile et heureuse, où se mélaie
et l'ironie, la fine psychologie et la virtuosité 1
était dans la littérature le signe du changement c
dans les mœurs, à mesure que l'amour, Tanciei
de la propagation de la race'dans la famille/ dev
(1) Horace, II, 3.
(2) II, 8.
(3) III, 7.
(i) III, 9.
(5) III, 11.
(6) III, 26.
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LES DÉBUTS DE l'eMPIRE ROMAIN. 125
volupté personnelle, un caprice de Timagination, une source
de plaisirs esthétiques, un sujet de plaisanteries et de
risées.
C'est ainsi que le poète exprimait tantôt la philosophie delà
vertu qui dérivait de ia tradition, tantôt la philosophie du plaisir
qui dérivait de Tart grec et des mœurs contemporaines. Mais
Horace ne fait aucune tentative pour concilier ces deux philo-,
sophies discordantes ; il s'abandonne tantôt à Tune et tantôt à
Tâutre, et il n'est satisfait ni de l'une ni de l'autre. Il avait con-
science de la force et de la grandeur de la tradition; mais il
comprenait aussi que cette grande philosophie du devoir ne
convenait plus ni à la mollesse de son époque, ni à ss propre
faiblesse morale, et il l'avoue très franchement. Il a condensé
dans les quelques vers de l'ode merveilleuse à la déesse qui avait
son temple à Antium, à la Fortune, toute une philosophie
amère de l'histoire et de la vie. La fortune, et non la vertu,
est la maîtresse du monde ; la destinée en est l'esclave docile ;
les hommes et les empires sont en son pouvoir; c'est à elle
aussi que doit se fier Auguste qui part pour de lointaines expé-
ditions; c'est d'elle, mais sans trop de confiance, qu'il faut espé-
rer un rem^ède aux tristesses du temps (i). La guerre et les
affaires publiques étaient les occupations les plus nobles, d'après
l'ancienne morale; mais Horace ne sait pas cacher qu'elles
répugnent à son égoïsme intellectuel, et de temps en temps il
loue ouvertement la paresse civique; il adresse à son ami Iccius,
qui se prépare à partir pour la guerre d'Arabie dans l'espoir
d'en rapporter de l'argent, une ode dans laquelle il s'émerveille
qu'un homme qui s'était tourné vers les études, et « avait donné
d'autres espérances, » parte pour la guerre (2). Dans une belle
ode saphique adressée à Crispus Sallustius, le neveu de l'histo-
rien, il traduit la pensée stoïcienne, très noble assurément,
mais tout à fait antiromaine, d'après laquelle le véritable empire
de l'homme, le seul qui compte, n'est pas celui qu'il exerce sur
les choses matérielles, mais celui qu'il a sur ses propres pas-
sions (3). Ainsi l'égoïsme intellectuel arrive chez lui à défigurer
un des principes fondamentaux de l'ancienne morale romaine,
le culte de la simplicité. Horace blâme leluxe, l'avarice et la
(1) Horace, T, 35.
(2) I, 29.
(3) II, 2.
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126 REVUE DES DEUX MONDES.
cupidité, les constructions royales qui usurpent les terrains
qu'il fallait laisser aux laboureurs (1) : il considère comme plus
sages que les Romains, les Scythes qui portent leurs maisons
sur des chars^ et les Gètes qui ne connaissent pas la propriété
terrienne (2). Mais en faisant Téloge de la simplicité, il en arrive
à une doctrine de nihilisme politique qui ressemble à celui de
TibuUe f ce ne sont ni les richesses, ni les honneurs, ni les ma-
gistratures, ni les tourmens de la politique qui rendent la vie
parfaite. C'est la santé, et, avec elle, Tétude. Que demande le
poète dans sa belle prière à Apollon? « De vivre d'olives, de
chicorée et de mauve ; de demeurer en bonne santé ; d'arriver à
une vîeHlesse dont la poésie fera l'honneur et le charme (3). »
Il va plus loin, et rompant absolument avec tes traditions ro-
maines, il déclare dans certaines odes que le but de la vie, c'est
le plaisir physique ; il conseille de se hâter de boire et d'aimer,
car ce sont là les deux vraies voluptés de la vie ; il s'abandonne
à un mol épicurisme, dont le détournent cependant de temps à
autre des scrupules religieux. Mais, même dans sa religion, le
poète demeure incertain et plein de contradictions. Parfois,
cédant sans doute au mouvement qui se produisait en faveur
du rétablissement de la vieille religion nationale, il déclare qu'il
a trop navigué sur les mers de la philosophie, et qu'il veut
maintenant tourner sa voile pour le retour; et il décrit le Dies-
piler national à la façon antique, comme le dieu qui fend les
nues avec l'éclair et qui frappe de coups terribles les humains (4).
Mais il admire et il aime trop la religion artistique du plaisir
et de la beauté créée par les Grecs; et presque toujours il in-
voque, décrit et fait agir les dieux de l'Olympe hellénique, en
les représentant sous les formes et dans les attitudes que leur
avaient données la sculpture et la peinture, et aussi avec la si-
gnification et les fonctions qu'ils ont dans la mythologie
grecque. Quels sont donc les dieux qui, d'après Horace, gouver-
nent véritablement le mondé? Sont-ce les dieux austères, imper-
sonnels et presque informes du bon vieux temps, qui accablent
l'Italie de calamités, parce que leurs temples tombent en ruine?
Sont- ce les symboles de la Ptidor, de la Justitia^ de la Fides^
(1) Horace, II, lo.
(2) m, 24, V. 9.
(3) I, 31, V. 15 et suiv.
(4) 1, 3i, 5.
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tES DÉBUTS DE i/eMPIRE ROMAIN. 127
delà VeriiaSj si chers aux anciens Romains, qu'Horace évoque
encore dans les vers écrits pour la mort de Quintilius Varus, où
le sentiment d'amitié est exprimé avec une si grande douceur (1)?
Ou ce Mercure homérique, qui a sauvé le poète dans la bataille
de Philippes, en l'entourant d'un nuage? Ou ce dieu Faune qu'il
invoque aux nones de décembre, dans un délicieux petit tableau
bucolique, pour qu'il protège sa propriété (2)? Ou Vénus et
Cupidon et Diane sous leur forme grecque? Ou ces innombrables
divinités que le polythéisme grec avait disséminées dans tous les
recoins les plus cachés de la nature, et qu'Horace entrevoyait
jusque dans la fontaine Bandusie, « aux eaux plus limpides que
le verre (3) ?»
On ne saurait dire si les croyances d'Horace sont une reli-
gion morale ou une religion esthétique. Parfois dans ses poésies
civiles il invoque les dieux comme les régulateurs suprêmes du
monde, mais dans d'autres poésies il les mêle à tous les actes et
à tous les événemens humains, parce qu'ils sont beaux et lui
donnent l'occasion de composer des strophes magnifiques. Sa
conception politique et morale de la vie étant contradictoire, et
sa conception religieuse incertaine, quel but bien défini la vie
peut-elle donc avoir pour Horace? Ce ne sont pas les vertus pu-
bliques et privées dont il ne se sent pas capable, et dont il ne
croit pas que ses contemporains le soient plus que lui; ce n'est
pas le plaisir physique, ni le plaisir intellectuel qui, il le com-
prend bien, ruineraient le monde si ou les prenait comme fin
suprême de tous les efforts humains ; ce n'est pas non plus un
mélange de devoir et de plaisir, car il ne voit pas comment on
pourrait faire le partage de l'un et de l'autre ; ce n'est pas une
obéissance servile à la volonté des dieux, qui sont maintenant
trop nombreux, trop différens les uns des autres et qui s'ac-
cordent trop mal entre eux. Aussi, effet naturel de tant d'in-
certitude, on voit apparaître, à l'extrême horizon de ce grand
vide moral, le fantôme qui projette son ombre sur toutes les
époques peu sûres d'elles-mêmes, la peur de la mort. Quand
l'homme ne réussit pas à se persuader que la vie tend vers un
but idéal que nul homme, à lui seul et réduit à ses propres
forces, ne pourra jamais atteindre; quand le fait de vivre appa-
(1) Horace, I, 24, 6.
(2) IIÏ, 18.
(3) III, 13.
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128 REVUE DBS DEUX MONDES.
raît comme le seul but de la vie, la brève durée de l'existence in-
quiète, trouble et attriste. Et elle troublait profondément Horace.
La pensée de la mort lui était toujours présente; les poésies
qu'il a composées en souvenir de ses amis morts sont à coup sûr
celles où il a mis le plus de sentiment et de sincérité. II faut se
hftter de vivre; le temps passe; la mort ne respecte personne;
elle nous attend tous au passage ; tout doit disparaître dans le
néant :
Eheu ! fugaceSf Postume, Postumef
Labuntur anni,,, (1).
Ces motifs sont répétés sous les formes les plus diverses et
les plus admirables, étrangement mêlés à des poésies joyeuses
et voluptueuses, mais répandant sur Tœuvre tout entière une
tristesse vague et pénétrante.
Étrange poème, dont l'unité idéale est formée justement des
contradictions de ses différentes parties. Si on comprend ce
poème, on comprend aussi les incertitudes de la politique d'Au-
guste. Nul mieux qu'Horace n'est allé jusqu'au fond du grand
vide spirituel sur lequel reposait le gigantesque édifice de l'em-
pire. Qui donc pouvait oser de grandes choses, quand la nation
tout entière était plongée dwis une si grande contradiction?
Comment travailler vigoureusement avec des instrumens aussi
usés? Il est vraiment d'un esprit trop étroit de ne voir, comme
le font certains historiens, dans toute l'œuvre d'Auguste qu'une
« comédie politique » destinée à cacher une monarchie sous les
formes d'une république. C'était une tragédie véritable que cette
nécessité de concilier le militarisme de la vieille Italie et la
culture de l'Asie hellénisée, — surtout depuis que la conquête
de l'Egypte avait rendu ces deux élémens plus inconciliables
que jamais.
GUGLIELMO FeRRERO.
(1) Horace, H, 14.
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NOUVEAUX APERÇUS
SUB
JEAN-JAGQUES ROUSSEAU
Jean-Jacques Rousseau, a new study in cHHcism, by Frederica Macdonald (2 toI.
m-8«, Londres, 1906). — Cf. du môme auteur, Siudies in the France of Voltaire
and Rousseau (in*8«, Londres, 1895), et les fragmens de ces ouvrages publiés
en traduction française dans la Revue des Revues des 15 mars 190D et 1"' et
15 août 1906.
Jean-Jacques Rousseau, par M. Jules Lemaltre, 1 vol. in-18, Calmann-Lévy.
De période en période, la discussion se rouvre sur le cer-
cueil de Rousseau. Des critiques différens reprennent les mêmes
questions; sans fatigue et sans les épuiser ni les résoudre : fut-i)
égoïste, ingrat, perfide, vaniteux, pervers, ou tendre, généreux,
reconnaissant, sincère en toutes choses, loyal envers ses amis?
S'il fut coupable des fautes ou des i)assesses qu'on lui impute,
dans quelle mesure sa responsabilité est-elle atténuée par ses
maladies et son état mental? Fut-il fou, ne le fut-il pas? S'il le
fut, quand le devint-il, quelles furent les causes et la nature de
sa folie? Faut-il admirer et plaindre en lui un « homme ver-
tueux » victime de la calomnie, ou condamner un monstre d'hy-
pocrisie et de charlatanisme? Les réponses ne s'accordent pas.
Elles ne se sont jamais accordées. S'accorderônt-elles jamais?
On en douterait, en pensant aux colères, aux rancunes et aux
aifestations quasiment cultuelles cpi'on a récemment provo-
§es en touchant & ce grand mort. C'est que le problème de
' caractère n'est pas, comme il devrait l'être, un simple pro-
TOMB xxiix. — 1907. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
blême d'histoire et de psychologie relevant du passé : obstiné-
ment actuel, il touche à la politique par toutes sortes de rami-
fications, et demeure au centre même de nos querelles les plus
aiguës. On ne sépare pas Ténigme de son âme du mystère de
son influence. On se refuse à. croire que, si sa pensée a été
bienfaisante, son indignité personnelle, fût-elle dix fois prouvée,
n'en réduirait pas plus la valeur qu'elle n'en arrêterait les effets;
ou qu'au contraire, si sa pensée est nuisible, toutes ses vertus
privées n'en neutraliseraient pas le venin, puisque, à tort ou à
raison, pour notre bien ou pour notre mal, cette pensée est de-
venue un des élémens constitutifs de notre vie politique, mo-
rale, sentimentale, peut-être même religieuse, et puisqu'il n'y a
peut-être pas, dans toute l'histoire littéraire, un seul exemple
d'une influence aussi formidable et universelle.
C'est cependant à. ce point de vue désintéressé que nous vou-
drions essayer de nous élever, pour examiner, sans entrer
dans la discussion des idées de Jean-Jacques, l'important ou-
vrage que M""* Macdonald a publié il y a quelques mois, et les
belles conférences que M. Jules Lemaitre vient de recueillir en
volume. Ces deux livres, rapprochés par le hasard de l'actualité,
diffèrent d'abord par les idées générales, ou si l'on veut par les
opinions ou les convictions qui en font l'armature : l'auteur du
premier croyant avec ferveur que, depuis la Révolution française,
le monde est entré dans une ère nouvelle de bonheur et de
justice, celui du second le voyant au contraire tituber dans la
fièvre et dans la folie. Ils diffèrent aussi par la méthode : M. Le-
maitre s'est borné à relire l'œuvre complète de Rousseau en
s'entourant des renseignemens indispensables, et à coup sûr,
une telle préparation suffisait, puisqu'il n'avait d'autre dessein
que d'appliquer sa lumineuse intelligence à ce vaste sujet, afin
d'en donner son interprétation personnelle ; M""* Macdonald, au
contraire, qui se proposait de reviser la biographie de Rousseau,
est remontée à certaines sources jusqu'à elle insuffisamment
explorées, les a soumises à une critique ingénieuse, a rapporté
de son travail des conclusions précises, dont il faudra désormais
tenir compte. Cependant, ces deux livres si différens se res-
semblent par ce trait négatif, qu'ils ne sont impartiaux ni Tui?
ni l'autre. Que leurs lecteurs en soient avertis : M""* Macdonalc
est rousseautste jusqu'à la moelle, de toute son âme, comm(
durent l'être les premières lectrices de VÉmile^ jusqu'à prendre
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NOUVEAUX APERÇUS SUK JEAN-JACQUBS ROUSSEAU. 131
Jean Jacques pour une façon de prophète, dépositaire et annon-
ciateur de la Vérité ; et M. Lemaître est (xntirousseauiste avec une
passion presque égale. Du moins Tétait-il, de son propre aveu,
quand il a entrepris son étude. Si, chemin faisant, il a sensi*-
blement changé, ses amis et ses adversaires se sont accordés, —
pour une fois! — à empêcher qu'on s'en aperçoive. Bon gré mal
gré, il est resté dans la dépendance des uns et des autres ; on lui
a fait dire beaucoup de choses qu'il ne disait pas ; on n'en a pas
écouté beaucoup d'autres que les lecteurs attentifs seront bien
obligés de remarquer dans son volume, puisqu'elles s'y trouvent,
au risque d'en être surpris. — D'autres ouvrages ont paru, ces
dernières années, dont Jean-Jacques a fourni la matière. J'aurai
l'occasion d'en citer quelques-uns ; mais je m'en tiendrai autant
que possible & ces deux-ci : le champ qu'ils ouvrent à la cri*
tique est déjà trop vaste pour les limites de cet article. Je signa-*
lerai pourtant l'espèce d'enquête, complète et puissante, abon-<
dante et minutieuse, à laquelle s'est livré M. L. Brédif sur son
« caractère intellectuel et moral (1) : » un certain désordre appa*
rent, qui ne gêne plus lorsqu'on en a compris les raisons, n'em-
pêche pas ce livre d'être un guide très utile dans l'étude d'une
àme dont il marque toutes les contradictions et qu'en mémo
temps il ramène à l'unité.
I
M"' Macdonald distingue, avec raison, trois périodes dans
l'histoire des jugemens portés sur Fauteur du Contrat social.
D'abord, pour la majorité de ses contemporains, c'est-à-dire pour
les témoins de sa vie, il est « le vertueux Rousseau. » M"** Mac-
donald nous dira pourquoi les Encyclopédistes et la coterie de
M** d'Épinay font exception. Ensuite, pendant la Révolution,
toute critique se tait dans une apothéose qu'aucun malveillant
n'oserait troubler. Enfin, pendant l'époque de réaction qu'inau-
(1) Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, par L. Brédif (iiira%
Hachette, 1906). — On trouvera également des aperçus intéressans dans le Roman-
H$m€ français, par M. P. Lasserre (ln-8» Mercure de France, 1907), dans Vlmpérior
e démocratique, par E. Seilliôre (in-8% Pion, 1907), et dans Jean-Jacques Rous^
\ et le Droit des gens, par G. Lassudrie-Duchône (in-8% JouTe, 1906). — Je ne
lale ici que des livres récens. A signaler aussi les deux premiers et fort inté-
ans volumes des Annales dont la Société J.-J. Rousseau^ récemment fondée à
feve, « entrepris la publication.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
gure le Dix-Huit Brumaire, surtout après la publication de la
Co)T€spondance littéraire de Grimm et consorts (1812) et des
Mémoires de M"** d'Épinay (1818), on voit se former la légende
gui le présente soùs le plus fâcheux aspect et n'a pas encore ^té
revisée. — On pourrait répondre à ces observations préliminaires :
que les témoins qpii ont déposé contre Jean-Jacques ne peuvent
être tous rangés dans la « clique » dirigée par Grimm et Diderot,
ni considérés comme affiliés au « complot » dont il sera parlé
tout à rheure ; qu'ils le connaissaient moins de. son vivant qu'on
ne le connaît depuis sa mort, puisqu'ils ignoraient le contenu
des Confessions; que la légende diffamatoire dont la Correspon-
dance littéraire et les Mémoires de M"' d'Épinay furent les
outils les plus efficaces, rencontra toujours des adversaires
résolus, — tel Musset-Pathay, dont VHistoire de la vie et des
ouvrages de J.-J. Rousseau est de 1821; — que dans le courant
du XIX* siècle, il a paru partout, sur Jean-Jacques, nombre
d'études équitables, dont les auteurs ont pressenti ou reconnu
le peu de valeur de ces sources suspectes; que beaucoup de
points de sa biographie ont été examinés avec une évidente sym-
pathie par des érudits scrupuleux, parmi lesquels je ne citerai
que le plus éminent, M. Eugène Rit 1er; enfin, que des honneurs
publics lui ont été rendus avec abondance, à Genève et en
France, et qu'en dernière analyse, il' y a pour le moins quelque
bizarrerie k parler de la réhabilitation d'un homme dont les
cendres sont au Panthéon. Mais ces réserves, que je devais indi-
quer, sont plus spécieuses que fondées, et n'empêchent pas la
ce courbe » dessinée par M™* Macdonald d'être, en somme,
exacte.
En constatant que la Correspondance et les Mémoires de-
meurent la base de presque toutes les accusations portées contre
Jean-Jacques, M"* Macdonald se dit que, si les allégations de ces
deux ouvrages étaient fausses, il se pouvait que leurs auteurs ne
se fussent pas rencontrés par hasard dans leurs mauvais propos,
mais qu'ils les eussent combinés dans le dessein de déshonorer
leur victime : cas auquel ils ne seraient plus de simples calom-
niateurs, mais les fauteurs authentiques d'un véritable complot,
de ce complot même que Rousseau dénonça si gouvent sans par-
venir à en saisir les fils. Après de longues recherches, elle re-
trouva dans les bibliothèques, d'abord le manuscrit original deî
Mémoires, rempli d'interpolations, de notes et de surcharges
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nOUYEAUX APERÇUS SUR JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 133
puis la copie de ce manuscrit dont s'étaient servis les premiers
éditeurs, Brunet et Parison. En les étudiant les uns et les autres,
elle reconnut que le premier était de l'écriture d'un secrétaire à
qui M"* d'Épinay l'avait certainement dicté, tandis que la plupart
des corrections et des notes étaient de sa propre* main, ou de
celle de Diderot, facile à reconnaître, ou d'une troisième écriture
qui n'a pu être identifiée; qu'à chaque note correspondait un
chiffre de renvoi, qui permettait de retrouver l'endroit où la note
avait trouvé son application ; que la plupart de ces notes ten-
daient à présenter Rousseau [René] sous un aspect plus défavo-
rable que la rédaction primitive ; que le second manuscrit était
la copie exacte du premier, avec les remaniemens incorporés
au texte; qu'en le publiant, Brunet et Parison l'avaient encore
modifié, surtout en y pratiquant des coupures. Le système de
dénigrement se trouvant ainsi percé à jour, M""* Macdonald
conclut ou établit : que le texte primitif des Mémoires avait été
sûrement modifié par M""* d'Épinay elle-même, sur les conseils
de Diderot, et aussi de Grimm, préoccupé de le mettre d'accord
avec les jugemens de sa Correspondance littéraire; que, la com-
position des Mémoires étant antérieure aux lectures des Confes^
siqns que fit Jean-Jacques devant un petit nombre de personnes,
les altérations avaient été introduites, selon toute vraisemblance,
après ces lectures, pour y répondre; que, dans la pensée de
l'auteur et de ses complices, les Méritoires diinsi remaniés devaient
attendre au fond d'un tiroir l'heure d'une publication posthume
qui sonnerait un jour; que, rapprochés de la Correspondance
littéraire, ils formeraient alors un formidable outil de calomnie,
d'autant moins suspect que leur caractère d'ouvrage resté inédit
et exhumé du passé, garantirai l leur sincérité; qu'un homme de
confiance de M°* d'Epinay, nommé Lecourt de Villières, fut
choisi par Grimm pour en garder le dépôt jusqu'au jour où, les
fidèles de Rousseau étant tous morts, ils pourraient paraître sans
trouver de contradicteurs et produiraient ainsi tout leur effet;
que, grâce aux sentimens de leurs premiers éditeurs, dévoués à
la gloire des Encyclopédistes, grâce aussi à la réprobation qu'en-
courait le nom de Rousseau sous le règne de Louis XVIII, ce
nlan réussit au delà de toute espérance; que, par suite, l'his-
se entière de Rousseau se trouva falsifiée. — Telle est, som-
irement résumée, la théorie que M™* Macdonald expose avec
eiucoup de clarté, en l'appuyant d'argumens toujours spécieux.
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i34 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent probans. Elle soulève trois objections principales, qu'il
nous faut examiner :
La première, c'est que les jeux du hasard ont tellement fa-
vorisé les calculs prêtés aux conspirateurs, qu'on a peine à
admettre une si persistante complicité des événemens. Confier h
un serviteur dont la destinée est incertaine, en un temps d'orage
comme cette année 1793 où M"** Macdonald place l'achèvement
de la copie du manuscrit « tripatouillé, » un texte recopié
qu'on veut à tout prix transmettre & la postérité, et négliger en
même temps de détruire l'original, c'est-à-dire la seule preuve
de la falsification qui pourrait plus tard en compromettre les
effets, voilà une double inconséquence qui forme un piquant
contraste avec les précautions de Jean-Jacques pour assurer
l'avenir à ses apologies. M"* Macdonald nous dira que Grimm,
guetté par la guillotine, n'eut pas le loisir de brûler le manuscrit
révélateur; mais puisqu'il eut celui de le faire copier?... AUé-
guera-t-on, d'autre part, qu'il n'avait guère le choix des moyens?
C'est justement là qu'est le miracle : pour que son calcul aboutît,
il a fallu que Lecourt de Villières traversât sain et sauf la tem-
pête, qu'il mourût au moment opportun, que le manuscrit fût
vendu par ses héritiers à l'heure la plus propice au succès de
ses ténébreux desseins, et qu'il fût précisément acquis par un
homme que ses opinions et ses passions, assez violentes pour lui
enlever le sens critique, poussèrent à en tirer parti dans le sens
désiré par Grimm ! Une telle chance tient du prodige, et ferait
croire que Grimm avait vendu son âme au diable.. Mais tout
arrive : si l'on doit signaler la singularité d'une telle série de ren-
contres favorables, on n'en saurait tirer aucun argument contre
une théorie qu'appuient de solides présomptions, et presque des
preuves.
La seconde objection est d'un autre ordre : le fait étant
acquis, — grâce à M"* Macdonald, — que M""* d'Épinay a corrigé
le premier texte des Mémoires dans un sens préjudiciable à Rous-
seau, selon les conseils de Grimm et de Diderot, la véritable
question est de savoir si ces corrections ont été ou non faites de
bonne foi. Qu'on me permette de m'expliquer par un exemple
abstrait, en oubliant un instant de quels personnages authen-
tiques il s'agit. M™' A... écrit des Mémoires, dans la forme d'un
roman à clé. Elle y met en scène, sous des noms supposés, ses
amis B..., G... et D... Quelque temps après avoir achevé sa ré-
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JÂCQUES ROUSSEAU. 435
daction, elle se brouille avec B... et le juge indigne de l'amitié
qu'elle lui avait vouée. De son côté, B... se fâche avec G... et
D... lesquels, à tort ou à raison, s'accordent à le juger avec une
égale sévérité. M"' A..., G... et D... apprennent un jour que B...
prépare un ouvrage où il raconte leurs démêlés, les confesse
en se confessant, se défend en les attaquant. Ils s'inquiètent,
tiennent conseil, relisent les fragmens des Mémoires qui con-
cernent B..., s'étonnent d'avoir tracé de lui un portrait si flatté,
décident qu'ils vont retoucher ce portrait, pour le rendre plus
conforme à la nouvelle image qu'ils se font du modèle. Qu'y
aurait-il de plus légitime, si même le second « état » devenait
moins ressemblant que le premier? Par malheur pour la. répu-
tation de Grimm, de Diderot et de M""* d'Épinay, leur action n'a
pas eu ce caractère de loyale défensive : ils ne se sont pas bornés
à retoucher leur peinture en pleine sincérité, ils ont inventé cer-
tains faits et en ont dénaturé d'autres. M""* Macdonald le montre
avec beaucoup de force (1). La seule excuse qui leur reste, c'est
que la forme des Mémoires^ celle du roman, ne les obligeait
pas à la véracité. On l'acceptera pour ce qu'elle vaut : pourquoi
auraient-ils pris la peine de remanier leur ouvrage, non certes
par scrupule d'artistes conteurs, cela se voit, mais pour s'y
magnifier aux dépens de leur ancien ami, s'ils n'avaient pensé
que les lecteurs de l'avenir leur prêteraient quelque créance? Je
n'insiste pas sur les lettres de M"' d'Épinay [de Montbrillant] à
Rousseau [René], transcrites dans les Mémoires avec de graves
altérations : elles ont pourtant trompé presque toute la critique,
qui s'est obstinée à préférer leur texte inexact au texte irrépro-
chable des Confessions, et cela, comme M°* Macdonald n'a pas
manqué de le relever, même après la publication des originaux
par Streckeisen-Moultou (2) : en sorte que, parce qu'il plut à
M""* d'Épinay de truquer ces documens, Rousseau passa long-
temps, et passe encore auprès de gens mal informés, pour s'en
être servi avec une liberté coupable! M™* Macdonald, qui est
juste, mais sévère, qualifie ces tripatouillages de » falsifications ; »
M. Eugène Ritter (3) les attribue avec plus de charité au fait que
il) Voyez entre autres l'histoire de la prétendue lettre à Saint-Lem[ibert, II,
-26.
2) /.-/. RouaseaUf ses amis et ses ennemis, 2 vol. in-8, Paris, 1865, 1. 1, p. 335-5:<.
}) J.-J, Rouueau 9i Madame d'Houdetot, extrait du t. II des Annales de la
léié J.-J, BùuueaUt Genève, 1906, p. 9-13.
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136 RFVUE DES DEUX MONDES.
M"' d'Épinay, n'ayant pas gardé les brouillons de ses lettres, les
refit « tellement quellenxent. » L'aimable femme ayant traité
avec le mémo sans-gêne une lettre de Rousseau au docteur Tron-
chin, l'explication devient plus difficile à soutenir. M. Ritter n'y
renonce pourtant pas encore :
Le lecteur, dit-il, après avoir confronté les deux textes, ne comprendra
pas comment M™« d'Épinay a pu dire : « Voici, mot pour mot, l'article que
j'ai copié. »
Je m'explique la difficulté en supposant qu'elle avait, dans le temps,
après la visite de Tronchin, refait de mémoire la lettre qu'il lui avait lue.
En revoyant son papier douze ans après, elle crut qu'elle l'avait copié sur
l'original; et elle mit alors en tête une phrase qui nous étonne à bon
droit.
C'est que M. Eugène Ritter n'est pas seulement un admirable
érudit : il est un sage, d'esprit bienveillant, qui se plait à cou-
vrir d'un voile d'humaine et chevaleresque indulgence les dé-
faillances dont les vieux papiers lui livrent les secrets. Espérons
qu'il a raison, mais ne lisons plus les lettres de Jean- Jacques
dans les Mémoires de M"** d'Épinay !
Ayant établi son opinion sur la découverte faite par elle
dans ces manuscrits, M""* Macdonald a cru tenir la clé de l'in-
trigue qu'elle voulait démasquer : elle a donc consacré les pre-
miers chapitres de son livre à l'examen de ce vaste « faux ; »
puis elle est remontée à la lettre de Diderot adressée censément
à L[andois], le 30 juin 1756, et que Grimm publie dans sa Corres-
pondance littéraire en l'y qualifiant de « petit chef-d'œuvre, » et
sur laquelle nous reviendrons ; après quoi, elle a suivi le déve-
loppement du « complot » jusqu'à la savante série des articles
perfides publiés dans la Correspondance littéraire de 4762 à
1767, et jusqu'à la querelle avec Hume. Elle a donc interverti
l'ordre chronologique des faits, puisqu'elle a commencé par la
fin. Or, la chronologie est le fil conducteur qui seul permet de
circuler dans le labyrinthe des hypothèses historiques. En le
gardant dans sa main. M'"'' Macdonald eût évité d'exagérer la
portée, — considérable, à vrai dire, — de sa trouvaille, et peut-
être serré d'un peu plus près cette vérité que l'histoire n'atteint
jamais, mais dont elle doit chercher à s'approcher toujours da-
vantage. Les trois « conspirateurs » en sembleraient moins noirs,
(i) Éd. Toumeux, III, 249-57.
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^UYEAUX APERÇUS SUR JEAK-JACQUES ROUSSEAU. 137
res de mélodrame, sans que la justification de Rous-
iir cela moins complète. Il est évident, en effet, que
Brot écrivit sa lettre à L[andois], le « complot »
tô encore ; et il me parait probable que ce « complot »
eu la réalité concrète, calculée et prolongée que lui
facdonald, ou, en tout cas, qu'il ne l'eut que beaucoup
Un « complot » suppose une entente consciente, ré-
plusieurs personnes, pour des fins déterminées. Or,
entente exista jamais entre les trois complices, ce ne
nt qu'au moment de la revision des Mémoires» Jusque-
prouve absolument que M"** d'Épinay ait fait le jeu
et de Diderot, ni même que ceux-ci aient poursuivi un
rté : tous trois furent entraînés par les conséquences
emières fautes, par leurs mauvais sentimens, par le
imun, par les événemens. Nous allons le voir en rap-
îuccession de leurs méfaits dans l'ordre des dates,
^é pour l'examen d'incidens qui se sont produits dans
B du temps.
II
i'entrer dans le détail de l'intrigue, nous tâcherons
r les relations singulièrement complexes de ses prota-
) qui est de leur carrière, — si l'on ose employer un .
inapproprié à Vactivité littéraire de Rousseau, — voici
it retenir. Ayant introduit Rousseau dans les lettres,
considérait comme son patron, entendait exercer sur
îpèce d'autorité, prétendait même avoir inspiré ses
Discours. » Rousseau, qui subit longtemps cet ascen-
Luique, avait de son côté chaperonné Grimm : avec
iousiasme sincère, et surtout plus de discrétion. Mais
1 gardait une vive reconnaissance à Diderot, comme
t juger par la phrase môme de la préface de la Lettre
ert qui consacre leur rupture (1), Grimm n'en avait
)ur lui. Grimm et Diderot, d'ailleurs, s'entendirent
eux ensemble qu'avec Jean- Jacques, qu'ils observaient
ivois un Aristarque séTère et judicieux, je ne l'ai plus, je n'en veux
) le regretterai sans cesse, et U manquera bien plus encore à mon
» écrits. »
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if ^*"» . "
138
REVUE DES DEUX MONDES.
avec une condescendance étonnée. Sans méconnaître son talent,
ils admiraient le leur davantage ; ils le trouvaient puéril dans
ses manières d'être, singulier dans ses allures, et Técrasaient de
leurs avis. L'un étant médiocre et l'autre grossier, ils ne com-
prenaient rien à ses scrupules ni à ses délicatesses. Ses aspira-
tions à la pureté paraissaient au cynisme de Diderot une hypo-
crite aifectation ; son indépendance offusquait la phénoménale
platitude que Grimm étalait dans ses lettres aux grands de la
terre. De quel œil ces deux hommes pouvaient-ils le voir s'élever
au-dessus de tous les écrivains de son temps, eux compris, jus-
qu'à balancer bientôt la gloire rayonnante de Voltaire ? Il faut
ignorer les sentimens que développent les jeux de la concur-
rence, surtout dans les états où [l'amour-propre est au premier
plan, pour méconnaître que, dans ces foudroyans triomphes, il y
avait déjà les élémens de beaucoup de froissemens et de malen-
tendus (1).
D'autres facteurs compliquaient encore cette situation.
Rousseau, comme on sait, avait été introduit auprès de
M"** d'Épinay par Francueil, son ancien amant ; et il lui avait
présenté Grimm, qui recueillit la succession de Francueil.
Même après avoir agréé les hommages du nouveau venu,
M°® d'Epinay aurait désiré conserver avec l'autre des relations
amicales. Grimm ne le supporta pas : il était jaloux, personnel,
despote ; il éloigna Francueil, et Ton conçoit qu'il voulût de
même éloigner Jean-Jacques. Comment, en effet, aurait-il vu
sans ombrage l'amitié de sa maîtresse pour un homme qui la
connaissait si bien, et leur intimité dans l'isolement de la cam-
pagne, surtout quand cet homme était un maître en éloquence
enflammée, en sentimens extrêmes, en passion toujours prête à
éclater? Là-dessus, Rousseau devint amoureux de M""" d'Houde-
tot. Celle-ci n'était pas seulement la belle-sœur de M"'' d'Épinay :
elle en était l'amie intime, une de ces amies qu'on subit plus
qu'on ne les aime, à laquelle on adresse, sans les formuler,
toutes sortes de petits reproches aigres et tendres, dont les
bonheurs vous réjouissent avec un rien de jalousie, dont on est
toujours tenté d'exagérer les moindres faiblesses ; de plus, elle
était la maîtresse de Saint-Lambert, leur ami commun, et s'avi-
sait de l'aimer avec autant de tendresse que de constance. Est-
(1) Cf. Macdonaid, II, p. i-40, passim.
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NOUVEAUX APERÇUS SDR JEAN-JAGQUBS ROUSSEAU. 139
ce tout? Pas encore. Il y avdt le faux ménage où Jean- Jacques
s'efforçait, avec une si touchante impuissance, de mettre un peu
de dignité : la mère Levasseur, toujours en intrigue pour garder
barre sur lui, et Thérèse, jalouse de M""** d'Houdetot, et môme
de M"* d'Épinay. Voilà, n* est-il pas vrai, bien du combustible !
Songez encore aux caractères accentués de tous ces gens.
Représentez-vous Grimm âpre, calculateur, froid, sec, égoïste;
Diderot ardent, impulsif, emballé ; Jean-Jacques tourmenté de
mille inquiétudes, valétudinaire et vraiment malade, neuras-
thénique, passionné, bientôt méfiant. Songez à l'intervention
continuelle, dans leurs affaires, d'élémens étrangers, aux com-
mérages apportés du dehors, aux frémissemens continuels de
susceptibilité qu'irrite le sentiment de la notoriété, la certitude
que 'tous les «potins » deviendront de Thistoire, aux malenten-
dus que provoquent les lenteurs des correspondances, Saint-
Lambert étant alors à l'arniée : vous comprendrez qu'il devait
nécessairement surgir entre eux un monde de difficultés. Rous-
seau seul était assez romanesque et assez sincère pour vouloir
avant tout manœuvrer loyalement à travers tant d'écueils. Seul,
il devait apporter dans sa conduite avec ses amis toutes sortes de
scrupules. C'est peut-être parce qu'il en eut trop que ses inten-
tions iuren^ méconnues, et si facilement travesties.
De bonne heure, nous voyons surgir un incident où se
révèle cette puissance de malentendu* M""* Macdonald le ra-
conte (1), avant d'aborder « le premier acte de la conspiration
ourdie entre Grimm et Diderot, » et comme si l'incident consti-
tuait une sorte de prologue à la tragédie. 11 s'agit de la nou-
veHe édition des Poèmes sur la Loi ncUurelle et sur le Disastre
de Lisbonne^ que Voltaire avait prié Thiériot de distribuer à
d'Alembert, Diderot et Rousseau, en ajoutant :
Us m'entendront assez; ils verront que je n'ai pu m'exprimer autrement,
et ils seront édifiés de quelques restes; ils ne dénonceront point ces
sermons (2).
Rousseau se trouvait alors à l'Ermitage: la brochure lui fut
<»Tivoyée sans le message restrictif qui devait l'accompagner.
itté de l'attention que lui marquait ainsi le « patriarche, » il
voulut répondre de son mieux; et il écrivit la magnifique
n n, p. 6-7.
I 4 jain \'ÔQ, ôd. Garnieri t. XXXIX, n» 3180.
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140
REVUE DES DEUX MONDES.
lettre du 18 avril 1756, que Tronchin fut chargé de porter à
Ferney.
Dans ces conditions, dit M™« Macdonald en achevant le récit de cet épi-
sode, Voltaire put croire,, et crut sans doute qu'il avait à se plaindre de
Téloquente lettre écrite par Rousseau pour défendre Toptimisme attaqué
dans les poèmes. Rousseau, de son cdté, ignorant le message de Voltaire,
fut froissé du fait que cette lettre demeurait sans réponse : et les premiers
germes dé Tirritation furent ainsi semés entre les deux grands maîtres qui
n'auraient jamais dû se quereller.
Les détails ne sont pas tout à fait exacts t en réalité, Voltaire
répondit par un billet qui n'est pas sans ironie (1), et où cepen-
dant le bon Jean-Jacques, encore confiant, ne vit que des com-
plimens (2). A vrai dire. Voltaire ne put regarder cette lettre
comme une « dénonciation; » mais, peut-être pour d'autres
raisons, et sans doute parce qu'il en sentit l'éclatante supériorité,
aurait-il préféré qu'elle n'eût pas été écrite. Or, il est possible
que Rousseau se fût abstenu de l'écrire, s'il avait eu connaissance
du message de Voltaire. On peut donc estimer qu'en négligeant
de le lui communiquer, ses amis contribuèrent à lui aliéner son
grand rival. Mais pour croire que cette négligence fut calculée,
il faudrait admettre que Diderot et Grimm en mesurèrent les
effets, mirent Thiériot dans leur jeu, prévirent que Rousseau
répondrait, qu'il le ferait par un chef-d'œuvre, que même ce
chef-d'œuvre serait publié plus tard, sans l'autorisation de l'au-
teur ni du destinataire. C'eût été de la divination! En réalité, si
cet incident a de l'importance et si nous l'avons signalé, c'est
parce qu'il nous offre le type ou le schéma d'autres incidens
qui devaient se multiplier dans la suite.
Mais, s'il s'en produisit plusieurs qui peuvent être pareille-
ment attribués à. la négligence ou au hasard, il y en eut aussi
où la malveillance et la perfidie éclatent dans la crue lumière
dont M™' Macdonald a réussi à les éclairer. En voici un frap-
pant exemple.
On peut lire, dans la Correspondance littéraire de juillet 1756(3),
(1) Le 12 septembre, N" 3233 de l'édition Garnier.
(2) Voyez sa lettre à Tronchin, 25 janvier 1757, dont un passage est publié dai
Sayous, le Dix-huitième siècle à l'étranger, I, p. 238-59. Cf. H. Tronchin, Théodoi
Tronchin, Paris, 1906, p. 246-59.
(3) Éd. Tourneux, III, p. 249-55.
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lïOUYEAUX APERÇUS SUR JEÂN-JACQUES ROUSSEAU. 141
une lettre de Diderot, datée du 29 juin et adressée à M. Grimm, qui
se félicite de l'offrir à ses abonnés, et l'introduit par le gali-
matias que voici :
*
La liberté est un mot vide de sens, comme vous allez voir dans la lettre
de M. Diderot. L'arbitraire produirait le chaos, et le chaos est aussi un mot
vide de sens; car rien ne peut exister sans une certaine loi constante,
quelle qu'elle soit; et cette loi ne finit pas sitôt que ce qui existait par elle
périt avec elle, et disparaît de la chaîne des êtres.
Cette lettre reproche au destinataire, à qui Diderot envoie
des secours, et qui en demande toujours davantage, des soup-
çons injurieux, un caractère hargneux, toutes sortes de mauvais
procédés. «... Depuis trois ou quatre ans que je ne reçois que
des injures en réponse de mon attachement pour vous, ne le
suis-je pas [patient]! Et ne faut-il pas que je me mette à tous
momens à votre place pour les oublier, ou n'y voir que les effets
naturels d'un tempérament aigri par les disgrâces et devenu
féroce? » Certaines expressions font supposer que ces injustes
plaintes de L... ont fait grand bruit : «... N'est-il pas vrai que si
tous ceux qui sont plus malheureux que vous faisaient autant
de vacarme, on ne tiendrait pas dans ce monde? ce serait uq
sabbat infernal. » Dans la Correspondance générale de Diderot,
le destinataire de cette lettre est donné pour Landois (1), et
l'on ne voit pas comment les jérémiades de cet obscur auteur
auraient causé tant de tapage. Mais M""' Macdonald Ta re-
trouvée, transcrite dans un des cahiers du manuscrit original
des Mémoires de M"** d'Épinay (2). Et là, elle est censée adressée
à « un nommé Verrety homme sans aveu, tombé du ciel, mourant
de faim, » qui « fut un jour rencontré dans un café par Garnier
[Diderot], » sauvé et nourri par lui, et qui, après s'être réfugié
« dans une petite ville de province, » accabla son sauveur de
reproches injustes et finit par s'attirer, en réponse, la lettre en
question. Ce fragment, — le seul où il soit question du nommé
Verret, — disparut des Mémoires, M"*" Macdonald en conclut
qu'en réalité, la lettre de Diderot était véritablement adressée à
Rousseau, destinée à le noircir auprès des « souverains étran-
rs, princes, hommes d'État et leaders de la société qui patron-
lent le journal secret. » Cette conclusion, sans être certaine,.
(1) Éd. Tonmenx, XEL, p. 432-38.
(2) a, p. 7-14 et appendioesi note F.
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mw^^wr^\'y^
142 iifiyuft Dfift Dfltnt MotiDin.
paratt extrêmement probable, surtout quand on rapproche de la
lettre à L[andoi8] un fragment du Fils naturel où Rousseau
crut se reconnaître (1), et la fameuse lettre de Diderot à Grimm
dfae M. Toumeux date d'octobre ou de novembre 1757 (2), et qui
est un réquisitoire à la fois fougueux, haineux et larmoyant contre
l'ami commun, où l'on relève des traits dont l'exagération et
rinvraieemblance sautent aux yeux :
Que je ne voie plus cet homme-là, il me ferait croire aux diables de
l'enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je
frémirai tout le long du chemin ; j'avais la fièvre en revenant. Je suis fâché
de ne pas lui avoir laissé voir l'horreur qu'il mHnspirait, et je ne me récon-
cilie avec moi qu'en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous n6
l'auriez pas pu à ma place : je ne sais pas s'il ne m'aurait pas tué. On en-
tendait ses cris jusqu'au bout du jardin.
Cette fois, aucun doute n'est possible, et l'on ne saurait in-
terpréter de deux manières cet inconcevable document. Écrite»
comme le remarque M""* Macdonald, « dix mois avant la publi»
cation de la Lettre à dAlemberty et cinq mois avant que Rous-
seau soupçonnât qu'il avait en Diderot un ennemi masqué plus
qu'un ami sans jugement » (unjudiciom), une pareille lettre
suffit à mettre en garde contre tout ce que fit et tout ce que dit
son auteur par rapport à Jean-Jacques.
Cependant, la Correspondance littérairey exception faite pour
la lettre à L[andois], s'abstint assez longtemps de toute attaque
personnelle contre Rousseau. Elle juge sévèrement la Lettre à
i^Alembert, sans y relever le trait si mérité qui frappait Diderot
en pleine poitrine (3). Dans un autre article » en signalant les
pamphlets qui commencent à pulluler autour du morceau déjà
fameux, elle en signale un, particulièrement injurieux, en ces
termes : ce II a couru en manuscrit une prétendue lettre d'Arle-
quin, qui m'a paru infâme, en ce qu'elle attaque moins les prin-
cipes que la personne et les mœurs du citoyen de Genève (4), »
Grimm n'accuse encore Rousseau que d'être « un sophiste. »
Après la Nouvelle Héloïse, le « sophiste » devient atrabilaire :
« En quittant son genre, on ne dépose pas son naturel : aussi
(1) Macdonald, tt, 42 sq.
(2) XIX, 446 sq.
(3) !•' déc. 1758, IV, p. 52-55.
(4) 1" fév. 1759, IV, p. 75-78.
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NOUVEAUX APERÇUS SDR JEAN-JAGQUB8 BOUSSEAU. 443
trouvez- VOUS dans la Nouvelle Béloïse Tamoup du paradoxe avec
le fiel et le chagrin dont son auteur est obsédé... Aucun des
personnages de ce roman n'a de Fobservation. Ils ont tous ce
ton de chagrin et de dénigrement que la misanthropie a rendu
habituel à M. Rousseau (1). » C'est seulement après TÉmi/e que
les lettres de Grimm deviennent franchement calomnieuses. On
dirait qu'il s'inquiète de voir grandir la célébrité de Jean-Jacques
et veut mettre en garde ses illustres abonnés, qui pourraient le
prendre en faveur. Le 18 juin 1762 (2), il esquisse de Tauteur
à la mode une biographie sommaire, toute pleine de petites
inexactitudes et d'insinuations qui tendent à le rendre odieux ou
ridicule :
Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels le partageais son
intimité avec le philosophe Diderot; et il nous avait remplacés par des gens
de premier rang.,, J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands; ensuite
il a dit qu'il n'avait trouvé de vertus et d'amitiés que parmi eux... M. Rou8«
seau revint à Paris [après Venise], indigent^ inconnu, ignorant ses talens et
ses ressources, cherchant^ dans un délaissement effrayant^ de quai ne pas
mourir de faim... Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse;
mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois amis, lesquels se sont
respectés en ne l'écrivant nulle part.
Dès lors, la campagne se poursuit avec une violence froide
et calculée, qu'aucun malheur ne désarme. Je ne crois pas que
personne, avant M"" Macdonald (3), ait eu l'idée d'extraire, de la
Correspondance littéraire, les fragmens qui se rapportent h
Jean-Jacques et de les rapprocher des événemens douloureux
qui, de 1762 à 1767, remplirent cette pauvre existence ballottée
et poursuivie : ils montrent avec une terrible évidence quelle
haine savante traquait le proscrit. Rousseau, chassé d'Yverdon
par le gouvernement bernois, se réfugie à Métiers, dans les États
de Frédéric II. Aussitôt la Correspondance écrit : « Le voilà donc
sous la protection d'un prince qu'il faisait profession de haïr parce
qu'il le voyait l'objet de l'admiration publique (4). » On apprend
qu'il s'est rapproché de la foi de son enfance : la Correspon-
dance insinue à l'instant que, par conséquences des «sophismes »
soutenus par lui dans la Lettre à rarchevêque, il « dit expres-
(1) 3 fév. 1761, IV, p. 342-46.
(2) V, p. 92-106.
(3) II, 95-182, et Indes.
(4) i" août 1762, V, p. 139,
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p;
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^e
144
REVUE DES DEUX MONDES.
sèment que les premiers protestans de France furent légitime-
ment persécutés, et que l'oppression qu'ils essuyèrent ne cessa
d'être juste que lorsque, par des conventions solennelles, leur
culte fut reçu par l'Etat (1). m Paoli et Buttafoco lui font de-
mander une Constitution pour la Corse : la Correspondance
s'empresse de leur suggérer de s'adresser à d'autres (2). Sa patrie
se divise à son sujet : c'est lui seul qui est coupable, lui qui a
voulu l'émeute, lui dont la funeste éloquence arme « le citoyen
contre le citoyen (3). » Inutile d'ajouter que la querelle avec
Hume sera racontée avec la plus insigne perfidie (4); et & ce
propos, le rédacteur de la Correspondance a le cynisme d'écrire :
K Depuis l'instant de ma rupture, je ne me suis jamais permis
de parler mal de sa personne; j'ai cru qu'on devait ce respect et
cette pudeur à toute liaison rompue! » Naturellement, la Cor-
respondance étant secrète, Jean-Jacques, comme M"* Macdonald
Ta montré, ignorait ces rapports, n'y pouvait répondre, voyait
ses plus chères relations d'amitié troublées par eux sans savoir
d'où partaient ces flèches empoisonnées. Jamais le grand prin-
cipe de la calomnie ne fut appliqué avec plus de persévérance
et d'adresse.
Toutefois, quelque odieuses que soient ces manœuvres, il
parait impossible de leur reconnaître encore le caractère d'un
« complot » dont Grimm et Diderot tiendraient les fils , où
seraient affiliés d'Alembert, Tronchin, Hume, Walpole, etc. Le
plus probable, c'est qu'elles restaient des actes individuels. Mais,
peu à peu, les rancunes de Grimm et de Diderot, au lieu de s'as-
soupir, s'irritaient. Inconsciemment ou de dessein prémédité, —
admettons que ce fut inconsciemment, — ils accablaient Rous-
seau chaque fois qu'ils parlaient de lui, avec une cruauté crois-
sante, une mauvaise foi de plus en plus audacieuse; et comme le
mal engendre le mal, leur méchanceté devenait toujours plus
noire en s'exerçant. Quant à Jean-Jacques, avec sa frémissante et
ombrageuse sensibilité, son imagination maladive, l'hypereslhésie
de tous ses nerfs, il leur faisait la partie belle. Les autres en
profitaient, en abusaient. Rien qu'en dénaturant un peu les faits,
ils arrivaient à leurs fins : peut-être parvenaient-ils à croire eux-
(1) 15 mai 1763. V, p. 290-93.
(2) !•' nov. 1763, VI, p. 113-14.
(3) 15 janv. 1765, VI, p. 176-82.
(4) 15 oct. 1766, VII, p. 139-46.
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 145
mêmes à lenrs demi-mensonges et à leurs broderies. La vérité
ne se déforme-t-elle pas en quelque sorte d'elle-même dans les
relations compliquées entre plusieurs personnes, par les rapports
par à peu près de propos tenus sans témoins, ou devant des
témoins qui les comprennent avec des nuances différentes, ou
par des interprétations trop libres de paroles authentiques? C'est
vraiment une triste histoire, et l'on s'afflige un peu de la voir
entrer dans l'histoire. Il s'en produit souvent de pareilles, à tous
les degrés de l'échelle sociale : dans la vie ignorée des hommes
qui passent sans laisser de traces, que d'amitiés se rompent de
celte pénible manière ! Ceux que nous avons sous les yeux, peut-
être, agissaient sous la pression des circonstances qu'ils ména-
geaient en les subissant, même, si l'on veut, en s'excitant et
s'aidant l'un l'autre, sans que le terme de « complot » pût
encore convenir à leurs menées.
Mais il faut le reconnaître, ce terme s'applique sans exagéra-
tion au « tripatouillage » des Mémoires. Jusqu'alors, Grimm,
Diderot, M"** d*Épinay, je le répète, avaient agi chacun pour son
compte, ou à peu près ; et même, il y avait eu dans leur sévérité
pour l'ancien ami une part de bonne foi. On peut admettre
qu'ils le croyaient avec sincérité coupable envers eux et envers
les hommes. Maintenant, la bonne foi disparait des conseils où
ils se concertent. C'est en commun qu'ils préparent l'encre dont
ils vont noircir le malheureux « René, » qu'ils arrangent les faits
au mieux de leur cause en consultant leurs anciens papiers,
qu'ils s'efforcent d'être habiles, de mettre de leur côté toutes
les vraisemblances. M°* Macdonald a eu la patience de recon-
struire leur travail, à travers les cahiers des Archives, de la
Bibliothèque de TÂrsenal et de celle de la rue de Sévigné; les
exemples qu'elle a recueillis ne laissent place à aucun doute.
En voici quelques-uns (1) :
Au bas d'une des pages éparses du manuscrit de FArsenal,
on lit :
Reprendre René dès le commencement. IL faut me le mettre dans leurs
promenades ou conversations de défendre quelques thèses bizarres. II faut
qu'on s'aperçoive qu'il a de la délicatesse, beaucoup de goût pour les fem-
mes... galamment brusque certain temps sans le voir. M"** de Montbriliant
demande raison, ~ il répond en faisant le portrait de tous... beaucoup
(1) T. I, p. 84-140; appendices, note DD; — avec fac-similés.
TOME xxziz. — 1907. 10
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
d'honnêteté et point de mœurs, -— demande ce qu'il pense d'elle, répond ce
qu'on dit, et ce qu'il en pense (1).
Et M"** M acdonald trouve dans le cent-trente-neuvième cahier
du manuscrit les effets précis de cette note confuse :
Je ne sais trop si je lui ferai tort de dire qu'il est plus flatté du plaisir
de soutenir des thèses bizarres que peiné des alarmes que peuvent jeter
ses sophismes dans le cœur de ceux qui l'écoutent,
■
effets qui, d'après sa référence, ont subsisté dans le texte im-
primé (2).
Dans un autre cahier du môme manuscrit, on trouve cette
recommandation :
Dites que Garnier [Diderot] payait l'entretien des Élois [Levasseur] ce
qui fait qu'il n'avait plus de quoi aller voir René (3).
Voilà Rousseau convaincu d'avoir été nourri par Thérèse et
' sa mère ! . . .
Enfin, toujours dans les cahiers de l'Arsenal ;
La femme de Garnier, qui n'est qu'une bonne femme, mais qui a une
pénétration peu commune^ voyant son mari désolé le lendemain lui en
demande la raison et l'ayant appris lui dit : « Vous ne connaissez pas cet
homme-là, il est dévoré d'envie: il fera un jour quelque grand forfait plu»
tôt que de se laisser ignorer. Tiens, je ne jurerais pas qu'il ne prît le parti
des Jésuites. » La femme de Garnier a senti juste, mais ce n'est pas cela que
René fera; c'est contre les philosophes qu'il prendra parti et finira par
écrire contre ses amis, tournez cela à la façon de Wolf (4).
On voit aisément que Tanecdote, trouvée après coup, tend à
rendre suspectes la sincérité, toute l'œuvre et la pensée même
de Jean-Jacques, d'accord avec la Correspondance littéraire où
Grimm ne manque aucune occasion de le montrer sous les traits
d'un <( sophiste » sans conscience, mille fois plus soucieux de
produire de l'effet que de chercher la vérité (5).
Que d'autres inventions ingénieuses, un peu comiques parfois
(i) Je copie ces notes teUes que M«» Macdonald les a données; mais certains
mots pourraient se lire autrement; par exemple, d'après le fac-similé, je lirais :
« Dans le cas (,) promenade ou conversation (,) de detTendre », etc.
(2) Éd. Brunet, 111, p. 30 ; Macdonald, I, p, 94.
(3) Appendices DD, I, p. 388.
(4) Appendices DD, I, p. 389.
(5} T. IV, p. 52-55, 342-46, etc.
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NOUVEAUX APERÇUS Stm JEAN'JACQtnE& ROUSSEAU. 147
quand il s'agit de flatter la vanité de Grimm, lequel avait toutes,
les vanités! Telle est l'histoire du fameux duel où il défend
l'honneur de M"* d'Épinay, et dont M"* Macdonald démontre
avec beaucoup de finesse qu'il ne fut jamais, selon toute vraisem*-
blance» qu'une agréable fiction^ destinée à relever d'un point
d'héroïsme le rôle un peu plat du personnage (1) '; ou telle est
cette recommandation délicieuse : « Donnez le titre de chevalier
à Voix [Grimm] (2). » — Par malheur, l'imagination des com-
plices n'est pas toujours aussi innocente » et devient volontiers
perfide ou odieuse. C'est ainsi qu'en passant, on insinuera que
les Élois avaient tiré René de la misère» et « tout sacrifié pour
lui (3) ; » ou que, dans une lettre de René, on lui fera dire : « Il
m'est essentiel d'avoir du loisir et de la tranquillité pour achever
cet hiver un grand ouvrage; il s'agit peut-être de 2000 écus de
profit (4)... » Notez que ces perfidies seront adroitement Suppri-
mées par Brunet» qui aurait craint, en les maintenant, et parce
qu'il les jugeait lui-même par trop incroyables, — c'est du
moins le sentiment que lui prête M"* Macdonald, — de porter
préjudice à la crédibilité du texte. On en pourrait allonger la
liste. Les exemples ci-dessuis suffiront à montrer l'importance
de la découverte de M""* Macdonald, et la part de réalité du
complot que Rousseau avait toujours pressenti, qui n'exista
peut-être pas authentiquement de son vivant, mais qui, je crois,
se réalisa après sa mort. Du reste, on la mesurera mieux encore
en constatant tout ce qu'un critique aussi renseigné et équitable
que M. Brédif a tiré des Mémoires de M"^^ d'Épinay, et la créance
qu'il leur a conservée (S) ; et l'on abandonnera définitivement
cette source empoisonnée, pour tous les faits qui ne peuvent
être établis par d'autres témoignages.
(1) App. DD, 1, p. 385-^, et t. H, p. 65-76.
(2) App. DD, I, p. 386.
(3) App. DD, I, p. 398.
(4) llÀd,, p. 401.
(8) Voyez entre autres, p« 347-15. — M. Brédif suppose que la cause première
de la rupture de Diderot avec Rousseau, fut le « flagrant délit » où Rousseau aurait
été pris par son ami, « d'avoir essayé de donner à M"* d'Houdetot des scrupules
de conscience, avec l'espoir secret de supplanter Saint-Lambert. » Et nous savons
maintenant oe qu'il faut penser de cette prétendue hypocrisie, et de la lettre où
Diderot raconte mélodramatiquement la terrible impression qu'il en eut.
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148 REVUE DES DEUX MONDES,
III
On comprend que M"** Macdonald, dans la joie de sa décou-
verte, ait été tentée de l'amplifier et d'en tirer des conclusions
extrêmes; d'autant plus qu'elle n'est point impartiale, comme
elle l'a reconnu, comme on le voit bien, comme il faut le rap-
peler. Cela n'a pas manqué d'arriver. Ayant prouvé que Rous-
seau eut le beau rôle dans ses relations avec Diderot, Grimm et
jyjme (j'Épinay, elle a voulu pousser son avantage et montrer qu'à
rencontre de l'opinion presque universelle, il était demeuré sain
d'esprit à travers toutes ses souffrances. Son raisonnement est
une façon de syllogisme, simple et spécieux (1). Les partisans
de la folie s'appuient sur le fait que Rousseau, à la suite de ses
différends avec ses amis, de la condamnation de ses ouvrages et
de son séjour en Angleterre, s'imagina constamment qu'il était
victime d'un complot, dont Grimm et Diderot étaient les arti-
sans; or il est établi que ce complot a existé; donc, Rousseau
ne se figurait rien qui ne fût conforme à la réalité, et, par consé-
quent, n'était pas atteint de la manie des persécutions.
Gela serait très juste si la question pouvait se ramener à des
élémens aussi rudimentaires ou simplifiés. Mais ce n'est pas le
cas. Rousseau fut calomnié méthodiquement par Grimm et
Diderot, c'est entendu; après ses lectures des Confessions y ces
calomnies systématiques furent reprises et coordonnées de telle
sorte par ses deux ennemis, avec le concours de M°* d'Épinay,
qu'on peut admettre, — très faciunt collegium^ — que les calom-
niateurs deviennent des conspirateurs, nous l'avons reconnu.
Mais, ces deux points admis, il y a tout le reste. Et c'est préci-
sément le reste qui peut fixer notre conviction.
L'état mental de Rousseau a été abondamment étudié par des
spécialistes. Plusieurs ont proclamé l'admiration qu'ils gardaient
pour ce « sujet » de choix, tout en observant dans ses actes
et dans ses écrits la marche de la terrible maladie. C'est le cas
d'un des plus éminens d'entre eux, dont le témoignage nous suf-
fira, le docteur Môbius (2). Sans rien connaître encore des re-
(1) II, p. 238.
(2) /.-/. Rousseau, t. II, des Ausgewâhlle Werke, 8*, Leipzig, 1903. La première
édition est de 1889. Cf. l'article de Bninetiëre, dans la 4* série des Études critiques
sur VHisloire de la littérature française, p. 325-55; puis, entre autres, la Folie de
J,-J. Rousseau, par le D' Châtelain, in-18, Neuchàtel, 1890; et l'Histoire médicale
de J.-J. Rousseau, par Sibiril, Bordeaux. 4900.
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. . 149
herches de M"* Macdonald^ il avait très bien compris, d'après
es documens les plus répandus, que la conduite de Grimm et
le Diderot envers Rousseau avait pu justifier ses pires soupçons,
roubler profondément son âme longtemps confiante. Mais il
l'en avait pas moins diagnostiqué, à la seule lecture des Confes-
ions^ un état maladif. Il en trouve le premier éclat positif, ou
a première preuve, dans la grande lettre à Hume du 10 juil-
et 1766 (1). Non qu'il fût tenté de donner raison à Hume : au
ontraire, il constate que Rousseau eut mille bons motifs de se
Jaindre de lui ; mais il constate en même temps que Rousseau
e figura que Hume, d'accord avec ses ennemis, l'avait délibé-
ément attiré en Angleterre pour le déshonorer, et que c'était
casser la mesure et tomber dans le délire de la persécution :
Rousseau, conclut-il, ne savait pas tout, mais il en savait assez pour pou-
oir avec raison reprocher à Hume son manque de tact et rompre le lien
e leur amitié. Aussi n'est-ce pas dans sa condamnation [de Hume que se
pouve Télément maladif (dos Kran*^a/lt), mais en ceci, qu'il fit descendre d'un
lan profondément médité, avec les actions de Hume, presque tout ce qui
ai arriva en Angleterre, et qu'en enchaînant les faits isolés {das Einzelné)
vec la plus grande perspicacité, il reconnut partout l'intention réfléchie
le lui nuire (p. 168).
Bien des incidens connus, sur lesquels il serait oiseux d'insis-
er ici, montrent à quel point l'interprétation du docteur Môbius
ipproche de la vérité, et de quelle [manière Jean- Jacques se
aissait emporter, par des observations vraies, dans le règne du
[élire. Les témoignages de ses plus intimes amis viennent aussi
;orroborer l'impression douloureuse et certaine que dégagent
ant de passages des Confessions^ des Rêveries, de la Correspon-
lancCy et surtout les Dialogues, H est à peine nécessaire d'en
nvoquer aucun, tant ils sont connus. Je rappellerai pourtant
telui de Corancez, parce que M""' Macdonald le cite parmi 'les
imis les plus fidèles et les mieux renseignés de Jean- Jacques (2).
)ans les lettres que ce brave homme écrivit au Journal de^
^aris (3) pour répondre à l'ouvrage de Dusaulx (4), on relève
les traits comme ceux-ci:
(1) Hachette, DCCLXXXV.
(2) I. 14.
(3) De J.-J. Rousseau, extrait du Journal de Paris, des n** 251, 256, 258, 259,
60 et 261 de Tan VI. Je renvoie au tirage à part, puhlié sans autre indicaUon.
(4) Dtf mes rapvorls avec J.-J, Rousseau^ in-12, Paris, Tan VI, 1798.
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180
revus: des deux mondes.
Lorsqu'il éloit en proie aux agitations d'une certaine qualité d'humeur
qui circuloi* avec son sang, il étoit alors si différent de lui-même, qu'il
inspiroit, non pas la colère, non pas la haine, mais la pitié ; c'est du moins
ce sentiment que j'ai longtemps éprouvé. Mon attachement pour lui n'en
étoit que plus étroit, et mon respect ètoit tel, que de peur de lui ôter de la
considération, je taisois à mes amis les plus intimes les observations que
me mettoient à portée de faire la fréquence de mes visites et la confiance
qu'il sembioit m'avoir accordée (p. 6)... Il m'a réalisé l'existence possible
de Don Quichotte avec lequel je lui trouve une grande conformité. Chez
tous deux se trouve une corde sensible. Cette corde, en vibration, amène
chez l'un les idées de chevalerie errante, et toutes les extravagances qu'elle
traîne après elle: chez l'autre, cette corde résonnoit ennuis, conspirations,
coalition générale, vaste plan pour le perdre, etc. ; chex tous deux, cette
corde, en repos, laisse à leur esprit toute sa liberté (p. 36). .• Depuis long-
temps je m'appercevois d'un changement frappant dans son physique; je le
voyois souvent dans un état de convulsion qui rendoit son visage mécon-
noissable, et surtout l'expression de sa figure réellement effrayante. Dans
cet état, ses regards sembloient embrasser la totalité de l'espace, et ses
yeux paroissoient voir tout à la fois ; mais dans le fait, ils ne voyoient rien.
U se retournoit sur sa chaise et pa^soit le bras par-dessus le dossier. Ce
bras, ainsi suspendu, avoit un mouvement accéléré comme celui du balan-
cier d'une pendule; et je fis cette remarque plus de quatre ans avant sa mort;
de façon que j'ai eu tout le temps de l'observer. Lorsque je lui voyois
prendre cette posture à mon arrivée, j'avois le cœur ulcéré, et je m'atten-
dois aux propos les plus extravagant; jamais je n'ai été trompé dans mon
attente (p. 40-41).
Mais, ce « délire de la persécution, » dont il est impossible
de méconnaître les douloureux symptômes dans Tesprit de
Rousseau, doit-il rendre suspecte son œuvre et l'ensemble de sa
vie? A l'extrême opposé de M""* Macdonald, M. Jules Lemaître
paraît l'admettre. En parlant de V Emile, du Contrat social, de
la Nouvelle Héloïse, il insiste volontiers sur les traits qui lui
semblent les plus singuliers, excentriques ou morbides ; et, les
groupant dans une page extrêmement ingénieuse et brillante de
ses « conclusions, » il essaye de montrer qu'un même principe
maladif gouverna les plus diverses manifestations de cette vie
tourmentée et de ce tumultueux génie :
... L'on se demande: — Comment peut-il être fou, et écrire en même
temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles? Je réponds :
— C'est peut-être qu'au fond il l'a toujours été, — par intermittences, mais
toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.
En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes? —
Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d'ua homme à qui il
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I NOUVEAUX ÂPBRCUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. ISi
prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s'aperçoit que son
nouvel ami est inférieur à l'image qu'il s'en formait, et aussi que cet ami
aime moins qu'il n'est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi; et de
cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison
universelle, & un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses
par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, fla-
grant surtout dans ses Dialogues.
Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres
écrits?
Croire la nature bonne parce qu'il se sent bon en suivant la nature,
c'est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît ; croire la société mauvaise parce
qu'il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c'est la société qui
a corrompu la nature; — ou bien, parce qu'il aime la vertu surtout dans
ses gestes exceptionnels, et parce qu'il n'a pas les sens jaloux et qu'il n'a
guère connu, de la passion, qu'une certaine langueur à la fois brûlante et
inactive, croire qu'un mari, une femme, son ancien amant et une tendre
amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre
eux rien de caché, trois de ces personnages n'ayant d'ailleurs d'autre occu-
pation que d'adorer, ménager et soigner l'amant, qui est Rousseau lui-
même sous le nom de Saint-Preux; — ou bien parce qu'il se ressouvient vi-
vement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république,
et parce qu'un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion ci-
vique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c'est assurer le bonheur
et la liberté de l'homme que de le livrer tout entier à l'État; — ou bien,
dans sa vie même, parce qu'il aime la vertu^ se croire vertueux, et, parce
qu'il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où
il le croit; — ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l'univers
le persécute parce qu'il a rencontré quelques amis infidèles; tout cela,
n'est-ce pas, en somme, la môme opération de l'esprit, le même triomphe
exorbitant de l'imagination et de la sensibilité sur la raison? Et si Rousseau
peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j'ai énumérés, qui
osera dire que, sauf le degré, il ne Tétait pas aussi dans les autres? Il
l'était... oh! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d'hommes à nos yeux,
si nous les connaissions, s'ils écrivaient des livres et si, parmi leur dérai-
son, ils avaient quelque génie (pp. 341-42).
Le dernier trait remet les choses au point : s'il ne s'agit plus
que d'une sorte de « folie commune, » on n'en peut alors
discuter que la nuance ou le degré. Remarquons pourtant que
les réformateurs sociaux, les utopistes, les éducateurs, les péda-
gogues, depuis Platon jusqu'à Karl Marx et au delà, ont tous
conçu des idées que certains de leurs lecteurs trouvent folles,
qui le sont peut-être quelquefois, dont quelques-unes deviennent
fécondes en se modifiant, mais dont beaucoup avortent miséra-
blement. Et ils ne sont pas fous pour cela : car, s'il suffisait,
pour être fou, d'être absurde en ces difficiles matières, il faudrait
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152 REVUE DES DEUX MONDES.
. conduire aux Petites-Maisons nombre de « sages législateurs »
de nos pays civilisés, puisqu'il y en a bien peu qui n'aient à
maintes reprises, dans leurs discours, leurs manifestes ou sim-
plement leurs interruptions, dans les parlemens, ou dans les
commissions, ou devant leurs électeurs, franchi hardiment la
limite. La singularité des opinions ne saurait passer pour un
symptôme de folie, et si Rousseau n'avait écrit que les grands
ouvrages oîi il expose les siennes, il faudrait renoncer à poser
la question : d'autant plus qu'ils ont tous été composés dans un
temps où sa conduite ne trahissait pas le moindre désordre
cérébral. Le docteur Mobius a excellemment marqué les carac-
tères et les limites de la maladie, dans un morceau si décisif,
qu'il me faut le citer presque entier :
On pensera ce qu'on voudra de la monomanie : dans des cas comme celui
de Rousseau, on ne pourra jamais parler que d'une limitation de la respon-
sabilité dans des directions déterminées. Ce point admis, il sera très diffi-
cile de juger les actions ou manifestations isolées des hommes dont Tesprit
est troublé n'importe comment, parce que, dans la correspondance souvent
cachée des états d'âme, il n'est par toujours possible de décider si l'action
ou la manifestation discutable se trouvait en rapports avec la perturbation
intellectuelle... Si quelqu'un souffre du délire des persécutions, une lumière
fausse tombera nécessairement sur tous les rapports de sa personne morale
avec le monde extérieur, et chacune de ses manifestations, dans ce sens, de-
viendra suspecte. Cest le cas pour la folie de Rousseau, atténuée ou peut-
être retenue dans de certaines limites par la force naturelle de son génie...
Quand un malade du délire de la persécution n'est jamais infidèle à la vé-
rité même envers ceux qu'il reconnaît pour ses ennemis, fait au contraire
ressortir avec énergie leurs bons côtés, quand, par délicatesse, il tait des
choses qu'il pourrait alléguer pour sa défense, quand il se juge soi-même
avec sévérité et se montre doux pour les autres, on trouvera di^ne des plus
grands éloges un sens si droit, que la maladie même n'a pu atteindre. On
admirera doublement l'homme qui, malgré l'obscurcissement de son esprit,
a conservé une amabilité d'enfant et est demeuré incapable de haine
(p. 179-80).
Voilà qui nous transporte à une dislance presque égale de
Toptimisme de M"" Macdonald et du pessimisme de M. Le-
maître, lesquels jouent respectivement ici les rôles tradition-
nels du médecin Tant-Mieux et du médecin Tant- Pis. Le point
de vue du docteur Môbius s'impose entre les opinions extrêmes
de ces deux « laïques, » qui tranchent la question d après leurs
impressions plutôt qu'en bonne connaissance de cause. Je n'ai
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 153
le foi aveugle aux diagnostics posthumes des médecins,
t déjà tant de peine à lire dans les corps des vîvans. J'en
us encore à ceux des aliénistes, car de toutes les branches
médecine, celle où ils s'exercent est une des plus incer-
, Je ne puis cependant m'empêcher de croire le docteur
s assez près de la vérité : tout ce que nous lisons, tout ce
3US savons de Rousseau nous montre que, si sa manie de
ution fut incontestable, elle ne gêna jamais sa pensée dans
sor, pas plus qu'elle ne diminua son prestigieux talent
^ain. Les Dialogues ^ on l'a souvent dit, sont de tous ses
^es celui où cette manie se manifeste le plus péniblement;
rtant, que de pages admirables on y rencontre I
IV
même qu'elle a voulu écarter de Rousseau l'accusation de
M"' Macdonald a essayé de le décharger du plus lourd
he qui pèse sur sa mémoire, l'abandon des enfans : dure
rise, où elle a mis beaucoup d'ingéniosité au service de sa
a (1). J'ai touché, dans deux de mes ouvrages (2), à cette
DU, qui pour moi n'en est pas unç; il me faut cependant
>nner ici les argumens qu'on a invoqués pour douter de
nce.
• Macdonald est partie d'un certain nombre d'observations
establement justes. Elle a remarqué qu'on ne trouve, dans
rrespondances contemporaines, aucun vestige de cette bis
dont les personnes qui la connurent ne parlèrent qu'après
3) ; que Diderot ne l'allégua à la charge de son ancien
i dans ces « Tablettes » où il lui reproche des « scéléra-
» beaucoup moins graves, ni dans les deux fragmens de
\ sur les règnes de Claude et de Néron où il piétine si fu-
ment son cadavre ; qu'on n'a pu découvrir dans les archives
afans-Trouvés aucune trace d'un dépôt d'enfant effectué
i Gouin (la sage-femme « prudente et sûre » qui fut
140-184 ; Revue du !•' oct. 1898, et Studies in the France of Voltaire and
u, p. 109-162.
ans l'Affaire J.-J, Rousseau et dans les appendices de ma pièce le Réfor*
a plus ancienne mention que j'en connaisse se trouve dans une lettre du
chin à J. Vemet, du 18 mai 1763, publiée dans G. Maugras, Voltaire et
usseaUt p. 273.
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154 REVUE DES BEUX MONDES.
chargée de ce soin); que, ces archives étant bien tenues, La
Roche, l'homme de confiance que la maréchale de Luxembourg,
en 1761', chargea d*y faire des recherches à la prière de Rous-
seau, n'aurait pas manqué de retrouver au moins le premier en-
fant, — puisqu'un chiffre de reconnaissance avait été attaché à
ses langes, puisque Rousseau en avait le double, et puisqu'on
était fort soigneux des moindres marques cpii pouvaient aider
un Jour à identifier les petits abandonnés ; que, d'autre part, les
cinq enfans sont nés dans un délai bien court; que la fécon-
dité de Thérèse cessa brusquement, dès qu'elle se trouva à l'Er-
mitage, sous les yeux sagaces de M"' d'Épinay; que Grimm et
Diderot avaient de fréquens colloques avec la mère Levasseur,
et lui faisaient une pension de trois cents livres sans qu'on ait
jamais su pourquoi ; — et que tout cela est bien singulier.
Que tout cela soit singulier, je le veux bien : encore qu'on
ait vu quelquefois cinq enfans naître dans le délai de six ou sept
ans, que la fécondité d'une femme puisse aussi bien s'arrôter
après ses cinquièmes couches qu'après les premières ou les
dixièmes, et que ce soit à l'année 1756 que Rousseau mentionne
les inquiétans conciliabules de sa pseudo-belle-mère avec ses
faux amis, tandis que le premier enfant naquit, d'après les Con-
fessions, dans l'hiver de 1746-47 (1). Mais quand on a reconnu
ces singularités, aucun fait précis, rien, absolument rien ne
permet d'en tirer une conséquence quelconque, sinon celle-ci,
qu'il y a dans le monde beaucoup de choses que nous ne com-
prenons pas. Cependant M""' Macdonald s'enfonce hardiment dans
le grand trou noir ouvert derrière ces « évidences, » et suppose
que Thérèse n'a jamais été enceinte, mais que, sur les conseils
de sa mère et d^accord avec Grimm, elle simula cinq fois la
grossesse et l'abandon, afin de maintenir plus sûrement Jean-
Jacques dans leur dépendance !
Il m'en coûte un peu de contrister un critique qui a apporté
tant d'élémens nouveaux et précieux à l'étude de Rousseau;
mais je suis obligé de dire que cette hypothèse, qui ne repose
que sur des données négatives, ne supporte pas un instant
l'examen. Il suffit de la placer sous la lumière du simple bon
sens pour la voir chanceler. Pendant la période où naquirent
les enfans, Thérèse et Jean-Jacques, il est vrai, n'habïtaient
(1) Sur la date de cette naissance, voyez E. Ritter, dans la Revue (Thistoire
liitérairê de la France, 1900, p. 314.
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JÂCQUB8 ROUSSEAU. 159
d'abord pas ensemble; mais il était presque continuellement
chez elle. De plus, à partir de 1749, ils mirent « tout en com*-
mun, » comme il est dit dans les Confessions (L. VIII), ne firent
plus « qu'un ménage » qui s'installa dans a un petit appar-
tement à l'hôtel du Languedoc, rue de GreneUe-Saint-Honoré,
chez de très bonnes gens. » Ils ne s'y trouvaient certainement
pas à Taise, avec peu de meubles et peu d'espace : comment
donc croire que, dans des conditions de gêne peu favorables à sa
supercherie présumée, Thérèse réussit, cinq fois de suite, à
soutenir un rôle qu'il eût été si facile de percer à jour? Com-
ment admettre que Jean^acques ne s'aperçut jamais qu'elle
n'avait aucun symptôme réel de grossesse? Son insondable bêtise
compromettrait alors ses livres bien plus que la folie dont
M** Macdonald a voulu le défendre : car enfin, si le génie a
quelques relations avec la folie, il n'en a aucune avec l'imbécil-
lité, et il serait établi que l'auteur de tant d'ouvrages immortels,
qui tendent à réformer la société, ne possédait même pas la
pauvre petite part de clairvoyance dévolue aux plus simples
d'entre nous. Sans compter que le calcul de la mère Levasseui
et de Grimm dépasserait tout ce que pourrait concevoir l'imagi-
nation la plus mélodramatique en scélératesse autant qu'en com-
plication, en péril et en inutilité : puisque les deux complices
savaient à quel point Rousseau dépendait déjà de sa « gouver-
nante, » et n'était pas homme à manquer à sa promesse de ne
jamais la quitter. Mais l'hypothèse achève de s'écrouler, si on la
rapproche simplement du récit des Confessions (L.VU et VIII) :
il ressort, en effet, de ce récit, que l'idée de porter les nouveau-
nés aux Enfans-Trouvés ne fut point suggérée à Rousseau par
la mère Levasseur, ni par Grimm, ni par Thérèse, mais par le
ton des conversations qu'il entendait tous les jours à la table
de M** La Selle, où il prenait ses repas dans la compagnie
d'hommes peu scrupuleux sur les mœurs :
Je me dis : Puisque c'est Fusage du pays, quand on y vit on peut le
suivre. Voilà Vexpédient quo je cherchois. Je m'y déterminai gaillardement
sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse,
à qui j'eus toutes les peines du monde de faire accepter cet unique moyen
le sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignoit un nouvel embarras
le marmaille, étant venue à mon secours, elle so laissa vaincre.
Ainsi, la mère Levasseur n'entre en scène qu'une fois la dé-
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iS6 REVUE DEfl DEUX MONDES.
cision prise par Rousseau, pour achever de persuader sa fille;
et celle-ci ne se résigne qu'avec peine au douloureux expédient.
M"* Macdonald soutient, il est vrai, que Jean-Jacques prête par
chevalerie et pour l'honorer ces scrupules à la « gouvernante. »
Mais sur quoi s'appuie-t-elle ? Sur quel mot, sur quel indice, sur
quel signe? Elle « suppose! » Que signifie une telle « supposi-
tion, » absolument gratuite, en regard de l'affirmation catégo-
rique de Rousseau? Plus loin, d'ailleurs, le récit des Confes-
sions devient encore plus décisif: il nous apprend que les
couches de Thérèse furent ternies secrètes; que cependant , on en
parla aux amis les plus intimes, Grimm, Diderot, M"' d'Épinay ;
et que même, une fois, Thérèse s'étant trouvée plus mal, Rous-
seau fut obligé de s'ouvrir au médecin Thieiry^ qui^ la soigna.
Il aurait donc fallu qu'il fût aussi du complot, ce médecin-là!
Par souci d'équité, par sympathie lentement acquise pour
l'homme dont il disséquait l'œuvre, M. Lemaître a eu la même
hésitation qu'avait M""' Macdonald par enthousiasme. Gomme elle,
il a cherché une hypothèse qui décharge Rousseau du témoignage
porté par lui contre lui-même ; et son subtil esprit, qui n'est
jamais à court, a trouvé celle-ci, que je lui laisse exposer :
Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les
femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans [autre liaison que
celle de Thérèse; abstinent dans «un monde aux mœurs extrêmement
relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège môme de sa maladie
pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux
de ses amis, et surtout de ses amies, — ne se pourrait-il pas qu'une de ses
pires terreurs, et la plus obsédante, eût été de passer pour impuissant? —
De là, cette réplique qu'on peut appeler triomphante : la fable des cinq
enfans, et parce qu'il n'aurait pas pu les montrer et que, d'autre part,
l'horreur d'un tel aveu en impliquait la véracité, l'histoire du quintuple
recours aux Enfans-Trouvés. Peut-être Rousseau, Imaginatif et « simula-
teur » comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d'être
soupçonné d'une des disgrâces les plus mortifiantes pour l'orgueil mascu-
lin (p. 59).
Mais M. Lemaître est le premier à confesser que son « hypo-
thèse est fragile, » et qu'elle ne tient guère devant le ton si pé-
nétré, si douloureux, des aveux répétés de Rousseau.
Cependant, M""'* Macdonald avait découvert, dans les Archives
des Enfans-Trouvés, de curieuses pièces que M. Lemaître est
allé examiner après elle, et moi après lui. M""" Macdonald en
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MOUYEAUX APERÇUS SUK JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 157
repousse avec précipitation le témoignage (1) ;M, Lemaître con-
serve des doutes (2). Je dois dire que, malgré la coïncidence des
dateSy des noms propres, el malgré celle de deux prénoms avec
les prénoms de la mère Levasseur, ces pièces ne me semblent
pas pouvoir se rapporter à l'enfant présumé de Rousseau. On
s'en rendra compte en les examinant :
D'abord, dans le registre des dépôts, à la date du 21 no-
vembre 1746, on peut lire ces lignes que M. Lemaître a trans-
crites :
Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André
Petitpas, à Guitry (Andelys), l** mois 6 francs, payés 22 décembre 46;
21 janvier 1747, 5 francs, 2* [mois] jusqu'au 14 janvier 1747, jour du décès,
un mois 23 jours.
Dans les dossiers de la même année. M"* Macdonald a trouvé,
remplie, une formule imprimée que voici (les mots soulignés
sont ceux écrits à la main) :
De l'ordonnance de Nous Charles Daniel de la Fosse, avocat en parle-
ment, conseiller du Roy, commissaire enquêteur et examinateur au Châtele^
de Paris, préposé pour la police au quartier de la Cité, a été levé un enfant
masle nouvellement né, trouvé à la salle des accouchées de THôtel-Dieu,
lequel nous avons à l'instant envoyé à la couche des Enfans Trouvés, pour
y être nourri et allaité de la manière accoutumée. Fait et délivré en notre
hôtel, c^24 novembre mil sept cent quarante-sûc, onze heures du matin.
Enfin, à ce procès-verbal est annexé un petit papier manu-
scrit, où Ton peut lire :
Marie-Françoise Rouseaux [le- nom est barré et remplacé par Rousseau]
un garçon le 19 novembre 1746.
Joseph Catherine a été baptisé ce 20 novembre 1746, Daguerre prêtre.
Les deux phrases ne sont pas de la même écriture.
Si Ton examine ces trois pièces en rapprochant les dates, on
voit aussitôt que les nom et prénoms inscrits sur le papier ma-
nuscrit, qui fut annexé au procès-verbal habituel et apporté aux
Enf ans-Trouvés en même temps que le nouveau-né, ne peuvent
Ure que ceux de la mère : pour les appliquer à Thérèse, il
audrait donc admettre que la Gouin prit au hasard ces deux
(1) I, 417-18,' p. 61, sq.
(2) P. 61, sq.
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REVUB DES DEUX UONDKS.
US qui étaient ceux de la mère Levasseur, ou que celle-ci
it au nom défiguré de Jean-Jacques ; et cela e^t un peu
îqué. La mention de la formule imprimée : « trouvé à la
les accouchées de l'Hôtel-Dieu, » figure sur tous les procès-
ix de cette époque : c'était une fiction habituelle, et Ton
eut rien inférer. Donc, après comme ayant la découverte
petit disparu, il reste acquis qu'aucune trace certaine du
du premier-né de Rousseau ne subsiste dans ces archives,
ultat négatif ne modifie en rien mon opinion : la preuve
listence et de l'abandon des enfans, ce sont les aveux de
îau. Elle suffit : ces aveux, si évidemment sincères,
ncront quiconque ne tient pas absolument à. n'être pas
ncu.
M"** Macdonald, sans prétendre d'ailleurs donner à son
lèse un caractère de certitude qu'elle ne saurait avoir, a
nt d'ardeur à résoudre à sa manière l'affaire des enfans,
u'elle y attache une importance décisive. Un peu impru-
But pour sa thèse, elle déclare que « toute la question de
érité de Jean-Jacques dépend du véritable éclaircissement
nystérieux chapitre de sa vie(1, 140). » Ce n'est pas toute-
question de fait qui la préoccupe à ee point : elle admet que
îau a pu abandonner ses enfans sans manquer entièrement
(lission de réformateur moral, pourvu qu'il n'y ait mis
î cruauté envers eux ni envers Thérèse, non plus qu'au-
lypocrisie. Et là-dessus, elle r^iseone à merveille, encore
texte des Confessions, comme nous l'avons vu, ne per-
pas d'établir que Thérèse fut facilement consentante,
s'il est difficile de discuter les faits, il est impossible de
îr les sentimens, et des problèmes ainsi posés deviennent
blés. Les hommes ne sont jamais ni tout à fait bons ni tout
mauvais : ils sont un mélange des deux élémens. Le
he momentané de l'un ou de l'autre dans leurs âmes ne
; égarer une critique consciente de leur complexité. Je
lour indiscutable y qu'à cinq reprises, Rousseau fit porter
fans aux Enf ans-Trouvés. Je ne songe pas à l'excuser de cet
lu premier des devoirs. Je croirais même indigne de lui
juer en sa faveur les excuses que fourairaient les mœurs
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NOUVEAUX APERÇUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 159
d'une époque où, comme M""** Macdonald n'a pas manqué de le
rappeler, beaucoup en faisaient autant, sans qu'une telle conduite
soulevât l'universelle et sincère réprobation qu'elle provoquerait
aujourd'hui. Je dirai seulement qu'à l'inverse de tant d'autres,
il reconnut son erreur ou sa faute ou son crime, et qu'il puisa
dans le sentiment profond qu'il en eut, comme dans celui qu'il
conserva toujours de toutes ses défaillances, la force régénéra-
trice qui le transforma. Peut-être M"* Macdonald n'aurait-elle
pas fait « dépendre » de ce « mystère » toute l'interprétation du
caractère de Rousseau si, là encore, elle avait mieux tenu
compte de la chronologie : car les hommes ne se forment, —
mœurs, idées, opinions, croyances, — que dans la durée, par
états successifs ; et Ton ne peut les juger, ou, ce qui importe
davantage, les connaître et les comprendre, qu'en possédant la
« courbe » complète de leur vie, de manière à savoir non seule-
ment ce qu'ils ont été, mais aussi, mais surtout ce qu'ils sont
devenus.
Or, dans cet étonnant exemplaire d'humanité que fut Rous-
seau, chacune des deux natures, la bonne et la mauvaise, existait
comme si son génie les eût sublimées et poussées à leur extrême
puissance. Pendant toute la première partie de sa vie, jusqu'à sa
fameuse réforme morale, et même longtemps après qu'il l'eut
entreprise, le mauvais élément l'emporta, favorisé d'ailleurs par
les circonstances les plus exceptionnelles qu'on puisse concevoir.
Mais il advint que ses erreurs, ses fautes, et surtout le sentiment
profondément humain et généreux qu'il eut toujours dq leurs
conséquences, l'éclairèrent sur des vérités qu'il avait longtemps
ignorées ou méconnues. Et cela est infiniment douloureux : car,
s'il y a plusieurs moyens de faire son éducation, la plus amère est
sans doute d'apprendre la valeur du bien par la pratique et l'expé-
rience du mal. Comme il l'a dit maintes fois (1), il avait l'amour
du bien comme celui de la vérité : et il faisait le mal comme il
mentait : « En m'épluchant de plus près, raconte-t-il dans cette
Quatrième Promenade où il analyse avec tant d'acuité l'idée de
mensonge, je fus bien surpris du nombre de choses de mon in-
vention que je me rappellois avoir dites comme vraies dans le
*iiême tems où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité^
e lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une
(i; Voyez mon Affaire J.-J. KùUBseaUt p. 74, sq.
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les
hommes. » Contradiction dont on ne pourrait sourire qu'en
oubliant les saints^ les héros, les martyi^s qui, avant leur con-
version, l'ont eux-mêmes subie et déplorée (1)! « Voici ce qui
me distingue des autres hommes que je connois, écrivait-il aussi
à M"' d'Houdetot (2) : c'est qu'au milieu de mes fautes je me les
suis toujours reprochées; c'est qu'elles ne m'ont jamais fait
mépriser mon devoir, ni fouler aux pieds la vertu; c'est qu'enfin
j'ai combattu et vaincu pour elle, dans les momens où tous les
autres l'oublient. » El il ne dit rien là qui ne soit sincère, rien
qui ne soit exact, rien dont l'aboutissement de sa pensée et de
sa vie ne soit le témoignage. On a beau jeu à dresser le bilan
de ses défaillances : il est plus équitable de reconnaître qu'à
travers tant d'humilians avatars, tant de lamentables épreuves,
il n'a jamais cessé de s'ennoblir. L'erreur de M"* Macdonald est
de vouloir absolument qu'il fût, dès l'origine, l'homme qu'il est
devenu à la fin; comme celle de M. Lemaître, — si j'ose dire, —
est de chercher, épars dans tout son être, le principe de sa folie :
alors qu'il paraît impossible de voir en cette folie autre chose et
plus qu'un accident tardif, qui n'a pas plus atteint sa raison géné-
rale qu'une maladie quelconque, contractée entre quarante et
cinquante ans, n'atteint notre santé antérieure. Peut-être faut-il
(1) Je tiens à citer ici ces dernières lignes du livre de M. Brédif, qui a pour-
suivi et souvent résolu ces contradictions avec beaucoup de clairvoyance, et qui
termine sa patiente étude dans un grand esprit d'équité, en ces termes :
« Névrosé, sens itif, d'une complexion unique jusqu'ici, éLme nettement cassée en
deux par l'idée et l'acte, V Achille et le Thersite; esprit assujetti au mécanisme
d'un cerveau étrange ; organe également éclatant d'erreur et de vérité ; dans ses
œuvres étonnantes dignes d'admiration, dans sa vie orageuse et parfois amorale
digne de compassion, Rousseau, jus ticiaJ)le de la psychologie pathologique, autant
que de la critique littéraire, a plus d'un titre à l'indulgence dont il donnait
l'exemple à l'égard des écrivains. Entraînant par l'éloquence, profond par la sen-
sibilité, il a remué mieux que nul autre plusieurs bonnes fibres de l'âme humaine.
La poésie de ses rêveries nous ravit avec lui aux sphères célestes ; moraliste et
politique, il puise sa plus grande énergie communicative dans la revendication
des droits de la nature. La cognée de l'auteur d'Emile a ébranlé des superstitions,
abattu des préjugés; ses aspirations profanes et religieuses peuvent se ramener à
une seule, la justice : au nom de la justice, Rousseau réclame de Dieu la vie
future et des hommes l'égalité. Puisqu'il n'a pas la bonne fortune de compter
parmi les rares élus devant qui tous s'inclinent, sacrifions la sympathie ou l'anti-
pathie k l'équité. Juge.de son être moral, il se frappe la poitrine la tête hante; en
s'accusant, il se glorifie. Soyons pour lui plus modestes : respectons-le. Sans dé-
fiance contre ses passions, il fut courageux vis-à-vis des hommes dans la pensée
de leur être utile, et il a chèrement payé l'auréole de génie qui le protège. •
(S) .25 mars, 17-58, Cor. éd. Hachette, CLXXXI.
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^AUX APERÇUS SUR JEAN- JACQUES ROUSSEAU. ICI
; façon progressive dont il accomplit sa « réfornle, »
avenirs qu'il gardait de toutes ses fautes, les soins
qu'il mit à peser ses moindres actions, le poussèrent à des scru-
pules qui devinrent morbide«<^ avec le développement de sa « pa-
ranoïa^ » et finirent souvent par mettre les apparences contre lui.
Si Ton examine, par exemple, ses rapports avec quelques-uns de ses
amis les plus chers, comme la marquise de Verdelin ou Georges
Keith (1), on comprend qu'ils aient pu le croire coupable envers
eux, et se soient écartés de son chemin. Mais on distingue aussi
que ce furent ses raffinemens de délicatesse qui leur donnèrent
cette fausse idée; et l'on ne saurait relire les lettres déchirantes
qu'il leur adressa sans y reconnaître, avec une poignante émo-
tion, la soif éperdument sincère d'affection, de tendresse, de
confiance qui lui dévora l'âme et ne fut jamais complètement
étanchée.
M. Jules Lemaitre, je le rappelle, s'était mis à l'œuvre avec
toutes sortes de préventions contre Jean-Jacques, et même en le
croyant « méchant. » En les perdant en chemin presque toutes, il
a reconnu avec une grande loyauté et montré avec beaucoup de
force cette lente et graduelle ascension, ou, pour lui emprunter
une de ses expressions les plus heureuses, cette' « purification. »
En sorte qu'au terme de son étude, sans se relâcher de sa sévé-
rité pour les œuvres et leurs conséquences, il a pu rendre pleine
justice au dernier état moral de Jean-Jacques ; et il Ta, si l'on
peut dire, reproduit sous nos yeux, en quelques traits décisifs
qui ne s'elTaceront pas :
Il était dans un étatd'dme proprement mystique. Il se voyait comme le
saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n'ayant de recours
qu'en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme, — fils
du réye, — ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. 11 semble
qu'à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent para-
chevées en lui et que les autres lui fussent venues : douceur, charité, rési-
gnation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté; toutes,
dis-je, sauf l'humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son déta-
chement du monde étaient complets (p. 325-26).
Songez que cet homme avait touché au sommet de la gloire :
rien de plus facile pour lui que de s assurer une vieillesse illustre,
rec de l'argent, des pensions, une cour de flatteurs. Il dédaigne
(I) Macdonald, II, 228-34.
TOME xzxix. — 1907. ^*
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162 REVUE DE8 DEUX MONDES.
tous ce» avantages pour un humble^ travail manuel, dans la gêne
de son pauvre logis: et à coup sûr, s'il y a souvent eu de
pénibles dissonances entre ses intentions et ses actes, entre ses
paroles et sa manière de vivre, il est ici en parfaite harmonie
avec lui-même. Ce grand passionné dont « la plume brûlait le
papier, » selon le mot de Voltaire à qui personne ne fit jamais
le même Compliment, a fini par élever jusqu'à lui la pauvre
femme qu'il avait associée à sa destinée, et qui, lui disparu,
retombera k son véritable niveau : comme ces artistes qui plaquent
sur une matière vulgaire des dessins d'or ou d'argent, il orne au
jour le jour de la splendeur de ses rêves cette affection qui parait
médiocre à tous les yeux, mais qui fut belle dans son cœur, du
moins h ce moment. Tant d'amis l'ont trahi, que, sa funeste
manie aidant, il se méfie de ceux qui l'approchent, de ceux
qu'il connaît. Pourtant, cette méfiance n'altère point sa bienveil-
lance, laisse intact en lui cet infini besoin de tendresse et de
bonté dont il a fait sa plus belle vertu. Si pauvre qu'il soit, il
aide les plus pauvres. Il videra sa chétive bourse pour offrir des
« oublies » à de petites promeneuses, en recommandant <c à
l'oublieur d'user de son adresse ordinaire... en faisant tomber
autant de bons lots qu'il pourrpit, » — car il a toujours le goût
romanesque d'arranger le hasard, — pendant que Thérèse insinue
gentiment* « à celles qui avoient de bons lots d'en faire part à
leurs camarades (1). » Il compose de jolie musique sur les vers
de Deleyre ou de M"* de Gorancez, sans les trouver détestables,
tant l'indulgence habite en lui. Il donne l'hospitalité à un mé-
nage d'hirondelles, en se gênant pour les accueillir. Jamais il ne
dit de mal de qui que ce soit : « Souvent en me parlant de per-
sonnes, rapporte Gorancez, il lui arrivoit de les classer dans le
nombre de ses ennemis;... mais dans ce cas-là même, jamais, du
moins devant moi, il ne s'est permis de s'expliquer sur leur
compte, soit en leur imputant des faits particuliers, soit en se
permettant, à leur égard, des qualifications injurieuses (2). »
Le travail le distrait, la bonté l'ennoblit, les accès de la funeste
manie semblent même s'espacer davantage. Rousseau ne cherche
plus à défendre sa réputation : il s'est élevé au-dessus de tous
les bruits que font les hommes. Un grand apaisement s'est fait
dans son âme si longtemps agitée. Il n'entend pas gronder au
(1) IX" Promenade.
(2) Lo€. cU., 87-28.
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NOUYEAUX APERÇUS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 163
loin les orages qui s'amassent autour de son œuvre, ceux que
son nom soulèvera. Il sent que son cœur est pur, cela lui suffit
pour attendre la mort...
A quoi servirait-il de vivre, si ce n'était pour s'améliorer
sans cesse ? Et à quoi servirait une « purification » si complète
de soi-même, si les descendans, quand elle leur appartient, ne
savaient la reconnaître, la louer? si elle n'offrait son exemple
et son réconfort à ceux qui s'efforcent vers le mieux, parfois k
travers bien des chutes, des erreurs, des défaillances? Que les
adversaires n'aient pas désarmé au lendemain de la mort, que les
anciens amis aient continué d'accumuler les calomnies pour se
défendre eux-mêmes devant le siècle et devant la postérité, la
violence des luttes humaines, l'àpreté des intérêts et des glo-
rioles suffit à l'expliquer. Mais voilà bientôt cent cinquante ans
que Rousseau est descendu dans la tombe. Si même beaucoup,
en remuant sa cendre, éprouvent comme M. Lemaître « une
horreur sacrée... devant la fatale grandeur de son action sur les
hommes, » n'est-il pas temps enfin de parler de lui avec séré-
nité, de reconnaître l'immense effort dont cette vie fut remplie,
au travers d'une succession inaccoutumée de poignantes émo-
tions, et la majesté finale qu'elle prend pour avoir oscillé entre
tant d'extrêmes et renfermé, de ses commencemens à son terme,
tant de souffrances, de misères, de désirs, tant de rêves et tant
de pensées, tant de mal et tant de bien ?
Edouard Rod.
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L'ÉTAT ITALIEN
ET
>CIENCE POLITIQUE AVANT MACfflAVEL
César Borgîa a été l'original du Prince , et si sa vie, ou du
certains temps, certains traits de sa vie ont été par Machia-
tenus comme exemple et donnés par lui en leçon (1), c'est
nt là une base bien étroite et bien mince pour, porter un
te et si haut édifice, Tœuvre du secrétaire florentin. De
onstatation : la vie de César Borgia fut une des sources
nce, sort donc cette question : quelles furent, en général,
irces du machiavélisme? Et cette première question, à son
3n appellerait une deuxième et une troisième : qu'est-ce
ment que le machiavélisme? Qu'est-ce vraiment que Ma-
1?
t-îl vraiment un « politique d'enfer, » comme quelqu'un
nfimé, qui, avec un rire mauvais et au plus outrageant mé-
B rhomme et de l'humanité, passa ses jours et ses nuits à
en maximes monstrueuses les inventions d'un diabolique
' Ou, comme d'autres le murmurent, fut-ce seulement
le gratte-papier, un peu pédant, un peu brouillon, qui, le
aïvement du monde, sans le savoir ni le vouloir, alla droit
; lui, débitant des énormités que sa candeur même l'em-
t de voir si grosses? Ou, peut-être, fut-ce un mystifica-
oyez la Revue du 15 décembre 1906.
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l'état italien avant MACHIAVEL. 165
teur qui, tranquillement, le sachant et le voulant, prit h tâche
<c d'étonner les gens? » Ou enfin, et tout simplement, ne fut-ce
pas plutôt un de ces serviteurs rares, supérieurs à leur emploi,
qui, mêlés par profession à de petites affaires, en révent, pat
inclination, de considérables : retenu de corps dans une médio-
crité et une pauvreté d'où l'âme s'échappe; curieux de lettres,
sinon professionnellement lettré; plus pénétré de sens pratique
que ne Test un érudit ou un philosophe; plus tourmenté que
ne l'est un fonctionnaire des éternels et universels problèmes
d'État ; doué d'une admirable force d'analyse et d'une égale puis-
sance de style; grand liseur, grand observateur, grand généra-
lisateur; grand « écriveur, » si je l'ose dire, qui se trouve être
un très grand écrivain?
On aura presque répondu à toutes ces questions, quand on
aura répondu à la première : quelles furent les sources du ma-
chiavélisme? Mais il faut, pour y répondre, déterminer ce que
Machiavel tira de lui-môme, ce qu'il prit ailleurs et où il le prit,
ce que lui fournirent d'une part l'expérience, et, de l'autre,
l'histoire; il faut examiner successivement comment et pour
combien, dans la composition de ce fonds d'où le travail de son
imagination ardente et de sa froide raison fit surgir le machiavé-
lisme proprement machiavélique, entrèrent les données réelles
empruntées à l'observation de l'État italien contemporain ou
récent; le secours de ses lectures des annales anciennes; l'ap*
port de ce que nous avons appelé « le machiavélisme avant
Machiavel, le machiavélisme perpétuel. »
I
Machiavel n'eut qu'à regarder autour de lui pour avoir sous
les yeux, en Italie et dans le présent, tous les genres d'États
qu'il devait décrire : principats de toutes les espèces, hérédi-
taires, mixtes et nouveaux, civils, -^quel que soit au juste le sens
de Tadjectif civili, — et ecclésiastiques, acquis par les armes du
prince et sa virlù personnelle ou par les armes d'autrui et Taveugle
fortune, quelquefois par le crime; maintenus par la justice, la
clémence, la loyauté, ou par l'arbitraire, la cruauté, la trahison ;
rotégés par l'amour ou, plus souvent, minés par la haine des
îuples : à Milan, les Sforza; à Rome, les Sixte IV, les Inno-
3nt VIII, les Alexandre VI ; à Naples, la lignée des Alphonse
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i66
REYUE DES DEUX MONDES.
et des Ferdinand; puis, au centre de la péninsule, à droite et à
gauche, sur la Romagne et sur l'Ombrie, la nuée de corbeaux
que chasse l'aigle, les tyranneaux fuyant devant César. Quelques
républiques aussi : deux surtout, Venise et Florence elle-même.
Le secrétaire put, sans quitter son bureau, méditer à loisir sur
les mutations des gouvernemens, et sa ville natale Jiui fut comme
un microcosme où il vit naître, grandir, mourir, où il vit se
mai'ier, se reproduire, se survivre en se transformant, et se con-
server en se déformant, toutes les formes et toutes les combi-
naisons de formes qu'était capable, en l'espace de deux ou trois
siècles, d'inventer Fesprit florentin.
Esprit mobile, subtil et « archisubtil, » suivant le mot de
Dante, que le poète répète volontiers, et dont l'amertume iro-
nique s'adoucit peut-être d'une secrète fierté : Parcisottile ingegno
fiorentino, — « 0 ma Florence. . . Athènes et Lacédémone qui firent
les antiques lois et furent si policées, quant à bien ordonner
leur vie se distinguèrent peu, au prix de toi qui fais de si subtils
arrangemens qu'à la mi-novembre n'arrive pas ce que tu as filé
en octobre. Que de fois, du temps qu'il te souvient, as-tu changé
lois, monnaies, offices et coutumes, et renouvelé tes membres?
Et, pour peu que tu te rappelles et que tu voies la lumière, tu te
verras pareille à cette malade, gui ne peut trouver de repos sur
sa couche, mais qui, en se retournant, trompe sa douleur. » De
même Pétrarque, cité par Guichardin, qui souscrit à ce juge-
ment : (c 0 ingénia magis acria quam matura! dit-il des Floren-
tins ; car c'est chez eux une propriété naturelle d'avoir le vif et
Taigu, plus que le mûr et le grave. »
Sur son lit enfiévré, l'inconstante et inquiète Florence s'est
si souvent retournée; elle a si souvent changé ses institutions;
tant de magistratures qu'on croyait vivaces ont paru pour dispa-
raître, tant d'autres au contraire qu'on croyait mortes sont tout à
coup revenues, et tant d'autres encore coexistent, si différentes
d'Age, de caractère, d'origine et d'intention, qu'un Florentin
même, et même un Florentin très averti, a besoin de faire effort
pour s'y reconnaître. Cette architecture de lois, que l'inépuisable
fécondité de ces « esprits vifs, aigus, et subtils » surcharge sans
arrêt, est devenue, dès le xm« siècle, si touffue et si hérissée que
l'on propose une nouvelle loi pour interdire de faire trop de nou-
velles lois! Trop abondantes d'ailleurs, elles sont mal observées,
ou ne le sont pas du tout. Elles subsistent cependant, encom-
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l'état italien avant hàchlavel. 167
brent les archives de la commune, et fonneraient, si on les
compilait, un corpus juris très épais.
A ne retenir que celles qu'on pourrait qualifier d' a orga-
niques, » celles qui ont eu pour objet d' « organiser » le gou-
vernement de la République, c'est encore une broussaille au
bord de laquelle plus d'un historien, longtemps, a hésité. Ma-
chiavely dans sa préfacé, dans le Proemio de ses Istorie florentine ^
nous confie qu'il voulait d'abord prendre son point de départ au
commencement de la grandeur des Médicis, avec Giovanm et
Gosimo, en 1434, car il pensait que « messer Lionardo d'Arezzo
et messer Poggio, deux très excellens historiens, avaient narré
particulièrement toutes les choses qui étaient antérieurement
arrivées. » Mais la réflexion l'avait conduit à modifier son plan:
« Quand, ensuite, j'ai lu attentivement leurs écrits, pour voir en
quels ordre et manière ils procédaient, afin qu'en les imitant
notre histoire fût mieux approuvée des lecteurs, j'ai trouvé com-
ment, dans la description des guerres faites par les Florentins
aux princes et aux peuples étrangers, ils ont été fort diligens;
mais des discordes civiles et des inimitiés intérieures et des
effets qui en sont nés, il en est une partie qu'ils ont absolument
tue, et l'autre si brièvement résumée, qu'elle ne peut apporter
aux lecteurs aucun profit ou plaidr. »
Pourquoi ce silence ou cette discrétion? Par crainte de ne
point intéresser? Par peur de blesser ou de déplaire? Machiavel
ne cédera ni à l'un ni à l'autre de ces scrupules : il entrera
dans le détail des divisions de Florence, parce que, « si jamais
d'aucune république les divisions furent notables, celles de Flo-
rence le sont au plus haut point — sono notabilissime. » — Les
autres « se sont contentées d'une, » après quoi, selon l'accident,
elles se sont ou accrues ou ruinées; « mais Florence, non con-
tente d'une, en a fait beaucoup. » A Rome, lorsque les rois
eurent été chassés, s'éleva la désunion entre les nobles et la
plèbe, et elle dura tant que dura Rome. Ainsi à Athènes et par-
tout où fleurirent des républiques. « Mais, à Florence, pre-
mièrement, les nobles se divisèrent entre eux ; puis les nobles et
le peuple; enfin le peuple et la plèbe ; et bien des fois il arriva
qu'un de ces partis, étant demeuré le plus fort, se divisât en deux;
desquelles divisions il résulta autant de morts, autant de destruc-
tions de familles qu'il en résulta jamais dans une autre ville dont
on ait mémoire. »
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168 EEYUE DES DBUX MONDES.
Que la cité y ait résisté, quelle preuve en faveur de la virtù
des citoyens ! Ayant fait cela contre la Fortune, que n'eût-elle pas
pu faire avec ellel « Si Florence avait eu le bonheur, après
qu'elle se fut libérée de l'Empire, d'avoir pris forme de gouver-
nement qui l'eût maintenue unie, je ne sais quelle république,
ou moderne ou antique, lui eût été supérieure. » Ce bonheur,
hélas! lui avait manqué, elle n'avait pu s'unir; et d'aller de divi-
sion en division l'avait condamnée à aller de forme en forme,
et à travers toutes les confusions, toutes les corruptions de
toutes les formes, au gré toujours divers de ses incorrigibles
caprices, sans se fixer ni s'asseoir en une forme assez stable pour
faire au dehors la figure et donner au dedans l'impression d'un
gouvernement. Le récit de ces divisions séculaires commande
l'étude, au moins esquissée, de ces formes fugitives; et nous
entrons dans « la forêt obscure ! » Mais, pour quiconque pour-
suit l'entreprise que poursuit Machiavel, et, ayant disserté des
diverses espèces de principat, veut disserter maintenant des
« diverses espèces de républiques, » tout un domaine s'étend,
prodigieusement riche^.
En effet, que de républiques en une seule : aristocratique,
oligarchique, à tendance démocratique, de direction démago-
gique, théocratique avec Savonarole, consulaire avec les gonfa-
loniers à vie, et, quoi que l'accouplement des mots ait d'étrange,
quasiment monarchique avec les premiers Médicis ! Par là-dessus,
ou là-dessous, une commune marchande et une commune mili-
taire, les métiers et les quartiers, les arts et les compagnies ; du
travail, du négoce, du commerce de spéculation, de la banque,
du jeu, du luxe ; des bourgeois qui font les seigneurs, et d'autres
pour qui faire les seigneurs, c'est faire les bourgeois ; le « gros »
et le « menu, » un peuple et une populace, ceux qui ont, ceux
qui veulent avoir; par là-dessus encore, sur tout cela ou sous
tout cela, des amjbitions de grande nation et des haines de pe-
tite ville, des querelles privées qui tournent à des luttes de
partis, des rancunes de mariage rompu qui s'achèvent en dis-
putes constitutionnelles; les suspects et les bannis, les ammo-
nitij les fuorusciti; sur tout cela, sous tout cela, chez tous, l'ap-
pétit de comprendre, la faim et la soif de savoir, l'irrésistible
besoin d'être, l'instinct tout-puissant de créer; une avidité d'in-
telligence qui ne se contient pas et ne s'intordit rien; le plein
épanouissement de la pleine personnalité se débordant soi-même
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l'état italien avant machuvbl. 169
et débordant le monde.au ciel comme sur la terre, riant, niant,
criant, priant, ivre, quand les humanistes parlent, de joie
païenne, et, quand les piagnoni passent, abîmée dans la péni-
tence chrétienne, tour à tour emportée par l'amour de ressus-
citer et par la rage de détruire, possédée de toutes les folies du
beau, depuis la folie de la chair jusqu'à la folie de la croix :
trois siècles au moins ainsi faits, et dix ou douze générations,
que de choses et quels hommes! Quelle psychologie et quelle
politique! Quel document et quelle leçon! Machiavel entend
n'en pas perdre et n'en pas laisser perdre un mot. Pèlerin pas-
sionné, il refait « de bonnes jambes, » suivant l'expression
favorite de son héros César, lé chemin des révolutions de
Florence.
Il a eu soin de nous prévenir, en son Proemio, que, dans les
quatre premiers livres des IstoriCy il ne ferait que résumer rapi-
dement ce qui était advenu, à Florence et en Italie, depuis la
chute de l'empire romain jusqu'aux Médicis (1434); et que seuls
les quatre derniers livres descendraient au détail des événemens,
à mesure qu'ils se rapprocheraient de la période contemporaine.
Du point de vue spécial où l'on doit se placer quand, comme
nous, on recherche les sources du machiavélisme, les premiers
livres des Histoires florentines n'en sont pas moins ceux qui pré-
sentent peut-être le plus vif intérêt ; ou, pour préciser, les plus
intéressans, à ce point de vue, sont les livres II, III, IV et VII,
Ce sont ceux où « la matière » du machiavélisme est recueillie
avec le plus d'abondance; je veux dire ceux qui contiennent
presque toute la somme d'expériences pratiques d'où, plus tard,
Machiavel tirera ses conclusions théoriques, dégagera ses for-
mules. La raison en est que, de la chute de l'empire romain à
1434, les quatre premiers livres couvrent une bien plus longue
durée que les quatre derniers, de 1434 à 1492, et que, sauf une
douzaine d'années sous Cosme, Pierre et Laurent (livre VU),
de 1434 à la réforme profonde, à la révolution de 1494, la ner-
veuse Florence se tient relativement tranquille sur son lit. Mais
que ce soit à telle ou telle page, peu importe : là, certainement,
dans les Istorie florentine, est une grosse part ; là, probablement,
t la plus grosse part de la substance dont le génie de Ma-
iavel s'est nourri, bien que les Istorie soient, par rang de date,
jstérieures aux deux ouvrages qui renferment l'essence même
lu machiavélisme, le Livre du Prince et le Discours sur la />re-
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''■ï
470 RBVUE DES DEUX MONDES.
mière Décade de Tite-Live. Leur importance, en ce qui concerne
ia formation de la pensée, du jugement et, si l'on le veut, de la
doctrine du secrétaire florentin, ne fait nul doute pour qui sait
quel soin attentif, — malgré les erreurs, plus ou moins nom-
breuses, que des historiens modernes ont cru pouvoir relever, —
Machiavel a apporté à rassembler mois par mois, jour par jour,
ces élémens de fait. Or, on le sait par la publication de la copie
que son petit-fils, Giuliano de' Ricci, fit de ses notes allant de la
mort de Gosme à septembre et octobre 1801 ; notes dont l'authen-
ticité aurait comme garantie, à défaut d'autres témoignages, le
coup de pouce où l'on sent l'ongle, et, dans la liberté de l'im-
provisation, de l'impression fixée pour soi seul, le jaillissement
du mot qui est à l'homme, qui n'est qu'à lui, qui est lui, l'âpre
hauteur, l'ftcre saveur du verbe machiavélique.
Machiavel, que nous avons surpris jouissant en dilettante de
ce « rare spectacle, » le bel ordre de l'armée de César en marche»
le long de la mer et au pied des monts, de Fano vers Sinigaglia,
se donne, avec une sorte de volupté cérébrale, le spectacle non
moins rare, — et combien plus instructif! — de Florence, dans le
désordre apparent de ses fantaisies, en marche vers l'inévitable
fin, sous l'inéluctable loi de ses destinées. La question n'est
pas pour le moment de savoir si le tableau qu'il en trace est
exact en tous ses détails : si, même exact, il ne serait pas incom-
plet. En ces sortes de sujets, la concision ne s'obtient, cela est à
craindre, qu'aux dépens de la précision : comment une trentaine
de paragraphes dispersés en ses huit livres eussent-ils suffi à
Machiavel, quelles que fussent sa puissance de vision et sa puis*
sance d'expression, quand Tommaso Forti n'a pas eu trop des
trois cents chapitres de son Foro fiorenttno pour se débrouiller
au milieu du chaos des temps, des faits et des lois ? Pareille-r
ment Donato Giannotti a dû s'y reprendre à plusieurs fois pour
décrire avec la fidélité nécessaire les institutions de Florence.
Mais ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas tant ce qu'ont été en
réalité ces institutions et leurs mutations ou révolutions; c'est
plutôt ce que Machiavel a vu et cru qu'elles avaient été. C'est
tout d'abord qu'il ait voulu voir, qu'il ait compris qu'il fallait
comprendre, qu'il ait conçu qu'on devait conclure, que, der-
rière le spectacle, il ait deviné l'enseignement, et au fil des
temps, à travers les faits, sous l'amoncellement des lois, cherché
la loi.
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l'état ITâUCN avant MACHIAVEL. iH
Si nul historien, même excellent, non pas même le Poggc
ni Léonard Arétin, n'avait, avant lui, donné cette place dans sa
composition aux divisions de la cité, nul historien après lui n'a
manqué de la leur faire : ni Guichardin, ni Bnito, ni Nardi, ni
Varchi. Il semble que tous comme lui aient ressenti personnelle-
ment, en tant que membres^ — au sens propre, — de TEtat florentin,
l'énervante trépidation de cette espèce de chorée constitutionnelle.
La lassitude que Dante en éprouvait déjà au commencement du
xiv« siècle s'est exaspérée, au commencement du xvi®, en une
souffrance aiguë. Giannotti, quoique discret, s'en plaint : c< C'est
pourquoi chaéun devrait extrêmement désirer à Florence une
forme de gouvernement ainsi faite et préférer vivre en une
situation moindre sous un régime qui se pût juger perpétuel, à
vivre en une plus grande sous un autre régime qui chaque jour
fût exposé aux changemens. Car, dans ces villes où fréquem-
ment se font des mutations de gouvernement, toute classe de
citoyens pâtit; tel parti qui, sous telle administration, vit riche
et honoré, sous telle autre vit pauvre et dédaigné, si bien qu'il
n'est personne qui puisse dire que les mutations de l'État lui
soient profitables ; parce que le gain qui se fait dans l'une est
compensé par la perte qui se fait dans l'autre. »
Guichardin est plus vif et répète volontiers en ses Micordique
changer ainsi et toujours changer, c'est faire un effort inutile :
« Ne vous fatiguez pas, conseille-t-il, en ces changemens qui ne
changent pas les effets qui vous déplaisent, mais seulement les
visages des hommes, parce qu'ils vous laissent aussi peu satis-
fait que vous l'étiez auparavant (littéralement : parce qu'on
reste avec la même mauvaise satisfaction). Par exemple, que
sert-il d'ôter de chez les Médicis Ser Giovanni da Pc^pi, si, à sa
place, eiètre SerBemardo da san Miniato, homme de la même
qualité et condition? » Ou bien : « Qui se mêle à Florence de
rÉtat, s'il ne le fait par nécessité, ou s'il n'y court la chance de
devenir chef du gouvernement, est peu prudent: parce qu'il met
en péril lui-même et tout ce qu'il a, si la chose ne réussit pas :
s'il réussit, il obtient à peine une petite partie de ce qu'il avait
espéré; mais quelle folie c'est de jouer à un jeu où l'on peut
sans comparaison perdre plus que gagner, et, ce <iui n'importe
peut^tre pas moins, une fois que l'État sera changé, être sou-
mis au perpétuel tourment d'avoir toujours à craindre un chan-
gement nouveau t » Et pourquoi? Pour rien : « Tout ce qui a
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
rv
'S
.^^,' \ été dans le passé et qui est à présent sera encore dans l'avenir,
mais on change et les noms et les superficies des choses, en
sorte que qui n'a pas bon œil ne les reconnaît pas, ni ne sait
se régler là-dessus, ou en juger par le moyen de cette obser-
^^: vation. »
Machiavel, comme Guichardin, comme Giannotti, a « bon
œil : » de cette observatioi;^, il saura, lui, tirer une règle ; mais,
dès ce moment, il a une opinion, et c'est, comme Guichardin le
fera proclamer par le prudent Bernardo del Nero, qu'il ne vaut
pas la peine de « changer le mal d'estomac en mal de tête. » Que
ce soit l'un ou l'autre mal, tantôt l'un, tantôt l'autre, cette versa-
tilité, cette incapacité de supporter et de s'accommoder, cette
« ingouvernabilité, » s'il est permis de forger le mot, est et de-
meure un mal de Florence; on pourrait même dire : le mal
florentin, si d'ailleurs l'Italie tout entière n'en était infectée.
Le Florentin exilé de sa patrie, un Dante qui va cherchant et
appelant « la paix, » ne la trouve nulle part ; nulle part il ne
trouve de consolation ni de remède. Ce qu'il fuit, au contraire,
le poursuit en tous lieux : la terre italienne tremble politique-
ment des Alpes à l'Adriatique. Milan, Gênes, Vérone, Padoue,
Ferrare, Lucques, Pérouse, Sienne, Bologne, Imola, Forli,
Ravenne, Naples, le Nord, le Centre et le Midi, sont également
en convulsion ; et ce n'était avancer rien de trop téméraire que de
montrer dans l'Italie d'alors, une « multitude d'États foisonnant,
pullulant, pourrissant, se faisant, se défaisant, se refaisant, »
non seulement sous une poussée interne, mais souvent sous une
pression extérieure ; ce n'est pas trop présumer et préjuger que
de voir en cette extrême mobilité, opposée à « l'immobilité tra-
ditionnelle et mystique » des autres Etats dans le même temps,
la marque et le signe, le cachet de l'État italien des xiv«, xv* et
xvi« siècles, par quoi il est ce qu'il est, pour son originalité et
pour son malheur.
Un seul État en Italie paraît avoir échappé à ces secousses,
avoir d'assez bonne heure pris son équilibre, s'être confirmé et
consolidé : par une singulière anomalie à la théorie du milieu,
c'est celui dont le sol est le plus mouvant, un état de sable et
d'eau, l'état de la lagune, Venise. Aussi tout le monde ti-t-il les
yeux fixés sur lui et, avant de l'admirer pour sa grandeur, on
l'admire pour sa s^esse. Vers l'an ISOO, l'État vénitien est, au
regard des autres Etats italiens, ce que sera, vers 1800, l'État
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J
l'état italien avant MACHIAVEL. 173
britannique au regard des autres Etats européens. On envie et
Ton veut copier les institutions vénitiennes, ainsi qu'on enviera
et Ton copiera les institutions britanniques. A Florence, en par-
ticulier, tout ce qui observe, tout ce qui pense, tout ce qui agit
ne jure plus, en fait d'organisation de l'État, que par Venise. Là,
dans l'imitation des institutions de Venise, si Ton avait un gon-
falonier perpétuel qui fût comme son doge, un grand Conseil
qui rappelât son grand Conseil, une Quarantie calquée, sur les
siennes, là serait la fin de cette longue misère de Florence, le
mal des révolutions. Guichardiiî l'indique, Donato Giannotti
insiste : « En ce temps fut ordonné, avec l'aide de fra Girolamo
Savonarola, homme très avisé, le Grand Conseil.. Et vraiment,
quel qu'en fût l'auteur (beaucoup disent que ce fut fra Giro-
lamo, et d'autres, que la proposition lui en fut faite par Pagolan*
tonio Soderini, qui, ayant été peu auparavant ambassadeur à
Venise, prit exemple du Grand Conseil vénitien, pour l'introduire
ensuite à Florence) ; qui que ce soit donc qui en ait été l'auteur,
il fut mieux inspiré que Giano délia Bella et que le cardinal de
Prato. »
Mais, de Giano délia Bella à Savonarole et au retour des
Médicis, de 1293 à 1494 ou à 1542, les fantaisies, même mau-
vaises, du subtil, de Tarchisubtil esprit florentin, ne se fussent*
elles traduites qu'en de très éphémères réalisations, n'eussent-
elles vécu que d'octobre à novembre, n'eussent-olles été qu'un
tour de plus sur la couche douloureuse où les factions avaient
étendu la cité, tout cela pourtant, c'était de l'histoire, et par
conséquent de la vie, et par conséquent de la matière ou des
matériaux pour les constructions de la politique. Ces mille fan-
taisies réalisées étaient autant d'expériences sur le réel. Le plus
réaliste des hommes qui se soient jamais essayés aux construc-
tions de la politique, avait en elles, à portée de sa main, à pied
d'œuvre, une carrière, une mine inépuisable, tout un Forum en-
seveli d'où l'on pourrait extraire, ainsi que les papes bâtisseurs
d'églises l'avaient fait du Forum romain, du plomb, de l'argile
et du marbre : il s'y fournit abondamment.
II
L'histoire de Florence fut une des sources, l'une des princî-
les, où puisa l'auteur du Prince et du Discours sur la vremiére
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174 BBVinS DES DEUX MONDES.
Décade, Mais ce ne fut pas la seule. Nous savons par lui-même
qu'il avait fait de Léonard Arétin et de Pogge une étude dili-
gente. Sans doute d'autres historiens ou chroniqueurs lui ser-
yirent-ils encore : V Histoire de Florence de Ricordano Malaspina;
la Chronique florentine de Dino Gompagni ; celles de Giovanni,
de Matteo et de Filippo Villani; les commentaires de Gino Cap-
poni, de Rébus Florentinorum ; une histoire anonyme de Flo-
rence, entre les années 1406 et 1438; Thistoire aussi de Barto-
lommeo Scala ; enfin quelques « vies » de Florentins illustres,
comme Neri Capponi ou Giannozzo Manetti ; tous ouvrages dont
il n'est pas improbable ou du moins impossible que Machiavel
ait eu connaissance, imprimés ou manuscrits.
Il n'est pas impossible non plus qu'il ait connu, en dehors
de Florence, quelques-unes des nombreuses chroniques, bio*
graphies ou oraisons funèbres que la piété des Italiens ne s'est
point, depuis lors, lassée de recueillir, en mémoire d'illustres
ancêtres, touchant les choses et les hommes de Gènes, de Milan,
de Venise, de Ferrare, des Romagnes, de Naples et de la Cour
pontificale.
Mais de lui-même encore nous tenons qu^'après ou qu'avec
« une longue expérience des temps modernes, » ce qui a le plus
servi à Machiavel, ce dont il s'est le plus servi, c'est « la lecture
continuelle des anciens. » En quoi d'ailleurs il ne se distingue
pas des autres écrivains politiques de Florence, qui, de toute
manière, sont le plus près de lui : de Guichardin et de Giaù-
notti. Ce dernier, Donato Giannotti, dit lui aussi, expres-
sément, qu'on ne saurait « raisonner et disputer comment doit
être faite une république, » si l'on n'a acquis « lïntelligence des
affaires humaines, et que l'on n'en saurait acquérir l'intelligence
que par la lecture assidue des choses antiques et pour avoir
pratiqué et connu quelque administration civile. » La seule diffé-
rence est que Giannotti met au premier rang la lecture, au
second, Texpérience, tandis qae Machiavel met la lecture au
second rang et l'expérience au premier : il la croit pourtuit
nécessaire, cette « lecture des choses anciennes, » et il en use
largement, peut-être en abuse-t-il un peu, au gré de certains
juges, et peut-être est-ce un peu à lui que s'adresse la boutade
de Guichardin : « Combien se trompent ceux qui à tout propos
allèguent les Romains! Il faudrait avoir une cité conditionnée
comme était la leur, et puis se gouverner selon cet exemple ;
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l'état italien ayant MACHIAVEL. 175
lequel, pour qui a les qualités disproportiaonées, est aussi dis-*
proportionné qu'il le serait de vouloir qu'un &Qe fasse la course
d'un chevaL »
Machiavel n'a garde de vouloir, — en cela le reproche ne
l'atteint pas, — que « Tâne » marche au pas du « cheval, » que
Florence* se hausse et s'enfle jusqu'à Rome; mais volontiers « il
allègue les Romains, » et c'est pour lui plus qu'une habitude,
presque une méthode, d'aller puiser chez lea anciens les leçons
et les exemples qu'il propose aux modernes. Chez quels anciens?
Avant tout et à peu près exclusivement les historiens, latins ou
grecs, beaucoup plus les latins que les grecs. Tite-<Live fut son
livre de chevet, celui dont il s'attacha à extraire la moelle, en la
mélangeant, parait-il, au suc de Tacite; fArt de la Gtwre
devrait à Végèce ce qu'il a de meilleur ; et Ton a cru relever
aussi, dans le Prince y dans les Discours ou dans la Vie de Ca$*
iruccioy des traces de Polybe, d'Isocrate, de Plutarque, de Dio-
gène de Laërce, de Diodore de Sicile. Et puis, dans un assaut
d'érudition, de savans critiques jettent à la tète de Machiavel,
comme pour l'accabler sous le poids de ses emprunts, quelques
lambeaux des philosophes, — Âristote, Platon, Xénophon, «-«^
et quelques bribes des poètes, épiques, lyriques ou tragiques, —-
Homère, Pindare, Euripide, — et même comiques, — Plante,
Térence, — sans oublier (car il fit un Ane d'or) les romanciers, —
Apulée et Lui^ien. — Il ne faut pourtant rien exagérer, et il semble
bien qu'ici l'on exagère. Tout cela est plus ou moins sûr, et tout
cela, au fond, est sans intérêt ou sans importance. Machiavel
savait-il le grec? Ne le savait-il pas? Lisait-il les auteurs dans le
texte? Ne les a-t-il lus que dans une traduction? La dispute là-
dessus sera toujours d'allure assez pédantesque, comme elle le
sera toujours quand il s'agira de décider si Machiavel fut vraiment
un lettré, digne d'être admis parmi l'élite laurée des humanistes,
ou seulement un demi-lettré, un « honnête homme » amateur
de belles-lettres, ou moins encore, une sorte de « primaire » su-
périeur, qui se serait, par les hasards de sa carrière, frotté à de
doctes compagnies et qui aurait, ainsi que l'insinue Paul Jove,
cueilli au passage, dans les entretiens de son chef Marcello Yir-
ilio, les fleurs latines et grecques dont il émailla ses écrits?
C'est lui qui nous l'avoue, » dit Tévêque de Nocera. Mais, au
i;ontraire, en maint endroit, et notamment dans la charmante
épltre à Francesco Yettori, du 10 décembre 1813, Machiavel
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176 REVUE DBS DEUX MONDES.
vante les délices de son commerce intime avec les poètes anciens
ou modernes: « En partant du bois, je m'en vais à une fontaine^
et de là à mes appeaux; j'^i sous le bras un livre, ou Dante ou
Pétrarque, ou l'un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide
et autres... »
Des poètes, majeurs ou mineurs, il ne retire qu'un agr*ément de
plus pour ses promenades, de la rêverie dans le mouvement.
Des historiens anciens, ses préférés, que tire-t-il ? Au sortir de
Tauberge, sur la route, où il a joué au trictrac avec l'hôte, le
boucher, le meunier et les deux boulangers; « le soir venu, je
m'en retourne à la maison, et j'entre dans mon cabinet : à la
porte, je dépouille ce vêtement de tous les jours, plein de fange
et de boue, et je me mets des habits royaux et curiaux ; puis,
ainsi décemment vêtu, j'entre dans les antiques cours des
hommes antiques, où, par eux reçu amoureusement, je me
repais de cette nourriture, qui solum est mienne, et pour laquelle
je suis né; où j'ose parler avec eux, et je les interroge sur la
raison de leurs actions, et eux, par leur grande courtoisie (intra-
duisible : per loro umanità) ils me répondent; et je ne sens
pendant quatre heures de temps aucun ennui, je chasse tout
souci, je ne crains pas la pauvreté, je ne m'effraie pas de la
mort : je me transfère tout en eux. Et parce que Dante dit qu'on
n'acquiert point de science sans retenir ce qu'on a entendu, j'ai
noté ce dont par leur conversation je me suis fait un capital, et
composé un opuscule De jormcî/>a/îA«5, où je pénètre aussi pro-
fondément que je puis dans la méditation de ce sujet... »
Comment ne pas sentir l'orgueil qui frémit, la force qui
vibre en ces mots : « Je me repais de cette nourriture qui n'est
qu'à moi et pour laquelle je suis né... Je les interroge et ils me
répondent... je me transfère tout en eux? » Mais aussi ne saisit-
on pas le mécanisme de pensée, le procédé de travail de Machia-
vel, en ces autres mots : « Je note leurs paroles, je m'en fais un
capital, et je m'enfonce dans la méditation ? » Ce qu'il demande
à cette troupe d'hommes graves, entre lesquels brillent les plus
purs philosophes de la Grèce et de Rome, et avec qui l'on a
voulu qu'il eût fait le songe et formé le vœu de demeurer 1 éter-
nité dans l'enfer, ce qu'il attend de ces nobles esprits, c'est l'ali-
ment de son esprit : il ne leur prend pas ce qui les a faits ce
qu'ils sont, mais de quoi se faire ce qu'il sera. Loin de se fondre
et de se perdre en eux, et, quoi qu'il en dise, de s'y transférer
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l'état italien avant MACHIAVEL. ITt
tout, il se les transfère tous, il se les assimile, il en fait sa sub-
stance, il s'en fait un capital. Machiavel n'est pas ou n'est plus
un humaniste qui admire et qui imite, mais un politique qui
apprend et qui utilise ; il ne lit pas pour le plaisir de lire,
parce qu'il n'écrit pas pour le plaisir d'écrire.
C'est aussi bien le point de vue oti se placera après lui Donato
Giannotti : il empruntera aux anciens... « Il n'est pas besoin de
m'étendre sur cette matière, car elle a été longuement prouvée
par Âristote; duquel, comme d'une source abondante, qui a
répandu par tout le monde de très larges fleuves de doctrine,
j'ai pris tous les fondemens de mon bref discours. » Mais il
appliquera aux modernes, et à tels modernes nommément dési-
gnés, nettement déterminés. Les sages de l'antiquité qui ont
traité du gouvernement des républiques l'ont fait « en général, »
et ne se sont pas bornés à considérer une seule cité; au contraire,
<c par la grandeur de leur esprit et de leur vertu, ils ont embrassé
tous les gouvememens qui se peuvent introduire dans toutes
les cités. Mais notre intention est de traiter seulement du gou-
vernement de notre ville, non seulement parce que par-dessus
toutes choses chacun est obligé à sa patrie, mais encore parce
que, soulevant un grand faix, les forces de mon esprit ne suffi-
raient pas à le porter... Notre sujet est donc la cité de Florence
telle qu'elle est, dans laquelle nous voulons introduire une forme
de république qui convienne à sa qualité; parce que toute forme
ne convient pas à chaque cité, mais seulement celle-là qui peut
en une telle cité longtemps durer. »
C'est encore Tidée qu'exprime Guichardin, soit directement
et personnellement, dans ses Ricordi, soit par la bouche des
quatre Florentins de distinction qu'il fait parler dans son Reg-
gimento. De ces quatre interlocuteurs, son père seul, Piero Guic-
ciardini, peut, à un degré quelconque, passer pour un philosophe,
ami d'un ami de Platon, disciple de Marsile Ficin. Les trois autres
n'y prétendent pas, et plutôt ils s'en défendraient. Comme on le
complimente sur la connaissance qu'il montre des Grecs et des
Romains, le vieux Bernardo del Nero, sans nier qu'il ait parfois
goûté la conversation de ce même messer Marsile, fait cet aveu,
luquel pourraient plus ou moins s'associer Piero Capponi et
Pagolantonio Soderini : « Je n'ai pas de lettres, et vous le savez
ous: mais j'ai eu plaisir à lire les livres traduits en langue
/ulgaire, autant que j'en ai pu avoir, d'où j'ai appris quelqu'une
TOMX xxzix. — 1907. ^ 0
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i78 REVUE DBS DEUX MONDES.
des choses que j'ai alléguées aujourd'hui; mais parce qu'elles
sont peu, que je ne les possède pas bien à ma guise, et que je ne
crois pas que ces livres traduits aient le suc qu'ont les latins,
j'ai toujours évité de laisser voir que j'en aie même la plus pe-
tite notion; j'estime que je gagnerai plus de réputation à être
tenu pour tout à fait ignorant de ces choses, et pour parler sans
le secours d'aucun auteur, que, voulant me servir du peu que
j'ai lu, à donner motif d'être tenu pour un vantard, ou à laisser
croire que je fais plus de compte de ces choses qu'en vérité je ne
fais. » Tous sont d'accord en ce point qu'un homme qui a appris
les affaires d'État, non dans les livres, mais par l'expérience et
dans la pratique, ce qui est le vrai moyen d'apprendre, en sait
autant et plus que philosophe cpii fut jamais. Quand on dit tous,
on ne dit pas seulement les quatre interlocuteurs des. deux livres
du Reggimento^ mais tous les Florentins de ce temps-là, même
lettrés et à demi humanistes : Machiavel, Guichardin, Giannotti,
et d'autres qui sont moins célèbres, qui n'ont point écrit en forme
de traité, foule quasi anonyme de magistrats ou d'ambassadeurs
dont on n'a guère que la correspondance, mais qui n'en consti-
tuent pas moins, sous ces trois maîtres, et autour de quelques
représentans aux noms glorieux, les Albizzi, les Strozzi, les
Capponi, les Vettori, les Pitti, les Pazzi, les Ridolfi, une école
politique nouvelle.
Et c'est la règle de cette nouvelle école de ne pas s'aban-
donner aux spéculations dogmatiques ou métaphysiques, de ne
pas bâtir sur les nuages, de ne jamais perdre le contact avec la
terre, avec un coin mesuré et délimité de la terre. Elle est posi-
tive ou positiviste, réaliste, et par-dessus tout florentine, ce qui
iignifie qu'elle rapporte tout à Florence. Les deux écoles qui
l'avaient précédée, l'école guelfe et l'école gibeline, avaient, que
ce soit la première ou la seconde, celle-ci ou celle-là, — celle-ci
avec Dante et Marsile de Padoue, celle-là avec saint Thomas
d'Aquin et Gilles de Rome, — conçu, tracé, développé le plan
d'une monarchie universelle, le seul débat enti^e elles étant de
savoir si ce serait à l'Empereur ou au Pape que seraient attri-
bués le sceptre, la couronne et le globe, lequel des deux glaives
briserait l'autre.
Dans l'école guelfe, Gilles de Rome, à l'exemple de saint
Thomas d'Aquin, disserte, en général, de Regimine principum;
les Florentins, Guichardin, Giannotti, et Machiavel, malgré le
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l'état italien avant maghtayel. 179
Prince, ne disserteront plus guère que du gouvernement de Flo-
rence, ou, en tout cas, que des affaires italiennes. Prenons le De
Regimine de saint Thomas; parcourons-en la table des ma-
tières^ pour les deux premiers livr^^ les seuls dont Tauthenticité,
en tout ou en partie, ne soit pas contestée. Je ne dis pas qu'on
n'y trouvera point, surtout au commencement du livre II, quelques
chapitres dont Machiavel n'ait pu se souvenir au début soit du
PrincCy soit des Discours, soit des Istorie florentine; mais il n'y
en a peut-ôtre qu'un, le chapitre IV du premier livre, qui soit pro-
prement historique ; et, même quand les mêmes questions sont
posées, elles sont posées ici comme des questions d'école, *et là
comme des questions de cour ou de chancellerie. Il en est de
l'œuvre de Gilles de Rome ainsi que de celle de saint Thomas.
Bien que ce soit comme un manuel d'éducation royale, composé
pour Philippe le Bel, il a pour objet déclaré de « former le prince
à la vertu; » or, la vertu, chez le prince, consiste, d'après Gilles
de Rome, essentiellement en deux choses : 1^ plaire à Dieu ;
2^ acquérir la prudence; et, pour l'acquérir, penser à ce qui est
utile à l'État, examiner le bien et le mal^ repasser en esprit les
bonnes coutumes et les bonnes lois; dans la paix, bien choisir ses
conseillers et ses juges : en vue de la guerre, bien soigner son
armée et sa marine.
Si l'on reconnaît à ce trait une préoccupation qui survivra
en Machiavel, auteur des Sept livres de fArt de la Guerre,
et qui lui survivra & lui-même en d'autres écrivains politiques,
le simple énoncé de ces propositions suffit à marquer la distance
qui, par l'esprit plus encore que dans le temps, sépare Machiavel
de Gilles de Rome. Il lui sera indifférent de « former le prince
à la vertu » pourvu qu'il le forme au gouvernement, et ce n'est
point de « plaire à Dieu » qu'il lui fera son premier devoir. Ou
encore il ne s'embarrassera pas dans les finesses d'une théorie,
qui demeure assez confuse, du gouvernement naturel ou con-
forme à la nature, ni dans les ergotages, qui demeurent parfaite-
ment vains, sur les trois espèces de gouvernement : ou annuels,
on à vie, ou héréditaires et perpétuels, ni dans les détours de
la casuistique qui dicte au prince trois manières de vivre, dont
une au moins, — quant à soi-même, — n'intéresse pas le secrétaire
florentin; dont la deuxième, — quant à la maison, — ne l'inté-
resse que médiocrement; et dont la troisième, — quant au
royaume, — est à peu près la seule qu'il juge digne de son
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180 REVUE DES DEUX MONDES.
attention. Ainsi, la morale personnelle comme l'économie domes-
,tique, Machiavel la rejettera, pour s'en tenir exclusivement à la
politique : dans TÉtat, il ne voudra voir que l'État, et dans le
jprince que l'homme de l'État. Après quoi, que le prince plaise
ou déplaise à Dieu, qu'il sauve son âme ou la perde, qu'il ruine
ou enrichisse sa famille, cela ne regarde pas ou regarde à peine
son conseiller; cela ne regarde, selon les cas, que son intendant
ou son confesseur.
En ce qui concerne l'école gibeline, la dissertation de Danfe,
De Monarchia,eïï peut à juste titre passer pqur l'ouvrage capital:
Et d'abord parce qu'elle est de Dante, de ce <( Dante Alighieri,
céleste par sa patrie, florentin par sa demeure, de race angé-
lique, de profession philosophe-poète, lequel, dit Marsile Ficin,
quoiqu'il ne parlât pas en langue grecque avec le père sacré des
philosophes, Platon, néanmoins lui parla si bien en esprit qu'il
, orna ses livres de beaucoup de sentences platoniques. » Mais de
ces trois livres, le premier est destiné à démontrer « la nécessité
de la monarchie ; » le deuxième, comment le peuple romain s'est
de droit attribué l'office de la monarchie ou l'empire; » le troi-
sième, « comment l'autorité du monarque ou de l'empire dépend
immédiatement de Dieu. » Immédiatement, c'est-à-dîre sans l'in-
tervention, sans l'intermédiaire du. Pape, au besoin contre lui :
Dieu le Père et l'Empereur. Et c'est-à-dire, tout compté, et pesé,
que Dante, comme saint Thomas, et l'école gibeline comme l'école
guelfe, pense à la monarchie universelle, dont il se contente de
dépouiller le Pape pour revêtir l'Empereur. Le De Monarchia est
donc encore, visant la monarchie universelle, un traité de poli-
tique universelle, et par là même, outre qu'il est de Dante, phi-
losophico-poétique. L'un des grands Italiens du Risorgimento^
Cesare Balbo, aura beau qualifier l'Alighieri de « politique pra-
tique et expérimental, » — et du reste, Dante, « céleste par sa
patrie », était « par son habitation » trop Florentin, pour qu'il n'y
ait pas dans ce jugement un peu de vrai, — néanmoins, qui voudra
connaître « un politique pratique et expérimental » sera plus
sûr de le rencontrer dans le Prince^ les Discours et les Legaziont
que dans le De Monarchia; de Machiavel ou de Dante, le plus
Florentin est probablement Machiavel; ou, pour suivre la com-
paraison, Dante est plus céleste que Florentin, mais Machiavel
est plus Florentin que céleste, — et les choses de ce monde ne
sont pas célestes, et la politique est chose de ce monde.
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l'état italien avant MACHIAVEL. 181
de Machiavel, l'homme à qui il aurait pu devoir
auquel il se peut qu'il doive quelque chose, c'est
ue, avec son Defensor pacis. Celui-ci est le moihâ
quintessence, » le plus politique de tous; il est
5 enfoncé dans les idées et dans les formes du
us dégagé, le plus libre, on est tenté de dire le
5ar n'est-ce pas être « moderne, » l'être déjà au
de prôner la séparation des pouvoirs ou plus
distinction des deux puissances, spirituelle et
lépendance de la loi civile, la laïcité de l'État?
ue est le moins métaphysicien, le moins raison-
onnant au mot le sens que Guichardin et Ber-
lui dDunaient, — le moins « philosophe » de
crivaient sur la politique. Il est celui qui fait à
plus large ou la moins petite part ; il a le mé-
i temps , s'il doit devenir commun en son pays,
art; et c'est assez, joint à ce que Machiavel a pu
rendre, pour qu'on n'ait pas le droit d'affirmer
is qu'il ne contient aucune parcelle de machia-
liavélique.
ine principum de saint Thomas d'Aquin est vrai-
des environs de 1265; le De Begimine de Gilles
virons dé 1285; le De Monarchia de Dante, anté-
^efensor pacis ^ de Marsile de Padoue, est de 1327.
;ié du xni° siècle et la première moitié du xiv®,
science politique, — et qu'il s'agisse de l'école
5ole gibeline, mais évidemment l'école guelfe au
, — appartenu aux théologiens : la théorie jus-
ici une théologie. La seconde moitié du xiv® siècle
partiennent aux humanistes. Déjà, en Marsile de
cevait le passage de la scolastique à une science
hie; au xv® siècle, l'érudition ayant, dans l'estime
Strôné la scolastique, la science politique en
(as à en ressentir les efTels. Elle s'émancipe au
publiques changées en tyrannies et des tyran-
les unes sur les autres, à la vue des luttes où
ur de la « personnalité réveillée, » comme dit
It, de « l'individu développé, » qui surgit, armé
e calcul, de la force et de la ruse; à Tévoca-
publiques anciennes, de la république romaine
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182 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle s'habitue et elle habitue à considérer les faits sociaux comme
d'ordre purement humain et naturel : sous l'influeilce des huma-
nistes, et dans une acception particulière, elle s'humanise^ je
veux dire qu'elle se « dédivinise. » Seulement les humanistes,
aux maximes tirées de l'Écriture sainte, en substituent d'autres,
tirées de l'antiquité païenne, mais ne sortent pas, eux non plus,
du vague et du général. Comme ceux de l'école guelfe et do
Técole gibeline n'étaient guère que des recueils de maximes des
Pères, leurs traités à eux ne sont guère que des florilèges de phrases
classiques. Ainsi les écrits de Panormita, de Platina, le Principe
de Jacopo Pontano, le De infelicitate principum de Poggio Brac-
ciolini. Chose d'autant plus singulière, et manie d'autant plus
fâcheuse, que presque tous sont de bons ol)^eryateurs, comme ils
le prouvent par leurs récits de voyage : et Pogge et Pontano
eux-mêmes, et Enea Silvio Piccolomini, le futur pape Pie 11;
que plusieurs d'entre eux sont mêlés aux affaires, font « de la
politique pratique » au service des princes; et qu enfin par eux
se serait serrée fortement la chaîne qui relie, à travers l'histoire
de la science politique italienne, l'école florentine à l'école
gibeline et dont on peut placer dans la main de Marsile de
Padoue le premier maillon. Mais il semble que d'être vrais et
simples serait pour les humanistes déchoir de la haute dignité
littéraire où ils se sont guindés I Secrétaires de princes, ils sont
plus humanistes que secrétaires.
Au contraire, voici venir le temps où les secrétaires d'Etat
vont être plus secrétaires qu'humanistes, plus attentifs aux choses
d'État qu'à la rhétorique, plus soigneux du fond que de la forme.
Marcello Virgilio, à Florence, aura pour successeur Machiavel.
Les humanistes secrétaires faisaient de la littérature, les secré-
taires humanistes, ou seulement lettrés, n'en feront plus. Si l'on
le veut, ils distingueront bien encore entre la composition litté-
raire d'une part, et d'autre part le genre familier ou la rédaction
administrative : Machiavel, par exemple, d'une part dans ses
Œuvres, et de l'autre dans ses Lettres ou ses Relazioni. Mais
nulle part, ici ni là., on ne sacrifiera à une fausse noblesse la
vérité, — je veux dire la réalité, — et la simplicité. Il y aura
une manière de parler ou d'écrire, telle que rien ne sera moins
machiavélique au sens devenu vulgaire, — et si parfaitement
erroné ! — de ce mot, mais que rien, en son vrai sens, ne le
sera davantage. Rien en effet de plus direct, de plus droit, —
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l'état itaubn ayant maghuvbl. 183
ajouter de plus franc, et franc jusqu'à la brusquerie? —
irément de plus « plongeant, » de plus « fouillant, » de
rhabillant, » rien de plus cru et de plus nu que ce
en de moins retors, et rien de plus spontané, de plus
déme dans le plus gris des genres, le plus volontaire-
int, la dépêche diplomatique. Ce n est pas un Machiavel,
lardin, un Giannotti, ce n'est pas un de ces Florentins
lit sa vie à enfermer des bavardages de bureau, des futi-
(alon, des confiseries de cercle en des papillotes savam-
9ées! Ce ne sont pas eux qui, parmi tant d'afiaires,
eur grande affaire de fignoler des Elegantiœ! Mais tout
) c'est par les humanistes et par les diplomates, d'abord
imanistes chargés de missions, qui s'en acquittaient heu-
it à cause du prestige de leur éloquence, comme Manetti
; restituer les chevaux volés, ensuite par les diplomates
lettres, habiles à voir exactement ce qui est et à rendre
jnt ce qu'ils ont vu, créant d'instinct, sans qu'ils aient
éer une méthode, la méthode inductive et expérimen-
;t par eux que la science politique italienne est allée de
tique au réalisme; des écoles gibeline et guelfe à l'école
b; et de saint Thomas ou de Dante à Machiavel,
méthode, on ne peut même pas dire qu'ils l'ont créée ;
ut pas dire qui l'a créée, puisque c'est la race, le mo-
milieu, la nation tout entière qui en ont véritablement
réateurs. Au xiv* et au xv® siècle, les révolutions ont
m Italie, et particulièrement à Florence, une grande
politique, devant laquelle devait pâlir la gloire et de la
hie antique et des anciennes écoles guelfe et gibeline,
très incomparables qui enseignent la politique aux
as, ce sont les faits, c'est la vie. C'est le contact des
ui fait leur méthode « inductive, » c'est la connais-
is effets et de leur relation aux causes qui la fait « expc-
e. »
le monde, tout de suite, en subit l'inQuence; les théo-
les mystiques, lés visionnaires eux-mêmes. Savonarole,
[ premier système, est encore tout proche et tout plein
Thomas, 11 argumente comme lui sur le monarque et
, sur le meilleur gouvernement, où que ce soit et en
ibstracto. Mais son second système, — celui qui prend
fonctionne, — est construit in re : à côté de la th^sc, il
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f^'^-
184
REVUE DES DEUX MONDES.
admet l'hypothèse: « Le gouvernement d'un seul, quand il est
bon, est préférable à tous les autres bons gouvernemens, et, s'il
était possible, il faudrait l'imposer à tous les peuples, — mais
il arrive que ce qui est excellent en soi ne, peut convenir en cer-
tains lieux à certaines personnes. » Ainsi le gouvernement
monarchique à Florence. Peut-être, dans les Trattati^ comme
dans le Compendiiim , le commencement est-il encore dû saint
Thomas (le prince doit être un, parce que le roi des abeilles est
un, la raison est une^ le cœur est un : et Dante aussi disait:
parce que Tftme est une, parce que le soleil est un); mais la fin
est déjà du Machiavel, à. qui il faudra d'autres raisons. Le com-
mencement est encore de la dissertation, la fin est déjà de l'ob-
servation. Le commencement est de la scolastîque, la fin est de
la politique. Coïncidence intéressante : les traités de Savonarole
sur le gouvernement de Florence sont probablement des derniers
mois de 1497 ou des premiers mois de 1498, et Guichardin date
de 1494 le colloque mémorable qu'il a recueilli sous le même
titre. De la confrontation des Traités ei du Dialogue ressort donc
très clairement l'idée qu'on se faisait de la politique, à Florence,
dans les dix dernières années du xv« siècle. Cette idée est com-
mune à tous, à Machiavel, à Guichardin, à Giannotti, à Savo-
narole, pour ce bon motif que les faits leur ont été communs,
que la vie leur a été commune, et commune par conséquent la
leçon des choses, Texpérience. Il ne serait sans doute pas impos-
sible de retrouver dans les Tratlati de fra Hieronimo l'origine
de certaines formules qu'on serait d'abord tenté de croire spéci-
fiquement machiavéliques, et telles que celle-ci : « Comme les
méchans sont toujours plus nombreux que les bons et que cha-
cun aime qui lui ressemble...; » ni, sous le portrait du tyran
que Savonarole ébauche en son Trattato secondoy quelques
lignes du Prince. Mais ce n'est pas parce que Machiavel, dans
sa jeunesse, aurait été un sectateur de Savonarole, un piagnone;
c'est parce que tous deux étaient de leur temps et de leur pays;
tous deux ont vécu à Florence, tous deux ont fait l'expérience
florentine, tous deux sont de l'école florentine, dont le machia-
vélisme est la première et, du premier coup, la suprême, la sou-
veraine incarnation; car, au fond, qu'est-ce que le machiavé-
lisme? Un réalisme florentin.
Premièrement, c'est un réalisme, c'est le réalisme lui-môme.
Tout ici est positif, pratique, politique. La grande querelle qui
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l'état italien avant MACHIAVEL. 185
a rempli le moyen âge et divisé les deux écoles guelfe et gibe-
line, — celle de la suprématie du Pape ou de l'Empereur, —
n'est peut-être point tout à fait absente de la pensée de Machia-
vel; mais, s'il pose encore cette question, il la pose d'une façon
très diflférente : il la transporte sur un autre terrain, il l'examine
en sa réalité ; il juge de la qualité de l'une et l'autre puissance,
spirituelle ou temporelle, aux fruits qu'elle a portés, à ce qu'elle
a donné, à ce qu'on eri peut attendre pour la cause qui lui est
chère et sacrée par-dessus toutes, pour la libération, sinon pour
l'unification de l'Italie. Machiavel n'est plus ni guelfe ni gibelin.
Il est Florentin et Italien. S'il devait à tout prix être de l'un des
deux anciens partis, il serait bien plutôt gibelin, à cause préci-
sément de ses aspirations vers l'unité italienne, cette unité dût-
elle se faire d'abord sous un prince étranger, sous l'Empereur,
parce qu'il est convaincu que la Papauté est l'obstacle, l'a tou-
jours été, le sera toujours. Mais, qu'il songe soit à l'unité de
l'État en Italie, soit à l'unité du Prince dans l'État, aucune
trace en lui des assimilations et allégories scolastiques de Gilles
de Rome ou de Dante, — les mêmes pour l'Eglise et pour
l'Empire : « Le corps n'a qu'une âme, l'univers n'a qu'un Dieu,
les peuples ne doivent avoir qu'un chef, le monde ne doit avoir
qu^un maître. »
Semblablement, ces Florentins de la fin du xv« siècle, Ma-
chiavel, Giannotti, Guichardin et les personnages qu'il fait mou-
voir, Bemardo del Nero, Pagolantonio Soderini ne s'abstiendront
peut-être pas absolument de s'exercer sur les mérites comparés
de la monarchie, de l'oligarchie et de la démocratie : mais ils le
feront historiquement, non plus théoriquement, c'est-à-dire qu'en
cela aussi, par eux, la science politique se fera positive et réaliste.
Elle deviendra par eux, à Florence, dans les dernières années
du xv"" et les premières années du xvi^ siècle, ce que, pendant
des siècles, et pour des siècles encore, elle demeurera en Italie:
admirablement nette, pratique et efficace; après quoi, veut-on
que nous ajoutions qu'elle a quelque chose d'un peu étroit et.de
pas très haut, qu'elle est, à sa naissance, un peu communale ou
municipale, et qu'elle ne s'élargit ou ne s'élève plus tard que
jusqu'à être nationale, en cessant d'être impériale ou pontificale,
sans aspirer à être mondiale ou universelle? Je l'ajouterai donc,
mais je l'en louerai, si la philosophie est une chose^ mais si la
politique en est une autre, et s'il n'y a de philosophie « que du
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186 RfiVUE DES DEUX MONDES.
général^ » mais si « du général » il ne saurait y avoir de poli*-
tique. Les Florentins l'auront faite telle, et elle se maintiendra
toile, non pas seulement avec un Nifo, qui ne fut qu'un pla-
giaire, mais avec les Sabellico, les Castiglione, les Contarini,
les Strozzi, les Paruta, les Boccalini, les Gramigna, les Botero,
les Frachetta, les Crasso, pour s'épanouir et fructifier magnifi*-
quement, en passant par les Alfieri, dans les prophètes, dans
les apôtres, dans les héros du Risorgimento ; si bien que, le ma-
chiavélisme contenant en principe toute la science politique
italienne, et cette science éminemment et essentiellement
réaliste tendant de tout son effort aux réalisatiods, il se trouve
contenir en germe toute l'Italie, dans qui il se réalisera, ou qui
se réalisera par lui.
111
Campanella déclare quelque part d'un ton de certitude que
« le machiavélisme est issu de l'aristotélisme. » Ce que nous
savons de Machiavel et de ses contemporains, de ses concitoyens
voués à l'étude et à la pratique des affaires d'État, des Guicciar-
dini,des Gîannotti, des Soderini,des Bernardo del Nero, montre
qu'il n'en est rien, ou très peu de chose. Je souscrirais bien plus
volontiers au jugement de M. Pasquale Villari, relevant « la
nécessité historique de ce que beaucoup ont appelé le machia-
vélisme. » Non, le machiavélisme n'est pas sorti de l'aristoté-
lisme : il est sorti du milieu et du moment. Nous l'avons vu
faire ses premiers pas avec Muzzo et Francesco Sforza, avec
Bianca Maria Visconti et Girolamo Riario ; croître' avec Gaterina
Sforza; atteindre en César Borgia son entier développement.
Nous l'avons vu dans le Prince et dans les conjurations, dans
la tyrannie et dans le tyrannicide. L'Individu libre et lâché,
ruant, sous les coups de la Fortune, la Béte souple et superbe,
renard et lion,' toujours à l'affût ou à l'assaut de la proie, le
Surhomme était né quand ce livre fut écrit.
Machiavel ne vint que parce que les temps du machiavé-
lisme étaient venus. Il ne leur apporta pas, il leur prit V « amo-
ralité » de ses formules ; cette sorte d' « indifférence au con-
tenu » qui fait que pour lui il n'est ni bien ni mal, il n'est que
fins et moyens, qu'échec et succès ; le mépris de toute sensibi-
lité vraie ou fausse, juste ou excessive; le goût de « la manière
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l'état ITAUE» AVANT .MACHIAVEL. 187
forte, » puisque le quatrain passé en proverbe : « Sot qui espère
gouverner avec les mômeries d'un faire paternel » n'est pas de
lui, et qu'un autre mot tout pareil : « On ne gouverne pas les
Etats avec des patenôtres » est de Cosme de Médicis ; le senti-
ment que la valeur personnelle, et par surcroit la faveur du
prince, établissent l'égalité entre les hommes : c'est encore
Cosme de Médicis qui l'assure : « Avec quelques aunes de drap
rouge, on fait de nouveaux citoyens et de bons. » Il y a tout
cela dans le machiavélisme, où il y a d'ailleurs autre chose ;
c'est cela le machiavélisme, et c'est d'ailleurs autre chose;
tout cela est dans Machiavel, mais tout cela n'est pas de Ma-
chiavel.
J'ai essayé de dégager d'une part ce que la science poli-
tique italienne pourra devoir au machiavélisme, et d'autre part
ce que le machiavélisme doit aux réalités italiennes d'alors.
Mais, voulût-on voir là une contradiction, je suis obligé mainte-
nant de noter que bien des préceptes, en lesquels on a cru re-
connaître la marque de fabrique du secrétaire florentin, n'ont
rien de proprement, d'exclusivement machiavélique, rien de
proprement, d'exclusivement italien. Rien de proprement ma-
chiavélique : « Nie toujours ce que tu ne veux pas qu'on sache,
et affirme ce que tu veux qu'on croie; parce qu'encore qu'il y
ait beaucoup de signes et presque certitude du contraire, d'affir-
mer ou de nier gaillardement met souvent da;ns l'hésitation
l'esprit de celui qui t'écoute. » Le conseil est-il de Machiavel?
Non ; il est de Guichardin. Mais rien d'exclusivement italien.
Quel Machiavel a dit, — où l'a-t-on dit, et quand l'a-t-on dit ?
— « Annulez avec des caresses et les autres moyens un ennemi
qui se tient sous votre puissance; mais n'exercez aucune pitié
à l'égard du vaincu qui implore merci. — On vit de cette ma-
niée dans la sécurité, car un ennemi tué ne donne plus d'inquié-
tudes. — Portez un ennemi sur vos épaules tant que le moment
favorable n'est pas arrivé; puis, au temps révolu, brisez-le,
comme on casse une cruche d'argile avec une pierre. — Il ne faut
pas relâcher un ennemi quelques touchantes paroles qu'il vous
dise. Soyez pour lui sans pitié ; on doit tuer sans scrupule un être
malfaisant. — Détruisez un ennemi ou par des caresses ou par
^s largesses, soit en semant la division chez lui, soit en usant
j la force : employez, pour le détruire, tous les moyens. »
Mnsi parla Zârathusirâ, — ou presque : car ce sont les discours
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188 REVUE DBS DEUX MONDES.
que le brahme Kamika tient dans le Maha-Bharata, au roi
Dhritarâshtra.
Ce n'était donc rien dire de trop que de parler, nous, d'un
« machiavélisme perpétuel. » Perpétuel et universel, avec de
très longues racines dans le passé, de très longues projections
dans l'avenir, antérieur et postérieur à Machiavel, contempo-
rain et concitoyen des Florentins, des Italiens de la fin du
xv^ siècle, mais contemporain et concitoyen aussi de tous les
hommes do tous les temps et de tous les pays, vieux et jeune
comme l'humanité. Quoi d'étonnant au surplus, si le machiavé-
lisme est la politique môme, et si la politique est bien « l'art de
plier soit les hommes aux choses, soit les choses aux hommes,
et de conformer les moyens au but? » Seulement, en Italie, à
Florence, vers la fin du xv* siècle, toutes les conditions, et les
plus favorables, à un degré jamais atteint, se sont trouvées
réunies : le machiavélisme a rencontré Machiavel : je veux dire
que ce qu'il y avait, avant Machiavel, de machiavélisme en sus-
pension dans l'humanité de tous les pays et de tous les temps a
rencontré le Florentin, l'Italien de la fin du xv* siècle qui l'a
fixé et exprimé, situé et daté : le vrai machiavélisme, le ma-
chiavélisme de Machiavel, est sorti de là, de la rencontre de cet
homme, de ces hommes et de ces choses dans ce milieu. Il
s'agit à présent de déterminer, textes en main, ce qu'est le vrai
machiavélisme, le machiavélisme de Machiavel.
Charles Benoist.
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POÉSIES
LE JOUR PARAIT
Vierge, réveille-toi, le jour commence à poindre;
Il faut quitter ta couche et venir me rejoindre.
Lisse tes cheveux blonds épars pendant la nuit ;
De suaves parfums embaume ton réduit!
J'aime ton front d'ivoire et ta lèvre rosée,
Et le doux velouté de ta voix cadencée,
J'aime le beau regard, enfant, de tes grands yeux
Si francs et si naïfs, miroir de camaïeux.
Que l'air pur du matin caresse ta peau fraîche
Gomme un bouton d'avril, comme un duvet de pêche.
Semblable à la gazelle, au bord du clair ruisseau,
Légère, on te verra descendre le coteau.
Ton rire est un poème et depuis ton enfance
Il attire et retient par sa jeune innocence.
Viens sous là treille, ô vierge, et bois le jus vermeil
De ce raisin doré par les feux du soleil.
Viens dans le gai verger cueillir la pomme mûre
Qui fait craquer la branche en sa verte ramure ;
Prends le fruit et le miel, ma joie et mon bonheur,
Et donne le baiser que désire mon cœur.
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190 REVUE DES DEUX MONDES.
PREMIER AVEU (lettre)
Lorsque au jardia vous descendîtes
En nuage d'argent, ce soir,
Je ne sais plus ce que vous dîtes.
Tant je fus troublé de vous voir. '
Vos tulles blancs rasaient la terre ;
Ce vêtement prescpe irréel
Vous enveloppait de mystère
Ainsi qu'un fantôme du ciel.
Je restai cloué sur ma chaise.
' « Mon sort vient de se transformer,
Dis-je ému de frayeur et d'aise;
Ah 1 c'en est fait, je vais l'aimer 1 »
Vos cheveux tressés en couronne
Ont un reflet vénitien.
Ce bras, puis cette main mignonne.
Ce charmant et noble maintien.
Ces yeux qu'avive la malice.
Ce sourire fin et moqueur,
Oui, tout en vous, avec délice.
Émeut, charme et remplit mon cœur.
Pardon de n'avoir pas la force
De garder pour moi mon secret.
Faible sous ma rugueuse écorce,
Je ne sais point... être discret.
Loin de votre charme suprême
Je suis tremblant et malheureux ;
Mais de près je dirai : « Je t'aime, »
Bien mieux qu'aucun autre amoureux.
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POÉSIES. 191
A LA MAISON DU CŒUR VOLANT
0 ma petite maîsoùnette,
Dis-moi l'histoire de tes murs :
Furent-ils indiscrets ou sûrs
Lorsqu'ici Ton contait fleurette?
As-tu vu des amans vainqueurs
Et des Gydalises galantes,
Aux attitudes nonchalantes,
Librement échanger leurs cœurs?
J'aime tes tentures fanées,
Tes rideaux tendres et passés.
Et tous tes bibelots cassés,
' Toutes tes grâces surannées.
^Maintenant tes fauteuils râpés
Sont rangés à Tentour des tables;
Ah ! qu'ils raconteraient de fables.
S'ils l'osaient, les vieux canapés !
Aujourd'hui c'est le grand silence
Et le règne du limaçon.
Sur l'antique orme le pinson
Doucement chante et se balance.
Depuis c[ue l'homme t'a quitté,
Pavillon d'aubépines blanches,
Que d'odorantes avalanches,
Sur ce pauvre toit effrité I
Un charme m'arrête à ta porte
Sur le banc froid de marbre gris;
Mon esprit d'un regret s'est pris.
... Je rêve au temps qui nous emporte.
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192 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUVENIRS DE SICILE
0 Sicile embaumée et de gloire allaitée,
Sous ton ciel de saphir j'ai gravi bien des monts.
Antique Trinacrie, autrefois si chantée,
J'ai vu tes verts figuiers et tes jaunes citrons.
Je revois tes troupeaux et la bergère grecque
Au classique profil, à l'œil sombre ou pensif,
Et tes cloîtres normands où les fils de la Mecque,
De Sparte ou de Capri, se reposent sous Tif.
Reçois mon souvenir, chapelle Palatine,
Resplendissant bijou d'un merveilleux décor:
Oui, je rêve de toi, mosaïque opaline,
Harmonieuse et douce au fond du parvis d'or.
Je sens de ton Etna le soufre et la fumée,
. Puis la neige argentant la montagne aux flancs bleus,
Et je monte et regarde en Tile parfumée
Le panache effrayant de feu roux sous les cieux.
Le cratère vomit Tétincelle et la pierre,
Éclairant le flot noir de tragiques lueurs;
Et le temple couché comme un dieu dans sa bière
S'illumine parfois de sinistres fureurs.
Et la lave engloutit, hélas! tout ce qui reste.
•Mais le gouffre fécond a fait germer des fleurs
Et bourgeonner la vigne et la bruyère agreste.
Je cueille des œillets o& Ton versa des pleurs I
AU PATRE DE LA MONTAGNE
Rêves-tu de l'étoile ou rôves-tu de l'or?
Ton cœur accepte-t-il joyeusement le sort?
A quoi songes- tu, pâtre, en ta cabane haute?
Le démon tentateur est-il parfois ton hôte?
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POÉSIBS. 193
Dis-moi ? Veux-tu descendre au village lointain^
Voir la table du maitre et t'asseoîr au festin?
Ou bien, plus bas encor, au fond de la vallée,
Te perdre dans ta ville à tes yeux révélée,
Oubliant tes rochers calcinés, tes bouleaux,
Tes torrens, tes sapins, tes pics et tes ormeaux?
Quand meurt le crépuscule aux cieux, quand Toiseau chante,
Quand le bœuf ruminant mâche un parfum de menthe.
As-tu la nostalgie en ce calme du soir
Des mille et mille feux qui brillent dans le noir,
Et du grand bruit que font tant de paroles vaines
Qui tombent au hasard de nos lèvres humaines?
V^eux-tu quitter ces monts et ces herbages frais,
Ces abîmes sans fond où plongent les forêts,
Perdre loin de ces lieux le repos de ton âme,
Pour rechercher Tivresse et brûler à sa flamme?
Reste sur tes sommets, pâtre, tout près du ciel,
Au nid des aigles. Prends à tes ruches leur miel;
Bois le lait de ta chèvre et cueille la myrtille ;
Tisse tes vôtemens qu'une bergère file.
Qu'importe Tâpreté du climat, le pain dur?
Sur les ailes du vent tu planes dans l'azur.
Dans la rue on étouffe. Ahl bénis ta demeure.
Ta grande paix vaut mieux que nos plaisirs d'une heure
MOUETTE
Emporte mon message, ô ma sœur blanche et grise :
Dans ton plumage un qui frissonne k la brise.
Sur ton petit cou chaud, au fond des lointains bleus,
Emporte-le bien haut sur l'Océan houleux.
Sache échapper au froid, au vent, à la tempête.
Va, ne t'arrête pas, ne tourne point la tête.
Alors que surgiront des abîmes amers
Les sirènes, chantant sur l'écume des mers.
Prends avec toi mon souffle et mon âme fidèle.
Poids léger dans l'air pur que tu fends de ton aile ;
Sur la grève déserte, au moins, ne les perds pas !
Songe qu'il les attend, l'absent aimé, là-bas.
TOM XXX iz. — > 1907. 43
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19i REVUE DES DEUX MONDES.
Mouette au vol si sûr, discrète voyageuse,
Dis à mon fiancé que je suis tout heureuse
De n'être plus à moi, de me sentir son bien,
De lui tout envoyer et de n'avoir plus rien.
sous LES TILLEULS
Au loin, sous les tilleuls, j'allai me reposer
Pour laisser à loisir mes pensers dans un rève^
Et j'étais si joyeux cpie je voulais parler,
Raconter à la source, au nuage qui crève
Et nous donne sa pluie en baisers rafraîchis,
Ce qui montait en moi de sève et de jeunesse.
K cette heure du soir les troncs étaient blanchis;
L'air semblait imprégné d'une impalpable ivresse;
Le soleil descendait en ardente langueur.
L'écharpe d'or tomba, l'atmosphère était dense.
Les branches s'unissaient sous la molle chaleur ;
Mon âme s'élançait palpitant d'espérance.
Bientôt l'ombre envahit les saules des tombeaux;
Je les vis, imprécis, lentement disparaître,
Et je tendis ma lèvre au duvet des oiseaux.
0 volupté de vivre et de sentir son être 1
LOGIS VIDE
Àhl tous mes oiselets du nid sont envolés.
Ils sont partis joyeux, allant à tire d'aile,
Mon logis est désert; mes yeux sont emperlés;
Mon cœur me semble lourd et l'aurore moins belle.
Allez, mes chers petits, fêtez dans vos chansons
La beauté du soleil, la douceur de la vie.
Croyez à l'allégresse et filez de beaux sons ;
Mais ne m'oubliez pas, ô jeunesse ravie I
Sachez bien qu'autrefois, en mon temps de bonheur^
Je vous ai tout donné : le jour, l'amour, mon âme,
Je n'ai gardé pour moi que l'acre goût du pleur,
Ces larmes de la mère et non plus d'une femme.
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POÉSIES. , 195
UN MATIN DE NOVEMBRE
Le cercueil s'avançait dans le morne Paris,
Sur la neige d'hiver roulant vers Montparnasse.
Il était pauvre et seul. Pas d'enfans, pas d'amis.
Le corbillard geignait lugubre sur la glace.
Vers la dernière éta|)e il allait lourdement,
Et nul n'accompagnait la vieille loque noire.
Bientôt il se couvrit de flocons, blanchissant
Le sombre drap usé qui sembla de la moire.
Les passans regardaient, à peine curieux.
Point de compassion, beaucoup d'indifférence.
c( Il n'est pasxregretté; sans doute un ennuyeux.
Un méchant, inutile au moins, vague existence : »
Voilà ce que pensaient les rares promeneurs.
Mais, une jeune femme ayant en main des roses,
Des roses de Noël, pour les vendre aux flftneurs.
Lança sur le convoi ses belles gerbes roses;
Et sur le char tomba cette aumône du cœur
Donnée au malheureux qui partait solitaire.
— « Reçois, mort inconnu, ce bouquet, d'une sœur,
Et le suprême adieu que t'adresse la terre. »
Duchesse de Rohan.
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LA STIGMATISATION
CHEZ
LES MYSTIQUES CHRÉTIENS
J'ai essayé de montrer, dans un article récent, de quelles
inclinations humaines, tendresse, piété filiale et pitié, le mysti-
cisme chrétien était fait et comment le mystique, en tournant
vers son Dieu le faisceau de ses affections terrestres, trouvait
un écpiilibre et une paix que la terre lui refuse. Pour opérer
cette conversion, l'âme n'a besoin que de Tascétisme et de lldée
chrétienne de Dieu ; il lui suffit d'une discipline et d'une foi pour
conquérir le bien vers lequel elle aspire et c'est pourquoi, tant
qu'il ne s'agit que de sentimens, les mystiqi^es peuvent s'en-
tendre souvent avec la psychologie positive sur la nature de
leur amour et la réalité de leur bonheur.
Mais ils ne se bornent pas à conter leurs efforts, leurs espé-
rances et leurs joies ; tous sont persuadés qu'ils reçoivent, par
voie surnaturelle, des pouvoirs et des lumières d'un ordre supé-
rieur qui sont comme la consécration de leur vie nouvelle. Dans-
l'ordre intellectuel, ils prétendent voir le vrai face à face par
l'extase ou le connaître indirectement par révélation; dans
l'ordre pratique, beaucoup ont cru faire des miracles ou en être
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 197
les objets ; vivant en Dieu, ils ont pensé qu'ils participaient à
quelque chose de sa nature.
Aussi leurs biographies sont-elles pleines de faits merveilleux
qu'ils ont eux-mêmes contés ou que leurs historiens rapportent.
Sainte Thérèse (1), par exemple, nous dit dans ses Mémoires
qu'elle a été plusieurs fois élevée au-dessus du sol par une force
mystérieuse (2) ; mainte Marie d'Oignies aurait violé de même les
lois de la pesanteur et traversé la Sambre en marchant sur
les eaux, si l'on en croit ses biographes (3); saint François-
Xavier, d'après Surius, put un jour, sans quitter le vaisseau cpii
le conduisait en Chine, apparaître à des matelots perdus sur une
chaloupe et les rassurer (i); saint Philippe de Néri (5), d'après
Jacopo Bacci, devenait lumineux tandis qu'il priait ; quelques-
uns, comme le tertiaire Bartole, qui vivait vers l'an 1300 (6),
auraient répandu de leur vivant ou après leur mort une odeur
suave de sainteté. D'autres, comme sainte Lydwine, ajuraient
jeûné sans inconvéniens pendant des mois et des années (7);
un certain nombre auraient présenté sur leurs corps les marques
mêmes des souffrances endurées par Jésus-Christ.
Sans mettre en doute la bonne foi des mystiques ou de leurs
exégètes, on a le droit de penser qu'une partie de ces faits sont
illusoires ou légendaires, et que d'autres mériteraient au moins
quelques confirmations de plus ; mais, dans bien des cas, les
témoignages sont si eoncordans, les affirmations tellement pré-
cises, qu'on ne peut, sans parti pris, se contenter de cette atti-
tude d'attente et qu'on est tenu d'y regarder de près ; c'est ce que
je voudrais faire aujourd'hui pour la stigmatisation,
1
On donne le nom de stigmates, dans le langage des mystiques,
à ces marques et à ces douleurs caractéristiques de la Passion
(1) 1515-1582.
(2) Autobiographie^ ch. xx.
(S) Histoire de la Vie, Miracles et Translation de sainte Marie d'Oignies, par
Buisseret, 1609, Ut. III.
(4) Sa vie, dans Surins.
(5) 1515-1595. Cf. sa Vie, par J. Bacci, Uv. III, ch. i, p. 235.
(6) Gôrres, La Mystique divine, naturelle et diabolique, l, 343, d'après le Mono-
rgium d'Huber, p. 2316.
(7) 1380-1133. Acta Sanctorurj^, 2 avril.
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198 REVUE DES DEUX MONDES.
que certains d'entre eux auraient présentées ou ressenties sur ces
mêmes parties du corps par lesquelles Jésus souffrit depuis sa
condamnation jusqu'à sa mort. Il y aurait eu ainsi des stigmates
correspondant au couronnement d'épines, à la flagellation^ à la
pesée de la croix sur l'épaule et au crucifiement.
La plupart du temps, ces stigmates, invisibles au dehors, se
seraient traduits seulement par des souffrances Locales; d'autres
fois aussi, ils se seraient manifestés hors de la sensibilité par
une modification visible et permanente du corps, et, si l'on en
croit les historiens du mysticisme, ces stigmates merveilleux
auraient été constatés à plusieurs reprises dans des conditions
qui ne permettraient pas le doute.
Catherine de Raconisio (1), dont Razzi a écrit la vie, d'après
les manuscrits de Jean-François Pic de la Mirandole, a pré-
senté, entre autres stigmates, celui de la croix et de la couronne
avec* une netteté particulière. Au cours d'une contemplation,
elle avait vu Jésus lui mettre à deux reprises sa croix sur une
épaule, et la seconde fois elle avait accepté ce fardeau avec rési-
gnation. Elle en garda toute sa vie une épaule plus basse que
l'autre et conmie chargée d'un poids trop lourd.
La même Catherine, âgée de dix ans, avait reçu de Jésus
deux couronnes, l'une de fleurs, l'autre d'épines, et elle n'avait
voulu accepter que la seconde ; mais elle n'en devait porter les
marques sanglantes que beaucoup plus tard:
Jean-François Pic de la Mirandole, qui eut l'occasion de les
observer, les décrit en ces termes : <( Elle avait, tout autour du
crftne, un cercle formé par un enfoncement assez large et assez
profond pour qu'un enfant pût y mettre le petit doigt et autour
duquel étaient des bourrelets où il y avait du sang ramassé. Elle
me raconta qu'ils saignaient souvent et abondamment. Je l'ai
vue moi-même souffrir, à cause de cette couronne, les douleurs
les plus \iolentes ; et ses yeux se couvraient d'un nuage san-
glant (2). »
Gôrres raconte, d'après le Ménologe de saint François (3),
qu'une mystique de Sicile, Archangèle Tardera (4), qui vivait
vers 1568, avait obtenu de Jésus, entre autres marques de sa Pas-
(1) U86-1547.
(2j Jean-François Pic de la Mirandole, Diario Dominieano de Marchese, V, 40.
(3) 2 sept. p. 1810. Gôrres, op. cit., II, 228.
(4) 1539-1599. ,
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LA STlGMATISATlOIt CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 199
sîon, celles de la flagellation et qu'elle restait souvent étendue,
respirant à peine, le corps tout disloqué, rayé de meurtrissures,
de contusions et d'enflures, tandis qu'elle se sentait frappée de
verges et de fouets.
Enfin Jeanne-Marie de la Croix (1) présentait, d'après ses
biographes^ en même temps que des plaies passagères des pieds
et des mains, une plaie permanente du côté gauche : « Sur les
pieds et sur les mains, » dit Weber, on pouvait voir de temps
à autre des empreintes de clous qu'elle prenait bien soin de
cacher. C'étaient des points bleus, semés de taches de sang, res-
semblant à des tètes de clous que recouvrait une pellicule très
mince... Il s'était formé au-dessous du cœur, » ajoute le même '
Weber, a une ouverture semblable à la blessure de Jésus-Christ
et qu'elle prit également soin de cacher à tous les regards. Cette
ouverture était large d'un doigt et demi, longue de trois doigts,
recouverte d'une pellicule transparente semée de taches bleues
où l'on apercevait comme des gouttes de sang caillé qui s'y étaient
depuis longtemps ramassées (2). »
Tous ces stigmates variés, depuis celui de la croix jusqu'à
celui de la lance, nous montrent dans quel sens étendu et précis
à la fois les mystiques ont compris la stigmatisation; mais si
nous voulons faire une analyse et une critique sérieuses des faits,
nous avons tout avantage à laisser de côté les énumérations de
ce genre ^pour étudier, chez tel ou tel mystique déterminé, des
cas de stigmatisation aussi complets et aussi garantis que pos-
sible ; or nous en connaissons quelques-uns.
Le premier en date, celui qu'on ne peut pas se dispenser de
citer quand on étudie la stigmatisation, est le célèbre cas de
saint François d'Assise (3). Dans sa vie si remplie, François avait
toujours fait une part égale à l'action et à, la prière et, pour
méditer 'plus h l'aise, il faisait de temps à autre des retraites
sur le mont Âlverne, dans les Apennins; mais lorsqu'il eut
atteint ses quarante -deux ans, en 1224, il crut pouvoir renoncer
tout à fait à l'action pour ne plus penser qu'à son salut et à sa
mort qu'il sentait prochaine. Il pouvait espérer que son œuvre
vivrait et durerait sans lui ; Tordre qu'il avait fondé avait été
econnu par te pape Honorius III ; la règle qu'il avait donnée à
(1) 1603-1673.
(2) La vénérable /. Marie de la Croix et son époque , p. 361.
[%) ii8a-i226.
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200 REVUE DES DEUX MONDES.
ses disciples passait pour la conception la plus parfaite de la vie
monastique ; satisfait de la tâche accomplie^ il s'était démis du
généralat entre les mains de Pierre de Catane et il avait gagné
TAlverne pour y vivre dans l'ascétisme et la contemplation. Le
sujet familier de ses méditations avait toujours été la Passion du
Christ, qui, dans cette solitude, se présentait souvent à lui sous
les traits du Crucifié; François souffrait les mêmes souffrances
et prenait part au même supplice. Mais, dans c^tte retraite
de 1224, il se trouva, dit un de ses biographes, « plus absorbé
que de coutume par son ardent désir de souffrir pour Jésus et
avec lui. Ses journées se passaient partagées entre les exercices
de piété, dans Thumble sanctuaire bâti sur la montagne, et la
méditation, au milieu des forêts. Il lui arrivait même d'oublier
Téglise et de rester plusieurs journées seul dans quelque antre
de rocher, à repasser dans son cœur les souvenirs du Golgotha.
D'autres fois, il demeurait de longues heures au pied de l'autel,
lisant et relisant l'Évangile et suppliant Dieu de lui montrer la
voie qu'il devait suivre. Le livre s'ouvrait presque toujours au
récit de la Passion, et cette simple coïncidence, bien explicable
pourtant, suffisait presque toujours pour le troubler. La vision
du Crucifié s'emparait d'autant mieux de toutes ses facultés que
l'on approchait de l'Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre),
fête aujourd'hui reléguée à l'arrière-plan , mais célébrée au
xiu* siècle avec une ardeur et un zèle bien naturels pour une
solennité que l'on pourrait qualifier de fête patronale de la
croisade.
François redoublait ses jeûnes et ses prières, a tout transformé
en Jésus par amour et par compassion, »dit une de ses légendes.
« 11 passa la nuit qui précéda la fête seul en oraison, non loin de
l'ermitage (1). »
Le matin venu, il eut une vision que Thomas de Célano ra-
conte en ces termes: « Il aperçut un homme de Dieu, une sorte
de séraphin, qui avait six ailes et se tenait au-dessus de lui, les
mains étendues, les pieds réunis, comme cloué à une croix.
Deux ailes s'élevaient au-dessus de sa tête, deux se déployaient
pour voler, deux enfin cachaient le corps tout entier. A cette
vue, le bienheureux serviteur du Très-Haut fut rempli d'admira-
tion ; mais il ignorait le sens de cette vision, et il était plein de
(IJ Vie de saint François, par Paul Sabatier, p. 339, !*• édition.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MTSTIQUE^ CHRÉTIENS. 201
joie quand il considérait la beauté du séraphin, plein de tris-
tesse lorsqu'il pensait à son supplice et à ses douleurs. Et il
sortit de sa contemplation, ballotté entre la tristesse et la joie
qui alternaient dans son âme. Or, tandis qu'il réfléchissait, avec
inquiétude, à ce C[ue cette vision signifiait, et qu'il s'angoissait
à ne pouvoir la comprendre, les marques des clous commen-
cèrent à se montrer {cœperunt apparere) sur ses pieds et sur ses
mains (1)... » Au côté droit était une plaie qui semblait avoir
été faite par un coup de lance.
Après ce récit, Thomas de Célano décrit les stigmates :
« Ses mains et ses pieds étaient percés de clous dans le milieu ;
les têtes des clous, rondes et noires, étaient en dedans des mains
et au-dessus des pieds; les pointes, un peu longues, paraissaient
de l'autre côté, se recourbaient et surmontaient le reste de la
chair dont elles sortaient. Le côté droit était comme percé d'une
lance et le sang s'échappait souvent de la cicatrice (2). »
Tel est le fait que rapporte, d'après des témoignages contem-
porains, le disciple de saint François qui fut son premier histo-
rien (3), et, si l'on veut le contrôler par un témoin oculaire, on
peut se reporter soit à la note écrite par frère Léon sur un ma-
nuscrit autographe de saint François qui est conservé à Assise,
soit à la lettre adressée le lendemain de sa mort à Tordre des
franciscains par frère Élie de Gortone : « Je vous annonce, di-
sait-il, une grande joie et un miracle tout nouveau. Jamais le
monde n'avait vu un signe pareil sinon dans le Fils de Dieu qui
est le Christ Dieu. Car longtemps avant sa mort notre Frère et
notre Père appai^ait crucifié, ayant en son corps cinq plaies qui
sont vraiment les stigmates du Christ, car ses mains et ses pieds
portaient comme des clous en dessus et en dessous et formaient
des sortes de cicatrices ; quant au côté, il était comme percé
d'an coup de lance et souvent il en suintait un peu de sang. »
Véronique Giuliani (4) est presque aussi célèbre que saint
(1) Aeta Sanctorum, octobre, t. II, p. 709.
(2) Jd., ibid., p. 709.
(3) M. Paul Sabatier reconnaît que le récit de Thomas est trop précis pour ne
faire songer à une leçon apprise par cœur, mais il ajoute que la nouveauté
dtne da miracle dut amener les Franciscains à le fixer en une sorte de récit
oonîque et comme stéréotypé. Voyez toute sa discussion au sujet des stigmates,
, eiL, p. 401 et suivantes.
(4) 1660-1727.
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202 REVUE DES DEUX MONDES.
François dans les annales de la stigmatisation; elle naquit
en 1660 à Mercatello, dans le duché d'Urbin, et elle était encore
toute jeune lorscpe sa mère mourante la fit venir avec ses quatre
sœurs près de son lit et plaça chacune d'elles sous la protection
d'une des cinq plaies de Jésus. Véronique, vouée à la plaie du
côté, en fit dès lors l'objet de ses méditations continuelles et
lorsqu'elle atteignit ses dix-sept ans, elle entra comme novice au
monastère des Capucines de Gitta del Castello.
Elle avait trente-trois ans, et elle vivait depuis longtemps
dans l'ascétisme et la contemplation lorscp'elle vit, dans une
extase, Jésus lui offrir un c.alice d'amertume. Bien qu'elle fût
décidée à accepter ce calice, elle éprouva, dit son biographe
Salvatori, « de grandes répugnances dans la partie inférieure de
son âme. » Elle ne put en effet sans de douloureux combats,
soumettre sa nature à son désir de souffrance : « Je ne m'y fiais
point encore, dit-elle dans son Journal, car je sentais qu'elle
n'était pas matée. Quant à ma volonté, elle a toujours souhaité
vivement de boire le calice de mon Sauveur, d'en savourer
l'amertume; enfin d'accomplir la volonté de Dieu (1). »
A partir de ce jour, les visions du calice se répètent et ob-
sèdent Véronique ; quelquefois elle le voit déborder sur elle et
elle se sent pénétrée d'une fiamme qui la consume; d'autres fois,
tandis qu'elle mange, elle voit une goutte de liqueur tomber du
calice sur ses alimens et cette goutte se brise pour se transfor-
mer en épées étincelantes qui lui percent le cœur de part en
part.
Ce ne fut qu'après bien des obsessions et des luttes que
Véronique se sentit capable de boire à la coupe d'amertume et
dès lors commencèrent pour elle les tourmens de la Passion. Le
4 avril 1594, pendant la semaine sainte, Jésus lui apparaît cou-
ronné d'épines. <c Mon bien-aimé, lui dit-elle, daignez me faire
part de ces épines, c'est à moi qu'elles sont dues et non à vous,
la Sainteté même (2). » A peine a-t-elle achevé. ces paroles que
Jésus lui répond avec un regard chargé de tendresse : « Oui, ma
bien-aimée, je viens pour te couronner. » « Alors, dit-elle, il
ôta sa couronne de dessus sa tète et la mit sur la mienne; la
douleur que je ressentis en ce moment fut telle que je ne me sou-
viens pas d'en avoir éprouvé de plus grande; mais Notre Seigneur
(1) Salvatori, Vie de Véronique Giulianif p. 110.
(2) Journal, ibid,, p. 120-122.
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LA, ^^ E-l^JL- 3HJS- -'-^^ .^^^. ^ -J ^
LA STIGMATISATION CHBZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. . 203
me fit connaître que c'était le signe manifeste de son alliance
avec lui et qu'en partageant se$ tourmens, je devenais Tépouse
du Dieu crucifié. Quand je revins à mon état ordinaire, je m'a-
perçus que ma tête était tout enflée; de plus, les violentes dou*
leurs que j'y ressentais m'ôtaient les forces à tel point que je
pouvais à peine me tenir debout. »
Les médecins qui entreprirent de guérir Véronique de son
stigmate et de ses souffrances sur l'ordre de l'évêque Eustachi,
purent en constater la réalité en môme temps |que leur impuis-
sance, et la sœur Florida Géoli, chargée par ses supérieurs d'exa-
miner les marques de la couronne, affirma plus tard sous ser-
ment : <c J^ai vu au-dessus du front, tantôt un cercle rouge,
tantôt de petits boutons de la grosseur d'une tète d'épingle qui
faisaient le tour de sa tète (1). » Ce cercle et ces boutons persis-
tèrent jusqu'à la mort de Véronique, c'est-à-dire l'espace de
trente^cinq ans.
Trois ans plus tard, le jour de Noël, elle reçoit le stigmate
du côté, image de la plaie de Jésus sous la protection de la-
quelle elle a vécu. « Jésus enfant m'apparut, » dit-elle, « tout
brillant de gloire, m'appelant son épouse et s'offrant à remplir
tous mes désirs. Je lui répondis donc en lui donnant le doux
nom d'époux ; Je ne veux, je ne désire que vous, et tout ce que
je vous demande, par vos mérites et ceux de votre Bienheureuse
Mère, c'est la conversion des pécheurs...
^ « En disant cela, je m'aperçus que le saint enfant tenait une
baguette d'or en haut de laquelle était une flamme et dont la
partie inférieure était faite d'une petite lance de feu. Il mit la
baguette sur son cœur et la pointe de la lance dans le mien qui,
au même instant, fut traversé de part en part... Revenue à moi,
je sentis une vive douleur au cœur et, ayant mis un linge à cet
endroit, je le retirai plein de sang (2). »
Avant de la quitter, Jésus lui avait annoncé qu'elle recevrait
les stigmates de ses cinq plaies le Vendredi Saint de Tannée sui-
vante, qui devait tomber le S avril; elle les reçut en effet à la
date fixée et elle rapporte tout au long, dans son Journal, la
''Cène de sa stigmatisation. Elle eut d'abord plusieurs ravisse-
ens successifs au cours desquels elle vit son ange confesser
levant Jésus tous les péchés qu'elle avait commis ; pénétrée de
(1) Journal, ibid,, p. 124.
(2) Id., ibid., p. 156.
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204 REVUE DES DEUX MONDES.
remords et de confiance, elle suivait cette confession en s'écriant
sans cesse : « Encore plus de souffrances, encore plus de
croix! » Mais, à mesure qu'elle passait d'une extase à l'autre,
elle se sentait plus près de Jésus, et comme, au cours de la der-
nière, il lui demandait par trois fois : Que désires-tu? trois fois
elle lui répondit que c'était d'être crucifiée avec lui : — Je te
l'accorde, dit Jésus, mais je veux aussi que tu me sois toujours
fidèle à l'avenir et je te donne la grâce dont tu as besoin pour
cela par le moyen de ces plaies dont je grave l'empreinte en ton
corps comme signe du don que je te fais (1).,. « Dans ce mo-
ment, raconte Véronicpie, je vis sortir de ses plaies sacrées cinq
rayons lumineux qui s'arrêtèrent sur moi et se transformèrent
en autant de petites flammes. Dans l'une était la lance, bril-
lante comme l'or, mais toute en feu ; dans les quatre autres
étaient les clous. La lance me transperça le cœur d'outre en
outre et les clous percèrent mes pieds et mes mains, ce qui me
causa ime douleur foi't sensible. Revenue à moi^ je me trouvai
les bras étendus en forme de croix ; tous mes membres étaient
raides et engourdis ; de violentes douleurs se faisaient sentir aux
pieds, aux mains et surtout au côté dont la blessure ouverte
rendait de l'eau et du sang (2). »
Les stigmates des cinq plaies persistèrent trois ans pendant
lesquels bien des témoins eurent loisir de les approcher.
Le tribunal de l'Inquisition romaine voulut savoir s'ils étaient
dus è. quelque grâce surnaturelle ou s'ils étaient simplement le
fait d'une odieuse supercherie ; il chargea Eustachi, évêque du
diocèse, de les examiner et de contrôler la sincérité de Véro-
nique. Toutes les épreuves qui auraient dû, en cas d*a2*lifice,
percer à jour son imposture lui furent favorables. Elle apparut
à révoque et aux religieux qui l'assistaient, comme réellement
stigmatisée par Jésus-Christ; le rapport qu'ils rédigèrent de
concert et qui proclame la bonne foi de Véronique contient une
description précise de ses stigmates qui offre toutes les garanties
de la véracité : « Les plaies des pieds et des mains étaient de
forme ronde, de la grandeur d'une petite pièce de monnaie et
recouvertes d'une cicatrice de même dimension quand elles
étaient fermées. Elles étaient profondes et larges quand elles
étaient ouvertes; un peu moins lar très sur la plante des pieds et
(!) Journalyihid,, p. 163.
(2) Id,, ibid., p. 164.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 20S
dans la paume des mains qu'à la partie supérieure; la plaie du
côté était longue de cinq doigts et large d'un doigt au milieu;
elle était toujours rouge et ouverte; le sang en sortait sou-
vent (1). »
Avec saint François d'Assise et Véronique Giuliani, on pour-
rait citer plusieurs cas de stigmatisation complète, également
garantis par des témoins dignes de foi, celui de Catherine de
Raconisio par exemple, de Catherine de Ricci (2), de Jeanne de
Jésus-Marie (3) et quelques autres auxquelles nous ne nous
ferons pas faute d'emprunter les détails qui nous paraîtront
particulièrement intéressans. Mais il nous suffira des deux cas
précédons pour appuyer l'ensemble de nos critiques et de nos
explications.
II
pt d'abord, nous avons à peine besoin de dire quel sens sym-
bolique et profond tous les mystiques stigmatisés attachent au
fait môme de leur stigmatisation.
Porler les marques de la croix, de la couronne d'épines, de
la lance et des clous, c'est être jugé digne par Jésus de compatir
à ses souiïrances; c'est, suivant les. propres paroles d'un histo-
rien du mysticisme, « gravir avec lui le Calvaire du crucifiement,
avant de monter avec lui le Thabor de la Transfiguration (4). »
Aussi tous les mystiques souffrent-ils, dans leurs stigmates, des
douleurs violentes qu'ils tiennent pour la partie essentielle de
leur sfigmalisalion, et sans lesquelles leurs stigmates visibles ne
seraient à leurs yeux qu'un vain décor. Ils éprouvent sous la
croix, sous la couronne, sous les clous, sous la lance, les mômes
souffrances que Jésus; ils râlent et meurent vraiment avec lui;
ils participent à sa Passion de toute la puissance de leurs nerfs.
Nous avons vu François et Véronique souffrir dans leurs extases
toutes les douleurs du crucifiement; ainsi font-ils tous : Cathe-
rine de Raconisio éprouvait de violentes douleurs sous la cou-
ronne de sang qu'elle laissa voir à Jean-François de la Miran-
(1) Journffl, ibid., p. 165.
(2) 1333-i589.
(3) 1584-1650.
(4) GOrret, op, ci/., t. II, p. iS3.
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206 REYUB DBS DBUX HONDES.
dole; Archangèle Tardera semblait sur le point de rendre
rame pendant la scène de sa flagellation ; et Catherine de Ricci,
en sortant du ravissement où elle fut marquée, « apparut à ses
consœurs si amaigrie et si livide qu'elle leur fit l'effet d'un ca-
davre vivant (1). »
A souffrir ainsi, les mystiques se persuadent non seulement
qu'îb se rapprochent de Jésus, mais qu'ils sont admis, par une
sorte de grâce divine, à perpétuer le sacrifice de leur Dieu, à
expier comme lui des fautes dont ils sont personnellement inno-
cens. Ces douleurs cuisantes des épines, ces souffrances lanci-
nantes des clous et de la lance ne sont pas, dans leur esprit, des
douleurs perdues pour les hommes ; elles rachètent des péchés ;
elles constituent des gages de salut; elles sont pour eux la forme
religieuse et métaphysique de la charité : « Ces âmes répara-
trices qui recommencent les affres du Calvaire, )>dit un mystique
contemporain, aces âmes qui se clouent à la place vide de Jésus
sur la croix, sont donc en quelque sorte des sosies du Fils; elles
répercutent en un miroir ensanglanté sa pauvre face ; elles fpnt
plus : elles donnent à ce Dieu tout-puissant la seule chose qui
cependant lui manque, la possibilité de souffrir encore pour nous;
elles assouvissent ce désir qui a survécu à son trépas, car il est
infini conmie l'amour qui l'engendre (2).» Les stigmates sont,
pour ces nouveaux crucifiés, la notification extérieure de leur
transformation en Jésus-Christ; ils proclament qu'Archangèle
Tardera, que Véronique Giuliani, que Catherine de Ricci sont
si semblables à leur Dieu qu'elles lui succèdent dans la souf-
france ; ils sont le sceau visible de leur sainteté.
L'Eglise catholique ne saurait, sans manquer à sa propre
philosophie du christianisme, contester aux mystiques ce carac-
tère ennoblissant et sanctifiant de leurs douleurs, et c'est bien
sur leurs souffrances imméritées et volontairement subies qu'elle
fonde, comme eux, une partie de leurs mérites; mais elle est
loin d'avoir pour leurs stigmates le respect absolu auquel ils
prétendent, et elle se montre en général assez méfiante, lorsqu'il
s'agit de fonder une canonisation sur ces signes matériels
d'élection.
Elle n'ignore pas en effet que les stigmates de la couronne,
(1) Sa vie, par Sacdrlai, liy. I, ch. zx, p. 69. « ElU pareva nno cadavere 8pi-
rante, tanta erâ la pallideiza. »
(2) J.-K. Haysmans, SainU Lydmne, p. 101.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 207
de la croix, des clous et de la lance se sont montrés depuis saint
François chez bien des femmes qui ne se recommandaient pas
nécessairement par la pureté de leur vie. Ignace de Loyola, con-
sulté un jour au sujet d'une jeune stigmatisée, répondit que les
marques qu'on lui décrivait pouvaient aussi bien ôtre l'œuvre du
diable que celle de Dieu (1) et l'abbé Migne a pu écrire en des
termes différens, mais dans le môme sens : « La Gharpy de
Troyes était stigmatisée, la Bucaille de Valogne était stigmati-
sée, Marie Desvallée de Cou tances était stigmatisée, et combien
d'autres encore I Nous en avons connu qui ne méritaient rien
moins que le nom de saintes qui leur était attribué par un
public railleur ou crédule (2). »
Conclure des stigmates à la pureté sans autre information
précise serait donc s'exposer à de graves mésaventures; l'abbé
Migne conseille de les éviter en jugeant de la valeur des stig-
mates d'après la moralité des stigmatisées, et c'est à cette solution
prudente que s'arrête Benoît XIV dans son traité de la Canoni-
sation des saints. C'est la subordination du merveilleux mystique
à la morale, et Benoit XIV se trouve d'accord sur ce point non
seulement avec les auditeurs de rote chargés d'instruire, un
siècle auparavant, le procès de sainte Thérèse, mais avec saint
Paul lui-même : « Et quand même j'aurais le don de prophétie et
que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, si je n'ai
point la charité, je ne suis rien (3). »
Telle est l'interprétation prudente du catholicisme; la
psychologie expérimentale n'en a-t-elle pas de plus positive à
nous offrir?
Elle se posera, avant toute analyse, un certain nombre de
questions dont le première sera celle de l'authenticité des stig-
mates.
Sans doute beaucoup d'enquêtes bien conduites témoignent
en faveur de cette authenticité. Frère Léon avait vu les stigmates
de saint François d'Assise comme les médecins qui soignèrent
Véronique constatèrent les siens, et nous n avons aucune raison
sérieuse de mettre en doute tant d'affirmations concordantes
apportées par les témoins oculaires des faits de stigmatisation.
(1) Vie éTIgnace de Loyola, Uv. V, ch. 10, par le Père Ribadenaynu
(2) //• Encycl. Theol., t. XXV, p. 1066.
(3) Saint Paul, Corinthiens, II, 13. Cf. sur ce point le docteur |A. Goin, Psycho-
logie du Sainte p. iO-il. Bourges, 1905, chez Tardy-Pigelet.
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208 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, quelque confiance qu'on puisse avoir dans la véracité
d'un frère Léon, d'un évéque Eustachi ou d'un autre témoin, on
a bien le droit de penser que tous cescroyans, une fois convain-
cus de l'origine divine des stigmates, ont été portés involon-
tairement à exagérer dans leurs descriptions la ressemblance de
ces marques avec les plaies de Jésus-Christ. Qu'ont-ils vu en
somme, si on distingue le fait de l'interprétation qu'ils y ont
jointe et que le terme de stigmate implique déjà? Ils ont vu,
suivant les cas, des érosions sanguinolentes , de petites plaies
plus longues que larges, des durillons charnus, dès taches
bleuâtres ou rougeâtres, c'est-à-dire des modifications très
diverses de la peau qu'ils n'auraient vraisemblablement pas re-
marquées si elles n'avaient apparu aux endroits mêmes où Jésus
fut blessé de la lance et percé des clous. Du moment qu'on parle
de stigmates, on doit nécessairement exagérer les analogies
réelles, et cette exagération était à peu près inéntable pour des
esprits qui ne séparaient pas la stigmatisation de l'explication
théologique à laquelle ils croyaient tous. Rien n'est plus instruc-
tif sur ce point que de comparer la description des stigmates
chez un auteur du moyqn âge et chez un médecin moderne.
Tandis que Thomas de Célano décrit, d'après les témoignages ^
contemporains, les tètes rondes et noires des clous qui perçaient
les mains de saint François et leurs pointes qui dépassaient de
l'autre côté, le docteur Warlomont constate chez Louise Lateau
de petites plaies dorsales et palmaires qui reposent sur de
légères indurations mobiles (1). C'est très vraisemblablement le
même phénomène de part et d'autre, mais l'observateur impartial
voit « de légères indurations mobiles, » là où le croyant voyait
avec une entière bonne foi des têtes et des pointes de clous. On
a donc le droit de négliger quelques-unes des ressemblances
merveilleuses et précises que les historiens des mystiques ont
signalées dans les faits déjà si étranges de la stigmatisation;
mais, à cette réserve près, on ne peut douter qu'ils aient vu les
faits qu'ils rapportent, et, à vrai dire, ce n'est pas de cette au-
thenticité matérielle que la psychologie a jamais douté.
Ce qui la préoccupe beaucoup plus, c'est la bonne foi des stig-
matisés eux-mêmes. Ont-ils vu réellement ces stigmates éclore
sur leur peau ? Ne se seraient-ils pas ouvert la paume des mains
(1) Louise Lateau, pw le docteur W&rlomont, p. 44. Paris, i873.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES BfYSTIQUES CHRÉTIENS. 209
et la plante des pieds ou fendu le côté dans le désir d'élablir leur
sainteté sur quelque signe extérieur bien apparent aux yeux, de
tous? Avant de chercher une explication scientifique, ne doit-on
pas penser à la supercherie ?
On le doit toujours quand on a affaire à des stigmatisés
qu'on ne connaît que parleurs stigmates; à plus forte raison,
quand on se croit autorisé par ailleurs à soupçonner leur mora-
lité ; et Ton a pu voir bien souvent les événemens justifier cette
méfiance préalable. C'est ainsi que M. Alfred Maury cite plu-
sieurs exemples de mystificateurs qui, dès le moyen âge, se
seraient imprimé sur les pieds et les mains les stigmates de Jésus
pour exciter l'admiration de leurs contemporains, et dans des
temps plus modernes. Rose Tamisier aurait fait par le même
artifice de nombreuses dupes (1). Mais, à dire vrai, si des en-
quêtes de ce genre s'imposent avec Rose Tamisier, elles n'ont
pas grand intérêt quand il s'agit 4'un saint François d'Assise ou
d'une Véronique Giuliani, et l'on ne peut, sans contradiction,
soupçonner d'une basse comédie un mystique dont on connaît
par ailleurs la conviction profonde et la haute moralité.
On pourrait, avec plus de vraisemblance, invoquer une sorte
de supercherie inconsciente et supposer que les stigmatisés,
qui sont tous des extatiques et par suite des névropathes, se
font, dans des états de demi-conscience ou d'inconscience com-
plète, des blessures dont ils oublient l'origine quand ils
reviennent à l'état normal et dont ils sont très sincèrement
étonnés et ravis. Les faits de ce genre sont fréquens dans
l'hystérie, et l'on a vu souvent, au cours de cette névrose, des
sujets préparer, pendant un état de somnambulisme, des scènes
compliquées dont ils étaient, après leur réveil, les premières
dupes ; pourquoi les stigmatisés ne seraient-ils pas sincères
comme ces hystériques et dupes comme eux? Tous ont le même
désir de souiïrir avec Jésus-Christ, de participer à son supplice,
et il suffit d'une diminution dans la vie consciente et personnelle
pour que ce désir pi*ovoque des actes que la conscience morale
désapprouverait si elle pouvait les connaître. L'explication a
séduit quelques psychologues, entre autres M. Alfred Maury, qui
a écrit ici même : « On peut supposer que dans ces cas d'extase
qui mettent l'imagination hors d'elle-même et font perdre au moi
(i) Revue des Deux Mondes, iS3«, t. IV, p. 477.
TOME x^iiii. — i907. 14
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210 REVUE DES DEUX MONDES.
conscience de ses actes, les stigmates ont été souvent imprimés
par le mystique sans qu'il ait eu connaissance de ce qu'il
faisait. »
On ne saurait écarter a 'priori une hypothèse que la psycho-
logie des hystériques justifie dans une assez large mesure, mais
encore faudrait-il lappuyer sur des faits bien constatés de su-
percherie inconsciente dans le cas particulier de la stigmatisation.
Or les faits de ce genre manquent encore dans la littérature mé-
dicale, ou du moins ceux que l'on connaît avec précision ne
permettent guère que des raisonnemens par analogie. Nous
savons par exemple que la jeune Meb (1), qui recevait il y a six
ans de menus cadeaux de sainte Philomène^ se préparait, à
l'état de somnambulisme, tous les envois dont elle s'émerveillait
ensuite avec sa famille ; c'est elle-même qui, sous la direction
de son médecin, a pu retrouver le souvenir de ces artifices et
les lui révéler; mais quand M. Alfred Maury parle de simula-
tion inconsciente chez les stigmatisés, il ne fait qu'une sup-
position qui aurait besoin d'être confirmée par des épreuves
incontestables et qui, dans les temps où Ton ignorait presque*
tout des phénomènes hystériques, ne l'a jamais été suffi-
samment.
Tout ce que Ton peut dire, c'est que, chez certains stigma-
tisés, les stigmates du Ghiist ont pu avoir cette origine et qu'il a
suffi dans ce cas de blessures inconscientes et pourtant volon-
taires, avivées par le frottement au cours des grandes crises,
pour donner au mystique l'illusion du miracle et de la grâce ;
mais, même en faisant la part la plus large aux explications de
ce genre, on ne saurait les étendre à la totalité des faits depuis
qu'ofn a pu constater de visu l'apparition spontanée des stigmates
chez des mystiques extatiques, Louise Lateau (2) et Made-
leine X... (3). Déjà, dans son enquête sur Véronique Giuliani,
Tévêque Eustachi avait fait enfermer les mains de la stigmatisée
dans des gants que l'on scellait ensuite, et il avait constaté que
les plaies, au lieu de guérir, devenaient plus larges encore ; en
1843, le Père Debreyne tenta sur une autre stigmatisée une
épreuve analogue et il put s'assurer que le pied observé saignait
(1) Communication de M. Pierre Janet, à la Société de Psychologie, — séance
de décembre 1901.
(2) 1850-1883.
(3) ViTante.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 211
le vendredi, sans que le bandage qui le recouvrait eût été dérangé
ou touché (1) ; mais ni le Père Debreyne ni Tévêque Eustachi
n'avaient vu se former les plaies, ce qui eût été l'essentiel, et ni
l'un ni Tautre ne les avaient protégées contre toute espèce de
frottement. C'est pour éviter ce dernier reproche que le docteur
Warlomont enferma la main gauche de Louise Lateau dans un
globe de cristal assujetti au poignet par cinq cachets de cire,
après s'être assuré que les ongles coupés très ras étaient par-
faitement inoflfensifs ; comme le stigmate saignait chaque ven-
dredi, il posa son appareil le jeudi 21 janvier 1874 à deux
heures de l'après-midi et il constata que les plaies cicatrisées de
la paume et du dos de la main ne laissaient échapper, ce jour-
là, aucun liquide sanguinolent; le lendemain il les trouva
saignantes et il recueillit le sang liquide qui était tombé dans le
globe de cristal (2)«
Avec Madeleine X... le docteur Janet a été plus heureux
encore puisque, sur une peau, déjà amincie il est vrai par des
stigmatisations antérieures, il a vu les stigmates se former. Sous
l'appareil de cuivre, de caoutchouc et de verre qui avait été
scellé sur la face dorsale du pied droit, l'épiderme s'est soulevé,
sans aucune action extérieure apparente ; des bulles se sont for-
mées qui ont crevé peu après et donné issue pendant quelques
jours à une sérosité sanguinolente (3).
Après des expériences de ce genre, on ne peut guère soute-
nir que les stigmates du Christ ont toujours été dus à l'artifice
inconscient des stigmatisés; on doit même aller plus loin et
reconnaître que si deux épreuves bien conduites, comme celles
de MM. Warlomont et Janet, n'ont réussi à établir, pour deux
exemples pris au hasard, que la sincérité des stigmatisés et
l'origine spontanée des stigmates, c'est dans ce sens qu'on doit
conclure équitablement pour la majorité des cas ; et ce sera notre
première conclusion.
(1) Essai sur la Théologie morale dans ses rapporU avec la Physiologie ei la
Médecine,
(3) Louise Lateau, par Warlomoat, p. 42-45.
(3) Pierre Janet, Une extatique ^ Bulleii^i de llnstitui psychologique de
Jiiffletl901.
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212 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Si le fait est réel, comment l'expliquer? C'est ici que l
cultes commencent.
Elles s'évanouiraient d'elles-mêmes, ou tout au moin
nueraient beaucoup si les stigmates étaient tous d'ordr
culaire. Nous savons, en effet, par toute la psycholo
XIX* siècle, quel rapport étroit unit l'image et le mouv
sans cesse j'associe des gestes à demi consciens ou toul
inconsciens à des représentations; je me représente vi
un poids lourd et je sens, dans mes muscles, commencer
qui serait nécessaire pour le soulever; je pense à une
désagréable, et je fais une moue de dégoût; je souris, d(
et des lèvres, au visage ami que j'entrevois au cours
rêverie; si la sensation véritable provoque nécessaireme
réaction motrice, l'image affaiblie de celte sensation la pr
presque toujours.
On ne saurait donp être surpris qu'au coui*s d'uoe eita<
image vive qui s'impose à l'esprit et occupe à elle seule le
de la conscience puisse déterminer des mouvemens asso
si les muscles s'immobilisent dans une attitude, dans ui
ou dans un acte, on a affaire à ces contraction s permanente
appelle des contractures et qui sont si fréquentes dan:
lérie. Si Catherine de Raconisio, après avoir rêvé da
extase qu'elle portait la croix de Jésus, garda une épaul
pendant tout le reste de sa vie, c'est qu'elle avait assoc
sensation d'un fardeau illusoire l'altitude qu'un fardeau r
nécessitée. De même Madeleine X... a marché pendi
années sur lextrémité des orteils depuis qu'elle a été ei
pendant une extase, par la représentation de son ascensic
chaîne. Dans un cas comme dans l'autre, il a suffi d'une c<
ture des muscles abaisseurs de l'épaule ou des muscles
seurs du mollet, pour provoquer une attitude anorm
durable; Texplication est aisée.
Mais la plupart des stigmates ne sont pas d'ordre musc
ces durillons, ces escarres, ces hémorragies sont des ti
nutritifs ou circulatoires de la peau qui dépendent du s
nerveux de la vie végétative. En temos ordinaire, nous
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 213
ue les images peuvent agir sur les sécrétions. Les souve-
énibles ne provoquent-ils pas, suivant les cas, la sueur
larmes ? L'eau ne nous vient-elle pas à la bouche, & la
m fruit que nous aimons? Nous savons également que,
js sujets impressionnables, l'idée qu'ils vont rougir suffit
mener la rougeur ; mais ce sont là des faits très simples
vie végétative, et la question est justement de savoir si,
es cas anormaux, une représentation très vive du crucifie-
leut déterminer les faits autrement compliqués que nous
décrits.
l'est pas sans intérêt de remarquer que, bien avant que la
Jogie pensât à des explications de ce genre, quelques
s catholiques s'y étaient plus ou moins arrêtés,
mçois Pétrarque, dans le livre II de la Vie solitaire ^
î les plaies de saint François les marques merveilleuses
igmates divins; mais, dans le livre VIII de sa Correspond
il écrit : « Sans aucun doute les stigmates de saint Fran-
irent l'origine suivante : il s'attacha à la mort du Christ
si fortes méditations qu'il la fit passer dans son esprit, se
Lcifié lui-même avec son maître et enfin réalisa dans sou
la pieuse représentation de son âme (1). »
môme Pomponazzi, dans son livre sur VIncantalion (2),
que les stigmates de saint François peuvent être attribués
rces naturelles de l'imagination, à moms que TÉgliso n'en
autrement. Saint François de Sales, dans son Traité de
ir de Dieu y reprend et développe la même interprétation :
te âme, dit-il, — ainsi amollie, attendrie et presque toute
5 en cette amoureuse douleur, se trouva par ce moyen
lement disposée à recevoir les impressions et marques de
ir et douleur de son Souverain Amant : car la mémoire était
détrempée en la souvenance de ce divin amour, Timagi-
appliquée fortement à se représenter les blessures et
rissures que les yeux regardaient alors si parfaitement bien
aées en l'image présente, l'entendement recevait les espèces
nent vives que l'itnagination lui fournissait, et enGn l'amour
yait toutes les forces de la volonté pour se complaire et
mer à la passion du bien-aimé, dont l'âme sans doute se
kit toute transformée en un second crucifix. Or l'âme, comme
ettre à Thomas de Garbo, médecin fJorentla.
Ihap. vx et VII.
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REVUE DES DEUX MONDES.
forme et maîtresse du corps, usant de son pouvoir sur îceluy,
imprima les douleurs des plaies dont elle était blessée es endroits
correspondans à ceux esquels son amant les avait eùdurées;
l'amour est admirable pour aiguiser l'imagination afin qu'elle
pénètre jusqu'à l'extérieur; les brebis de Laban échauflfées
d'amour eurent l'imagination si forte qu'elle porta coup sur les
petits agnelets desquels elles étaient preignes, pour les faire
blancs ou tachetés selon les baguettes qu'elles regardèrent dans
les canaux esquels on les abreuvait.
« Et les femmes grosses, ayant l'imagination affinée par
l'amour, imprimant ce qu'elles désirent es corps de leurs en-
fans. Une imagination puissante fait blanchir un homme en une
nuit, détraque sa santé et toutes ses humeurs. L'amour donc fit
passer les tourmens intérieurs de ce grand Amant saint François
jusques à l'extérieur, et blessa le corps d'un môme dard de dou-
leur duquel il avait blessé le cœur. Mais de faire les ouvertures*
en la chair par dehors, l'amour qui était dedans ne le pouvait pas
bonnement faire. C'est pourquoi l'ardent Séraphin, venant au
secours, darda des rayons d'une clarté si pénétrante qu'elle fit
réellement les plaies extérieures du crucifix en la chair, que
l'amour avait imprimées intérieurement en l'âme (1). »
On ne saurait jparler en termes plus heureux de la toute-puis-
sance de l'imagination, et saint François de Sales n'ignore pas
de quel secours est le sentiment de l'amour pour provoquer et
fortifier les images devant les yeux de l'esprit.
S'il n'élimine pas tout à fait le séraphin, on doit reconnaître
qu'il a beaucoup réduit son rôle, et que son analyse est aussi
rationnelle qu'il pouvait la donner. •
Que le séraphin ne soit plus qu'une simple image, et nous
trouvons dans la citation précédente l'explication que M. Alfred
Maury devait donner deux siècles plus tard, avec moins de
bonheur dans les termes et de précision dans la pensée : « L'ima-
gination fortement excitée peut agir sur nos organes, tantôt pour
y développer des maladies, tantôt pour les guérir; c'est à l'ordre
des maladies créées par Timagination qu'appartiennent les affec-
tions bizarres nées sous l'influence du mysticisme chrétien.
Quand Timaginalion est vivement frappée, elle, contraint tout
l'organisme à se plier à toutes ses créations; on concevra donc
(1) Traité de rAmow de Viëu^ liv. VI, chap, xv.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 21 S
qu'elle soit capable d'imprimer sur ime partie du corps, vers
laquelle elle a concentré tout son effort, ime marque, une espèce
de plaie qui laissera ensuite une véritable cicatrice... Les soli-
taires de la Tbébaïde et quelques visionnaires faisaient voir sur
leur peau les marques rougeâtres qu'avait laissées le fouet du
démon ou de l'ange qui les avait châtiés... Lorsque les convul-
sionnaires prenaient au tombeau du diacre Paris la pose du
Christ sur la croix, souvent leurs extrémités devenaient rouges,
la paume de leurs mains s'enflammait, une sorte de stigmate
passager accompagnait cette méchante parodie de la Pas-
sion (1). »
L'explication est très séduisante par son ingéniosité, mais du
temps où Pétrarque, Pomponazzi, saint François de Sales et
même M. Alfred Maury l'ont formulée, ce n'était encore qu'une
hypothèse vraisemblable que n'appuyaient ni l'observation pré-
cise, ni l'expérimentation; or nous sommes bien près aujour-
d'hui de lui avoir apporté le contrôle favorable des faits.
On a tout d'abord eu l'occasion de constater plusieurs fois, au
cours de ces dernières années, que les troubles cutanés qui se
localisent chez les stigmatisés aux points d'élection, se mani-
festent chez beaucoup de névropathes dans les régions du corps
les plus diverses. Déjà, en 18S9, dans un mémoire célèbre (2),
Parrot avait décrit le cas d'une fehime névrosée qui, sous l'in-
fluence d'un chagrin violent, versa un jour des larmes teintées .
de sang. A partir de cette époque, elle fut sujette à des hémor-
ragies douloureuses de la peau qui se montraient sur les ge-
noux, sur les mains, sur la poitrine, sur le sillon des paupières
inférieures et qui survenaient toujours après une émotion
morale compliquée d'une attaque nerveuse où elle perdait
le mouvement et la sensibilité : « Elle était torturée, dit
Parrot (3), par des douleurs déchirantes qui se montraient al-
ternativement & l'épigastre, aux régions inguinales, aux cuisses,
à la tète, sur les parois du thorax. J'observai, à plusieurs re-
prises, des convulsions très variées et des exsudations de sang
sur divers points du corps. Tous les paroxysmes névralgiques
s'accompagnaient d'écoulemens sanguins, au niveau des foyers
(1) Article cité, Barme des Deux Mondes^ 1854, t. lY, p. 457.
(2) Étude sur la suewf du sang et les hémorragies névropathiques. Paris,
Masson, i859,
(3) Op, cit., p. 3.
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
douloureux. » « A diverses reprises, ajoute-t-il,le sang s'échappe
de la peau du front et forme comme une couronne autour de
la racine des cheveux; dans le pli des paupières inférieures il
coule suffisamment pour qu'on puisse en recueillir plusieurs
gouttes. Soit avant, soit après le moment de l'éruption, la peau
conserve son aspect habituel, elle ne paraît pas plus injectée sur
les points qui saignent que dans le voisinage et Ton n'y distingue
aucime tache (1). »
Dans ce même mémoire, Par rot emprunte au professeur
Magnus Huss, de Stockholm, la description d'un cas très ana-
logue (2), avec cette différence importante que la malade de Huss,
Maria K..., faisait reparaître volontairement ses hémorragies, en
se mettant en colère et en déterminant ainsi la crise nerveuse
nécessaire à l'apparition de la rosée sanglante.
A côté de ces troubles circulatoires, le professeur Raymond
signalait en 1890 des troubles trophiques tout aussi intéressans
pour la physiologie des stigmates. Chez une jeune hystérique
qu'il présentait à la Société des Hôpitaux le 26 décembre, des
ecchymoses s'étaient montrées tout d'abord sur le bord externe
du pied droit; elles survenaient à la suite d'une grande crise,
après laquelle la malade restait quatre jours à l'état de som-
meil. Cette malade présenta par la suite des phlyctènes à la
poitrine, sur les membres supérieurs et sur la face dorsale de la
main.
Enfin le docteur Apte, à qui j'emprunte quelques-unes des
citations précédentes, décrit dans sa thèse une sorte de gangrène
spontanée de la peau qui se manifeste chez les hystériques à la
suite d'une légère blessure ou d'une simple émotion et qui s'an-
nonce, tout d'abord, par des douleurs cuisantes, localisées eu un
point quelconque du corps où surviennent, bientôt après, des
vésicules remplies d'un liquide sanguinolent.
« Au bout de quelques jours, » dit-il, « la bulle crève, et il
se forme une escarre en creux ou en saillie; cette escarre finit par
)mber au bout d'un temps assez court, variant entre trois jours
u quelques semaines, et laisse une ulcération rouge garnie de
ourgeons charnus qui se cicatrisent lentement (3). »
Ce sont donc des accidens névropathiques connus et observés
(1) Parrot, op. cit., p. 3-4.
(2) Archives générales de médecine^ août 1857, p. 165 etsuiv.
(3) Maurice Apte, les Sligmalisés, Paris, 1903.
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"M
ITIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 217
les troubles cutanés des stigmatisés. Et, si Ton né-
ment leur répartition si singulière sur la surface du
trouve en présence de modifications circulatoires ou
iii n'ont rien de particulièrement intéressant ni de
Catherine de Ricci, Véronique Giuliani, Ursule
anne de Jésus-Marie, Louise Lateau, Madeleine X...
des ulcérations, des cicatrices, des hémorragies que
• névropathes qui ne sont pas mystiques présentent
et que beaucoup d'autres sans doute avaient pré-
t elles; mais comment s'est opérée cette localisation
ur les mains, les pieds, le côté, Tépaule, sur toutes
u corps où Jésus fut meurtri et blessé?
uggestion, répondent les neurologistes, et ils nous
le, chez beaucoup d'hystériques très suggestibles,
Tminer artificiellement par la suggestion verbale ces
ns de la peau qui se produisent spontanément chez
un pharmacien de Charmes, M. Focachon, obtient
lédé une vésication véritable : « Un jour, raconte
qu'Élisa F... éprouvait une douleur au-dessus de
B, M. Focachon lui suggéra, après l'avoir endormie,
lerait une ampoule de vésication au point doulou-
demain, quoiqu'il n'eût rien appliqué, il y avait, au
lé, une bulle de sérosité. Peu après, il employa le
dé de la suggestion pour lui enlever une douleur né-
t la région claviculaire droite, mais cette fois, au lieu
tion, il produisit des brûlures en tout semblables à
de feu bien formées et laissant des escarres
suivante, M. Dumontpallier communique à la Société
les expériences dans lesquelles il a produit par sug-
tz des hystériques endormis, des élévations locales
ure (3). Dans la même séance, MM. Bourru et Burot,
à rÉcole de Rochefort, font connaître un cas de
ng provoquée par suggestion chez un homme hysté-
it d'anesthésie et de paralysie sur tout un côté du
Vésicalion par suggestion hypnotique; le Somnambulisme pro^
iu il juillet 1885.
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REVUE DES DEUX MONDES.
r, l'an de ces expérimentateurs trace son nom avec
Lsse sur les deux bras du patient et lui dit : « Qe
heures, tu t'endormiras et tu saigneras au bras
que je viens de tracer. Le soir, sur le côté paralysé
)duit; mais, sur le côté sain, on voit les caractères
i relief et en rouge sur la pâleur de la peau, et des
e sang perler en plusieurs points. »
en 1886, le docteur Mabille voit le même sujet,
[ues spontanées d'hystérie, se donner à haute voix
gner au bras et présenter, quelque temps après,
morragies (1).
; et Feré, qui rapportent plusieurs cas de ce genre
rage sur le Magnétisme animal^ ajoutent qu'à la
'. Charcot a produit fréquemment, chez des hypno-
iures par suggestion, et l'on pourrait citer d'autres
!S. On en peut conclure que, si la suggestion est
e chez les hystériques dans l'ordre musculaire,
éterminer des paralysies ou des contractures, elle
impuissante dans les phénomènes intimes de la
la circulation, de la sécrétion, et qu'elle peut non
voquer ces lésions de la peau auxquelles les né-
it naturellement sujets, mais encore les localiser
précis du corps que l'expérimentateur a désigné,
istion agit de la sorte sur les phénomènes de la vie
xplication des stigmates, telle que M. Maury la
iicoup de chances d'ôtre la bonne, et nous pouvons
m la précisant.
IV
3nt il ignorait l'importance et qui cependant est
[ue tous les stigmatisés sont des extatiques et que
au cours d'ime extase, les stigmates dont ils sont
lire qu'ils furent tous hystériques? Beaucoup de
n'auraient pag hésité, il y a vingt ans, devant cette
irce qu'ils assimilaient volontiers l'hystérie et le
Feré, U Magnétisme animait p. 147.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 219
V
ticisme et tenaient en particulier les extases pour des acci-
î nécessairement hystériques. J'ai déjà eu l'occasion de dire
néme (1) pourquoi l'assimilation du mysticisme et de ITiys-
i ne me paraît pas légitime, et lé docteur Léo Gaubert a
ttré récemment que les phénomènes extatiques peuvent se
montrer dans d'autres nécroses que l'hystérie (2). Mais,
les que soient les conditions nerveuses de la contemplation
tique, c'est un fait bien établi que, dans tous les états de
enre, la vie consciente est absorbée par une image unique
3ute-puissante autour de laquelle tout rayonne.
ues membres s'immobilisent devant cette image comme si
e la vie organique s'arrêtait pour la laisser régner. Dans ces
Qens, dit sainte Thérèse, « le corps est comme mort, sans
roir Je plus souvent agir en aucune façon ; l'extase le laisse
\ l'état où elle le trouve; ainsi, s'il était assis, il demeure adsis
;i les mains étaient ouvertes, elles demeurent ouvertes, et si
nains étaient fermées, elles demeurent fermées (3). »
în général, rien n'arrive du monde extérieur qui puisse dis-
•e l'extatique de sa vision; ses sens sont fermés à la terre,
i en revanche, le tableau qui domine son imagination se dé-
e avec une netteté parfaite ; il occupe la place, toute la place
\ée vide par les images arrêtées ou par les sensations sus-
lues; il se réalise librement dans l'âme, tandis que les senti-
s correspondans, joie, tristesse, amour ou pitié, s'attachent
i pour durer et lui donner en même temps toute l'intensité
e sensation véritable.
Sainte Thérèse cite elle-même une de ses visions où l'image
lonnait le sentiment complet de la réalité, et où l'émotion
lour était si forte qu'elle en était troublée jusque dans les
dères fibres de son corps immobile et mort. « D'autres fois,
lUe, la violence de ce transport est si grande, que tout le
is étant comme paralytique, on ne saurait se mouvoir en au-
) manière et, si l'on est debout, on se sent comme transporté
urs, sans pouvoir même presque respirer ; on pousse seule-
t quelques gémissemens, mais ils sont intérieurs (4). »
^ous pouvons facilement nous rendre compte de l'influence
Voyei la Rêvue dn i5 septembre 1906.
Léo Gaubert, /a Catalepsie chez les mystiques. Thèse, Paris, 1903.
I Autobiographie, ch. XX.
I rd.y chap. XXIV.
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
que prendra dans ces conditions une auto-suggestion que rien
ne limite ni n'arrête dans la conscience d'une extatique, et que
soutiennent d'autre part les sentimens les plus violens ; tout de
môme que le ciel se réalise pour le stigmatisé dans des visions
de gloire où il croit voir son Dieu face à face, Tentendre et quel-
quefois le toucher de ses mains, les plaies de Jésus crucifié, qu'il
se représente vivement et avec une ardente pitié, finissent' par
lui être données dans sa chair.
Bien rarement d'ailleurs, c'est au cours d'une première extase,
à la suite d'une seule contemplation que le mystique gagne ses
stigmates. Pendant longtemps il travaille à les conquérir, à les
réaliser à force d'imagination et d'amour; avant d'être crucifié
comme Jésus-Christ, il doit gravir comme lui son chemin de
croix.
»Nous avons vu que saint François d'Assise aimait à se retirer
dans les solitudes de l'Alverne pour méditer sur le supplice du
Golgotha; il avait, pour ainsi dire, l'obsession du Calvaire, il vi-
vait si complètement dans l'idée du crucifiement qu'il signait ses
lettres d'un T, symbole de la croix de Jésus, et, dans sa retraite
de 1224, il se trouva plus absorbé encore que de coutume par l'objet
habituel de sa contemplation. Dans les journées qui précédèrent
sa grande extase, il vécut sans cesse, par l'imagination et par la
pitié, toutes les souffrances de son maître ; il exaspéra sa sensi-
bilité par le jeûne, et quand le séraphin lui apparut, le matin
de l'ExaUation de la Croix, François était prêt à réaliser dans
son corps toutes les tortures qu'il avait savourées en esprit. Nous
savons aussi que Véronique Giuliani méditait depub son enfance
sur la Passion du Christ, lorsqu'elle le vit lui'oflFrir le calice de
fiel; nous avons signalé chez elle cette obsession du calice, ces
gouttes de liqueur qui en tombent pour rejaillir sur elle en dards
étincelans.
C'est seulement après ces visions obsédantes qu'elle ob-
tient, beaucoup plus tard, son premier stigmate, la couronne
d'épines, puis deux ans plus tard, à force de méditations et
de jeûnes, la plaie du côté, et enfin, après une série d'extases
que nous avons mentionnées, les stigmates des mains et des
pieds.
On pourrait trouver facilement, chez Catherine de Ricci et
chez la plupart des stigmatisés, ces mêmes obsessions prépara-
toires, ce môme entraînement de l'imagination, qui se soumet, à
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LA SnGMATlSATlON CHEZ LES MYSTIQUES CHBÉT1EN8. 221
la longue, l'esprit et les nerfs de plus en plus dociles et finale-
ment vaincus tout à fait.
Quant à la souffrance que le sujet éprouve réellement dans
ses stigmates, même s'ils sont invisibles, elle s'explique bien plus
facilement que les stigmates eux-mêmes et ne diffère pas des
innombrables variétés de douleurs brûlantes, cuisantes, lanci-
nantes, déchirantes, qu'on peut provoquer par suggestion chez
un grand nombre de névropathes. Et si les régions restent dou-
loureuses après les extases, si le moindre contact y provoque des
réactions violentes, nous savons trop quelle influence peuvent
exercer les idées fixes sur la sensibilité pour avoir à insister
longuement sur ce résultat sensible de Tidée de crucifiement*
Le fait véritablement rare, étrange, explicable cependant, ce n'est
pas la sensibilité douloureuse de la peau dans les régions stig-
matisées, ce sont les manifestations extérieures, visibles, maté-
rielles des stigmates.
C'est donc à la toute-puissance des images pendant l'extase
qu'il convient d'attribuer les stigmates, mais ce serait une erreur
de croire que les mystiques sont passés de l'image à la réalité
par la représentation pure et simple d'une plaie. Tous ceux qui
nous ont laissé des détails sur la scène tle leur stigmatisation
nous racontent non seulement qu'ils ont contemplé avec amour
les blessures de Jésus, mais qu'ils se sont vus blessés eux-mêmes,
soit par une lance de fer et de flamme, soit par des rayons lu-
mineux et sanglans; à la représentation passive d'une blessure,
ils ont substitué d'instinct la vision d'un trait de fer ou de feu
qui les hlessaii, un acte à un résultat, et la puissance suggestive
de l'image a été accrue de toute la netteté et de toute l'intensité
que le trait pénétrant lui ajoutait. Angèle de la Paix (1) a vu
Jésus lui plonger dans le flanc une lance de fer, Catherine de
Sienne (2) a vu des rayons de sang s'échapper de ses cinq plaies
et venir frapper ses mains,, ses pieds et son cœur, Jeanne de
Jésus-Marie a été blessée par des rayons de lumière rouge qui
partaient des mêmes plaies. '< Comme -elle était en oraison, » dit
son biographe, « le Christ, notre Bien, lui apparut sur sa croix.
De ses mains, de ses pieds, de son flanc sortaient des rayons de
lumière rouge ; ces rayons resplendissaient comme le feu d'un
(1) 1610-1662.
(2) 1347-1380.
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222 REVUE DES DEUX MONDES.
incendie et, pareils à des flèches, ils allaient frapper ses pied
mains et son côté (1). »
De même Hiéronyme Carvaglio (2), après avoir souhaité
dant longtemps de participer aux souffrances de Jésus, vit
cendre du ciel cinq rayons de sang môles de feu qui, dirigés
son corps, lui donnèrent ce qu'elle avait demandé, de sorte q
sentit aux mains et aux pieds la douleur des plaies de son ]
mais sans aucune trace extérieure, tandis qu'au côté gai
s'ouvrait une large blessure qui saignait abondamment, pai
culièrement le vendredi. Enfin n'avons-nous pas vu, plus 1
Véronique blessée d'abord au cœur par une lance de feu,
aux mains, aux pieds et au cœur par cinq rayons lumineu:
se transformaient sur la peau en autant de petites flammes
Ce n'est pas encore assez cependant que ces traits de fla
et de sang pour expliquer les plaies des stigmatisés; on
admettre que les images visuelles ont été soutenues et renfo
par des images plus profondes et tout aussi intenses, ces
leurs multiples qui, du fond de Tôtre, montaient, pour ainsi
à la i*encontre de la lance et des clous et que les patiens c
souvent décrites comme la partie essentielle de leur stigmi
tion. Tandis que Jésus posait sa couronne d'épines sur le
de Véronique, elle éprouvait d'atroces douleurs, et quand
guérite Ebner raconte sa passion, elle se souvient surtout d
souffrances; il y a dans les cas de ce genre une collahorati
intime du sens de la vue et de la sensibilité générale, qi
mystique souffre en même temps qu'il voit. L'illusion (
complète qu'elle égale la réalité, et la théorie psycholoj
gagne ici en vraisemblance tout ce qu'elle gagne en précisi(
On pourrait s'y tenir, sans plus de commentaires, si un (
très curieux, et en général passé sous silence, ne nous pei
tait d'entrer plus avant dans le mécanisme de la stigmatisa
Quand on parcourt la liste des stigmatisés, on s'aperçoit \
portent tantôt sur l'épaule gauche, tantôt sur l'épaule droii
marque de la croix et de préférence sur le côté gauche la mt
de la lance. Qu'ils aient hésité pour l'épaule et se soient dé
au hasard, rien de plus facile à comprendre, puisque l'Éva
ne dit pas sur quelle épaule Jésus a porté sa croix et qu'au
(1) Nueva Maravilla de la gracia descubierla en la vida délia venerabile
Sor Juana de Jesu-Maria. Madrid, 1674, par F. de Ameyugo.
(2) 1 1585.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 223
idition ne nous renseigne ; mais il n'en est pas de même pour la
assure du côté, bien que saint Jean, le seul évangéliste qui en
rie, n'ait rien spécifié à ce sujet. De bonne heure en effet,
Iglise voulut voir, dans l'eau et le sang qui coulèrent de la
îssure, l'eau du baptême et le sang de la communion et, dans
iterprétation symbolique qu'elle donna de la Passion, elle se
iça à droite de Jésus pour recevoir le précieux liquide tandis
'elle laissait la place de gauche à la Synagogue moins favo-
ée. On peut donc assurer que, depuis saint François jusqu'à
s jours, les stigmatisés ont vu Jésus porter à droite son coup
lance dans toutes les représentations picturales de la Passion
dans tous les crucifix ; dès lors, c'est une question de savoir
urquoi nous trouvons parmi eux, à côté de quelques « droitiers »
èles à la tradition, un nombre très considérable de « gauchers »
i s'en écartent. Saint François par exemple est droitier, et
n peut citer avec lui, parmi les droitiers célèbres, Marguerite
lonna (1), Angèle de la Paix et Catherine Emmerich (2). Mais
ironique Giuliani est une stigmatisée de gauche comme Cathe-
le de Ricci, Catherine de Sienne, Jeanne de Jésus-Marie, Pas-
léede Sienne (3), Louise Lateau, Madeleine X... et bien d'autres
'on pourrait nommer. D'où vient que tant de stigmatisés n'ont
s tenu compte d'une tradition consacrée, sur un point qui
vait leur paraître capital?
Quelques-uns d'entre eux ont été marqués à gauche parce
'ils ont substitué mentalement l'idée du cœur à l'idée du flanc;
et dans l'organe de leur amour qu'ils ont reçu le stigmate et
sus lui-même leur est apparu comme frappé au cœur malgré
\ tableaux, les crucifix et la tradition qui plaçait sa blessure à
3ite. « Jésus, dit Véronique, mit la baguette de flamme sur
a cœur et la pointe de la lance dans le mien (4). » De même
therine de Raconisio voit dans une extase saint Pierre lui
endre le cœur, le présenter à Jésus qui le purifie de toute
iiillure et le remettre à sa place; elle ressent une grande
uleur et pendant longtemps la peau reste enflée et douloureuse
ns toute la région du cœur (5) ; c'est également de leur cœur
(i) 1284.
(2) 1 1774-1824.
(3) 1564-1615.
(4) Op. cil., p. 156.
(5} IHario DominicanOf Marehese Sept, p. 27.
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
et noti de leur côté que parlent d'autres mystiques qui, comme
Véronique et Catherine de Raconisio ont été blessés à gauche;
mais cette explication ne vaut pas pour la majorité des stigma-
tisés de gauche qui se sont bien représenté, dans leurs extases,
Jésus blessé au flanc droit et non au cœur. Ils Font vu crucifié,
le côté droit percé et saignant, et pourtant c'est à gauche, un peu
au-dessous du cœur ou sur le cœur, qu'ils ont reçu le coup de
lance.
Pourquoi ont-ils ainsi transposé sa blessure, en y partici-
pant? Très manifestement parce que, placés en face d'un crucifix,
d'une peinture de la Passion ou d'une représentation mentale
de Jésus crucifié, ils devaient recevoir à gauche les rayons, les
flammes, les lances de feu qui s'échappaient en ligne droite de
sa plaie. Voilà pourquoi Jeanne de Jésus-Marie a été blessée à
gauche, bien qu'elle ait vu des rayons ardens partir du côté droit
de Jésus, ou plutôt parce qu'elle les a vus partir du côté droit, et
l'on pourrait donner une explication analogue pour la plupart
des stigmatisées de gauche que nous avons citées.
D'ailleurs, lorsque les stigmatisés de gauche sont amenés
à s'interroger sur cette anomalie, c'est à la même explication
qu'ils arrivent, et rien n'est plus précis sur ce point que les
détails donnés par Catherine de Sienne à Raymond de Capoue,
son directeur. « J'ai vu, — dit-elle, — des rayons sanglans sortir
des plaies sacrées de Jésus et percer mes pieds, mes mains et
mon cœur; alors je m'écriai : 0 Seigneur mon Dieu, je vous en
supplie, que mes cicatrices ne paraissent point au dehors, — et
aussitôt la couleur sanglante se changea en la couleur de l'or et
cinq rayons de lumière percèrent mes mains, mes pieds et mon
cœur. » Raymond de Capoue lui demande alors : « Il n'y a donc
pas eu de rayon sur votre côté droit? — Non, réplique-t-elle,
mais bien sur le côté gauche, directement sur le cœur, parce que
le trait lumineux et resplendissant qui sortait du côté de mon
Sauveur tombait sur moi en ligne droite (1). »
Catherine de Ricci, qui fut également blessée à gauche, ne
nous a pas laissé sur la scène de sa stigmatisation des rensei-
guemens aussi précieux; mais nous savons par tous ses histo-
riens que, dans sa longue extase de la Passion, elle reproduisait
exactement par imitation ce qu'elle voyait faire à l'image de
(1) Vie de sainte Catherine de Sienne, par Chavin de Mallan, p. 217.
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LA STIGMATISATION GHEZ^ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 22S
Jésus : « Tandis que, dans ses extases ordinaires, » dit le Père
Bayonne, '< elle demeurait privée de Fusage de ses sens, le corps
immobile et les yeux fixes, ne trahissant ses émotions que par
la couleur de son visage qui pâlissait ou rougissait suivant les
sentimens qui agitaient son âme; dans Textase de la Passion, par
une exception merveilleuse, son corps sortait de son immobilité
pour se conformer aux gestes, aux attitudes, aux mouvemens
divers du corps de Jésus-Christ dans le cours de ses doi^leurs.
Elle présentait ses mains comme lui quand on le chargeait de
liens, se tenait majestueusement debout comme lui quand on
l'attachait à la colonne de la flagellation et reproduisait tous les
mouvemens qu'elle lui voyait accomplir sous les coups dont on
Taccablait. Pendant le couronnement d'épines, elle penchait dou-
cement sa tête tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre, selon
que les exécuteurs poussaient celle de Jésus à droite ou à gauche ;
à l'heure du crucifiement, elle étendait sa main droite, puis sa
main gauche, puis enfin posait ses pieds l'un sur l'autre tout
comme faisait Jésus quand on le clouait sur la croix (1). »
Gomme elle regardait Jésus de face on peut présumer, suivant
une loi bien connue de la psychologie nerveuse, qu'elle faisait de
rimitation eii miroir. Elle levait le bras gauche quand Jésus
levait le bras droit, elle penchait la tête & droite quand il la
penchait à gauche, et, dans ces conditions, le stigmate de la lance
ne pouvait apparaître que sur le côté gauche, comme il apparut
en effet après une longue série d'extases.
Mais si notre explication est la vraie, pourquoi quelques
stigmatisés- portent-ils à droite, comme le Christ, la plaie du
côté ? pourquoi font-ils exception à la règle ? On pourrait répondre
qu'ils ont reçu les rayons sanglans ou ardens en ligne oblique, et
c^est ainsi que les choses se sont peut-être passées quelquefois.
Mais bien peu ont pensé à rectifier de la sorte l'illusion du
miroir, et s'ils ont été frappés à droite, c'est tout simplement
parce que, dans l'extase où ils ont été marqués, ils ne se sont pas
placés en spectateurs dociles devant les cinq plaies de Jésus ; ils
ont voulu se transformer en lui pour mourir à sa place, être
crucifiée ou blessés comme lui, jouer quelque chose de son rôle
'^ès lors, ils ont pu être frappés à droite comme lui.
ans doute saint François d'Assise a eu une visioui mais si
^te de Sainte Catherine de Ricciy par H. Bayonne, I, p. 146.
roMB XXXIX. — 1907. . i5
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226 RBVUB DES DEUX MONDES.
l'on se reporte à nos citations, on pourra constater qu'il est placé
au-dessous et non en face du séraphin crucifié, qu'il ne s'ab-
sorbe pas dans la contemplation de ses blessures, qu'il n'en voit
sortir aucun rayon lumineux ou sanglant qui vienne frapper son
flanc, ses pieds ou ses mains, qu'il ignore même le sens précis
de sa vision, et qu'il ne peut, à l'encontre de ses nombreux suc-
cesseurs, se représenter une stigmatisation dont il ne connaît pas
d'exemple ; aussi pour mourir avec Jésus, pour être crucifié avec
lui, pour se transformer en lui par amour et par charité, a-t-il
pu se mettre réellement à sa place sans être passivement gou-
verné par la représentation visuelle de ses plaies.
De même Ângèle de la Paix, une autre stigmatisée de
droite, n'a pas reçu ses stigmates en contemplant les cinq plaies
du Christ. « C'était le Jeudi Saint 1634, » dit son biographe,
« et la vingt-quatrième année de son âge; enfermée dans sa
cellule, elle contemplait les tourmens de la Passion de son
Seigneur, et quand elle arriva à ce cruel coup de lance qui lui
fut donné par un soldat qui s'acharnait contre son cadavre, elle
se sentit fondre de douleur. Alors apparut dans sa bienheureuse
cellule l'Enfant Jésus assis sur le trône d'ivoire que lui faisait le
sein virginal de sa mère, ayant, bien que tout petit, la poitrine
ouverte... Elle lui dit : — 0 puissé-je, mon Dieu, être frappée pro-
fondément par toi comme tu l'as été pour moi I Alors elle vit le
petit enfant prendre de sa main débile une lance enflammée et
brillante et la frapper avec tant de violence sur le côté droit
qu'il atteignit le cœur et le perça d'une large, et profonde
blessure (1). »
La lance atteint le cœur, parce qu'une tradition veut que
Jésus lui-même ait eu le cœiir atteint par la lance, mais la bles-
sure d'entrée est à droite chez Angèle de la Paix comme chez
Jésus. La stigmatisée, affranchie de^'la représentation visuelle
des cinq plaies, a pu rester fidèle comme saint François et pour
les mêmes raisons à la tradition orthodoxe de l'Église.
Ce n'est donc pas au hasard, mais par une sorte de nécessité
psychologique, que le stigmate de la lance apparaît tantôt à
gauche, tantôt à droite. Même quand il se croit transporté par
l'extase hors de l'espace et du temps, le mystique obéit aux lois
les plus simples de l'optique, et ses stigmates varient dans leur
(1) Marchese, Diario Dominicano, Vilà délia serva di Dio Suor Angela délia
Pace, t. V, p. 526.
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LA STIGMATISATION CHEZ LES MYSTIQUES CHRÉTIENS. 227
distribution suivant qu'il a été crucifié avec Jésus, blessé par
Jésus ou spectateur ému du crucifiement.
Le fait est d'autant plus intéressant qu'on y peut voir, sans
exagération, une confirmation inattendue de la théorie psycholo-
gique de la stigmatisation, et une preuve de la bonne foi des
stigmatisés.
Si la distribution des stigmates se modifie suivant la forme
que revêt la représentation de la Passion, n'est-ce pas une rai-
son de plus de penser que la représentation est la véritable cause
des stigmates, comme Pétrarque, Pomponazzi et quelques autres
l'avaient fait bien avant nous ; et si les stigmatisés de gauche ont
toujours la vision des cinq plaies ou du cœur présente devant
eux au moment de leur stigmatisation^ tandis que les stigma-
tisés de droite voient se dérouler une scène très difiFérente, n'est-
ce pas une raison de croire à la sincérité des uns et des autres?
Si les stigmatisés de gauche avaient imprimé eux-mêmes
sur leur corps les marques de la Passion, n'auraient-ils pas eu
le bon sens de placer la plaie de la lance à droite, pour avoir
au moins le mérite de la fidélité dans l'imitation? Auraient-ils
surtout décrit, avec tant de précision dans le détail, la constante
représentation des cinq plaies et des rayons de lumière ou de
sang qui concorde si parfaitement avec la -répartition de leurs
stigmates? Et les stigmatisés de droite auraient-ils su qu'ils ne
devaient pas parler de la vision obsédante des cinq plaies, bien
que la plupart de leurs prédécesseurs l'aient décrite avant eux et
lui aient donné comme l'autorité d'une tradition? Si l'on veut
s'en tenir au scepticisme absolu dans cette difficile question des
stigmates, on se heurte non [seulement à des enquêtes ecclésias-
tiques et médicales qui méritent crédit, mais à la logique interne
et profonde qui gouverne le jeu de nos images mentales, leur
développement ^t leur rapport avec les phénomènes du corps.
11 y a donc eu et il y a encore très vraisemblablement des
stigmatisés de par le monde chrétien. Leurs stigmates nous ap-
paraissent comme suffisamment expliqués; ils relèvent de lois
connues et notre explication dit assez que la psychologie ne peut
suivre les mystiques dans le sens symbolique et religieux qu'ils
r attribuent. Mais si nous expliquons aujourd'hui les stig-
les, nous pouvons cependant, sans aucune difficulté, nous
jdre compte de l'émotion religieuse que bien des croyans ont
ressentir au moyen &ge et dans des temps plus récens devant
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528 REVUE DES DEUX MONDES.
iii phénomène étrange où ils retrouvaient le sceau même de la
^assion de Jésus -Christ. Ils voyaient une religieuse, Catherine
le Ricci par exemple, vivre pendant des années dans les morti-
ications et les jeûnes, tendre vers un idéal de souffrance et de
ainteté par toutes les forces de son âme, et faire l'admiration
les autres religieuses par la pureté de sa vie. Elle se sentait si près
le son Dieu que tous les vendredis elle le voyait mourir, et croyait
ille-même mourir de sa mort. Un jour, au sortir d'une extase,
ille apparaissait marquée de cinq plaies sanglantes, et chaque
emaine elle rafraîchissait ses blessures à sa vision. Que pou-
vait-on penser de ces marques étranges quand on ignorait tout
le la physiologie nerveuse et que les mystiques présentaient, par
iontre, une explication théologique cohérente et claire? Il fallait
oute l'intelligence d'un Pétrarque, d'un Pomponazzi ou d'un
aint François de Sales, pour pressentir l'explication rationnelle
[ue la psychologie devait donner un jour.
La théologie, que l'on classe aujourd'hui parmi les sciences
l'autorité, passait alors pour la plus expérimentale des sciences,
fon seulement Dieu était partout présent dans son œuvre, mais
lans les phénomènes de la vie nerveuse il se manifestait sans
;esse par des apparitions, des révélations, des stigmatisations,
;' est-à-dire par tout le merveilleux dont l'âme croyante du mys-
ique tissait glorieusement et douloureusement sa sainteté.
G. Dumas.
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ONIQUE DE LA QUINZAINE
màele se prolonge : les papiers de Mgr Montagnini conti-
remplir les journaux. Nous avons demandé sans obtenir de
— et d'ailleurs nous n'en attendions pas, — d'où étaient
98 premières indiscrétions, celles qui ont précédé le procès
M. l'abbé Jouin. On l'oublie trop, en effet, c'est ce procès qui
t prétexte à une violation, jusqu'ici sans précédens, du droit
du droit privée Le procès a eu lieu ; il n'a pas tenu ce que le
ment en attendait. M. l'abbé Jouin n'a été frappé que de
d'amende, avec des considérans dont la sévérité est tournée
re, non pas contre le condamné, mais contre la loi d'excep-
orbitante du droit commun, » dit le jugement,, que le tribunal
bligé d'appliquer. Au surplus, nous ne nous attarderons pas
de M. l'abbé Jouin : il n'a aucune importance, et, si nous en
c'est surtout pour faire remarquer que, par une anomalie
ve, le tribunal de la Seine est l'endroit de France où il a été
question des papiers Montagnini. On y en a lu quelques-
' la forme, mais ce n'est pas là qu'en a eu lieu le principal
Il a eu lieu dans la presse avant le procès ; il se continue,
evant la commission parlementaire que préside M. Camille
et dont les archives ont été confiées à M. Rouanet. Nou-
line pour les journaux, qui puisent là une copie abondante,
— mais non pas, nous osons le dire, pour leurs lecteurs,
effet, n'est plus parfaitement plat que ce qu'on nous sert
ui des papiers Montagnini. L'opinion, est déçue, et c'est à
3e loin en loin, quelques pièces parviennent à satisfaire sa
. Le mieux serait, si on le pouvait, de jeter un voile sur une
mssi malpropre.
pourtant bien dire, une fois de plus, à quel point cette exhî-
révoltante. Mgr Montagnini est un étranger, et, si le gouver-
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REVUE DES DEUX MONDES.
it était gêné par sa présence à Paris, il avait le droit de
Iser; mais il n'avait pas celui de s'emparer de ses papiers et de
Ter en bloc à la publicité. Toutes réserves faites sur la violation
icienne nonciature, l'instruction judiciaire aurait pu retenir les
rs qui se rapportaient au procès de M. Tabbé Jouin, s'il y en avait
e reste devait être respecté. Allons plus loin si on le veut, et,
l'il s'agissait d'une afifaire politique, on aurait compris, sans Tex-
que les papiers de Mgr Montagnini qui avaient un caractère
[ue fussent retenus également. Mais les autres? Un très grand
re, et probablement même la majorité, se rapportaient à des
mes qui avaient eu des rapports avec l'ancienne nonciature pour
bjets absolument privés. Le Vatican désirait avoir des rjsnsei-
Bns sur elles ; Mgr Mpntagnini se les procurait, plus ou moins
; suivant ses moyens d'information, et les envoyait à Rome;
■on à dire à cela, et de quel droit divulgue-t-on le secret de ceà
>pondance9? Les journaux radicaux-socialistes, si susceptibles
le on sait en pareille matière, et en tout cas si compétens, déhon-
vec une indignation dont la sincérité n'est pas douteuse ce qu'ils
eut un système de fiches. N'est-ce pas donner le change à l'opi-
Les fiches sont parfaitement légitimes lorsqu'elles viennent de
pii ont qualité pour les faire, et qu'elles servent à ;in but avoué
mable. Si des amateurs érigent une administration de contre-
à côté de Tadministration régulière et contre elle ; s'ils remplis-
Les fiches au moyen d'informations prises à droite et à gauche,
[^hoix, sans discernement, sans contrôle et sans autorité; s'ils
îrventpour exercer une influence occulte sur Ta venir de nos fonc-
lires ou sur l'avancement de nos officiers, voilà ce qui est cou-
et qui ne saurait être trop rigoureusement flétri. Mais si un chef
inistration civile ou militaire se procure des renseignemens stir
ersonnel par la voie hiérarchique, par l'intermédiaire d'agens
es et responsables, il agit conformément à son droit et à son
[*. On est presque honteux d'avoir à dii'e des choses aussi élémen-
. Les papiers de Mgr Montagnini ont été saisis : qu'y a-t-il de
Bnant à ce qu'on y trouve des renseignemens sur des personnes
) plus souvent, ont sollicité à Rome des faveurs ou des distinc-
* La seule chose étonnante est qu'ils aient pu être jetés en quelque
sur la place publique et donnés en pâture à une curiosité mai-
ns n'appartiennent ni à l'instruction qui n'en a pas fait usage
. Chambre, ni à M. le président du Conseil, ni à M. le garde des
X, mais bien à Mgr Montagnini et au gouvernement pontifical
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REVUE. — CaBLRONlQUB. 231
et c'est par le plus inqualifiable des abus qu'ils sont tombés aujour-
d'hui dans d'autres mains.
Quand nous. protestons contre cet abus, il ne s'agit pas pour nous
de Mgr Montagnini, ni de ce qu'il représentait, mais d'un intérêt
plus général. Si les procédés nouveaux que M. Clemenceau a inaugurés
s'établissent définitivement dans notre pays, nul n'y sera sûr désor-
mais de l'inviolabilité de son domicile, de ses tiroirs^ de ses secrets
les plus intimes. Chacun de nous peut être impliqué demain dans
un procès avec lequel il n'aura aucun lien, ni- direct, ni indirect.
Et si on trouve un intérêt quelconque, ne fût-ce qu'un intérêt de
scandale, à distribuer nos papiers aux journaux, ou à les communi-
quer à une commission parlementaire, pourquoi ne le ferait-on pas,
commie on l'a fait pour ceux de Mgr Montagnini ? Est-ce parce que
Mgr Montagnini est Italien et que nous sommes Français? Il est à
craindre que, le précédent une fois créé, on ne s'arrête pas devant
une distinction aussi légère, en somme. Les étrangers ont les mêmes
droits que les nationaux en face d'une instruction judiciaire. Mais
l'esprit de parti ne connaît plus aucun frein. Nos mœurs deviennent
grossières. On s'appliquait autrefois à vaincre ses adversaires dans
une lutte loyale et au grand jour; on cherche aujourd'hui à les
déshonorer, et on estime que, pour cela, tous les moyens sont bons.
Un aussi grand désordre moral peut faire de grands ravages, et tel
qui, dans son imprévoyance, s'égaie aujourd'hui de la mésaventure
de Mgr Montagnini, pourrait bien être victime à son tour d'une agres-
sion du même genre. Nous marchons très vite, en effet. Beaucoup
de choses qui, hier encore, étaient impossibles, ne le sont déjà plus,
et Dieu sait ce que demain nous réserve I M. Clemenceau qui a pro-
noncé tant de discours, écrit tant d'articles, déposé même tant de
projets -de loi pour défendre la liberté individuelle et protéger le do-
micile du plus humble citoyen, peut se vanter d'avoir donné, une
fois arrivé au pouvoir, le plus brutal des démentis à ce que son
passé a eu de plus honorable.
Il y a quinze jours, l'affaire Montagnini nous apparaissait surtout
jtu point de vue international : elle nous apparaît surtout aujourd'hui
au point de vue intérieur, entant qu'elle porte atteinte à notre sécurité
privée. Les affaires de ce genre ont des faces multiples : celle-ci nous
en montrera encore d'autres, peut-être. La voilà entrée, en effet, dans
le domaine parlementaire : nous serions surpris qu'elle contribuât à
le moraliser. La Chambre a demandé communication du dossier pour
y trouver des aimes politiques, en quoi elle se conforme à la pensée
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
du gouvernement lui-même. Le gouvernement espérait découvrir
dans les papiers de la nonciature les élémens d'an complot, et son
espérance a été trompée ; la Chambre, plus modeste, y cherchera de
quoi faire lu petite guerre à quelques-uns de ses membres, et à
déconsidérer en dehors d'elle quelques malheureux qui n'y peuvent
rien. Pour aboutir à xm aussi pauvre résultat, on aura violé impudem-
ment ce qui, jusqu'à ce jour, avait paru le plus sacré, et préparé les
voies à on avenir plein de dangers. Le coup de tête de H. Clemen-
ceau nous aura coûté cher.
Il y a aussi raffaire d'Orléans, dont il est impossible de ne pas parler,
car c'est un bel exemple, d' « incohérence. » On sait que depuis 1429,
date de sa libération par Jeanne d'Arc, Orléans célèbre cet immortel
épisode par des fêtes dont la caractère n'a jamais varié. Elles n'ont
été interrompues que pendant la période révolutionnaire : cette pé-
riode une fois close, elles ont recommencé chaque année, à la même
date, dans les mêmes conditions qu'auparavant.
La fête consiste essentiellement dans une procession, à laquelle
l'élément religieux prend une grande part. Quoi de plus naturel ? Q
ne s'agit pas là d'une manifestation en quelque sorte arbitraire, qu'on
puisse régler, c'est-à-dire modifier selon les idées du jour et la fan-
taisie du moment, mais bien de la figuration sans cesse renouvelée
de ce qui s'est passé à Orléans le B mai 1429. C'est avec leurs souve-
nirs très précis que les Orléanais d'alors ont opéré cette mise en scène
qui avait à leurs yeux, et qui a conservé à travers les siècles, un sens
historique parfaitement déterminé. Ils ont voulu perpétuer, au moyen
d'une représentation aussi exacte que possible, l'événement qui
s'était passé sous leurs yeux, le plus grand de leur histoire, un des
plus grands de l'histoire de France, dont le souvenir mérite de rester
dans la mémoire des hommes inaltérable et inaltéré. La figure de
Jeanne d'Arc plane en quelque sorte sur cette fête orléanaise, qui est
beaucoup plus qu'une fête locale, et où il semble vraiment qu'il soit
resté quelque chose des sentimens dont l'héroïne s'est inspirée. Il
n'y a plus de divisions de partis à Orléans le jour de la fête
du 8 mai. Tout le monde se trouve d'accord comme par enchante-
ment. Cette union de tous les Français que Jeanne ayait rêvée dans
im coin de la Lorraine et qu'elle a un moment réalisée autour de
sa bannière, se reforme, pour quelques heures, dans la procession du
8 mai, comme si le grand cœur de cette fiUe du peuple continuait,
après cinq siècles environ, le prodigieux miracle qu'il a accompli.
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r
REVUE. — CHRONIQUE. 233
S'fl y avait ane tradition qui méritât d'être respectée et à laquelle, à
aucun' prix, il ne fallait toucher^ c'était celle-là. On ne pouvait pas, en
effet, y toucher sans la détruire, et on ne pouvait pas la détruire
sans commettre un crime de lèse-patrie.
Par malheur, M. Clemenceau n'y a rien compris. Il est pourtant
patriote à sa manière : c'est une justice que nous nous plaisons à lui
rendre. Mais il vit trop dans le présent, au jour le jour, pour avoir
l'intelligence du passé, et l'intérêt immédiat qu'il attache à la sépara-
tion de l'Ëglise et de l'Ëtat l'a empêché de voir ce que le temps, par la
consécration qu'il donne aux choses, a mis de pensée permanente dans
les fêtes orléanaises des 7 et 8 mai : — Eh quoi! s'est-il dit, le clergé
prend part à ces fêtes et y joue même un rôle très en vue : comment,
dès lors, les fonctionnaires de la République pourraient-ils y assister?
Individuellement et à titre privé, soit; mais à titre officiel, non. La
séparation de l'Ëglise et de l'État n'est pas un mythe. La mitre de
l'évêque forme une antithèse irréductible avec le chapeau à cornes du
préfet, et un commis principal des contributions directes ne saurait
figurer sans illogisme dans le même cortège qu'im sous-diacre de la
cathédrale. — C'est ainsi qu'a raisonné M. Clemenceau, et il a pris
aussitôt sa meilleure plume pour enjoindre aux fonctionnaires de ne pas
assister officiellement aux fêtes de Jeanne d'Arc, si le clergé devait y
occuper lui-même une place officielle. Il tolérait bien que les prêtres
fissent partie du cortège, mais comme tout le monde, et sans autres
insignes que ceux qui font partie de leur costume personnel. En tout
cas, le clergé ne devait passer désormais qu'après tous les corps consti-
tués, puisqu'il n'en est plus un lui-même, ayant été l'objet d'une mesure
analogue à celle que nos voisins anglais ^^pélleui disestabliskment.
A notre avis, M. Clemenceau a raisonné petitement, et s'est trompé
du tout au tout sur les conséquences que doit avoir la séparation de
l'Église et de l'Ëtat. La séparation a mis l'Ëglise en dehors de l'Ëtat et
a libéré l'Ëtat de toute obligation à l'égard de l'Église, mais elle n'a
pas fait et elle ne pouvait pas faire que l'État et l'Ëglise, munis l'un
contre l'autre du fabuleux anneau de Gygès, cessassent de se voir.
L'Ëglise continue, malgré tout, d'occuper une trop grande place dans
le monde pour que l'Ëtat puisse l'ignorer. Réciproquement indépen-
dans, flyaun peu plus qu« de la puérilité à^ vouloir que l'Ëglise et l'Ëtat
ne soient même plus perceptibles l'un pour l'autre. Inévitablement
"*^pelés à se rencontrer, pourquoi feraient-ils semblant de ne pas se
anaitre, et se traiteraient-ils comme des ennemis, comme des gens
i ne peuvent pas se trouver ensemble dans un même local, ou
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234 REVUE DES DEUX MONDES.
marcher dans la rue sur le môme trottoir ? Cette conception n'est pas
du tout conforme à l'idée maltresse de la séparation de TÉglise et de
l'Ëtat, et la preuve en est qu'elle est étrangère aux autres pays où ce
régime existe. Lorsqu'une fête locale comprend dans son organisa-
tion ia présence du clergé, le gouvernement ne s'y croit pas tenu
d'interdire à ses agens d'y tosister. La conception de M. Clemenceau
ne se rapporte donc pas à la séparation des deux pouvoirs, mais à leur
lutte constante et à leur hostilité congénitale. Dans sa pensée, ils sont
des ennemis nécessaires, et il prononcerait volontiers sur eux le :
« Ceci tuera cela » du poète, en admettant bien entendu que ce soit
l'Ëglise qui, finalement, doive périr. Mais pour nous qui croyons que
rÉtat ne peut pas plus anéantir l'Ëglise que l'élise ne peut anéantir
rËtat, la seule règle est la tolérance, nous oserions môme dire le
respect réciproque. U a plu à l'Ëtat de^faire l'insignifiante économie du
budget des Cultes, et de renoncer pour cela à la nomination des
évoques et des curés. L'avenir dira si l'opération aura été bonne
pour lui, et si la paix intérieure y aura gagné. Mais l'Ëglise n'est pas
supprimée, parce qu'elle est séparée, et dès lors, quand on la ren-
contre, le mieux est de s'accommoder de son voisinage et de rester
courtois, bien qu'on soit devenu étranger. C'est ce qu'on comprendra
sans doute dans quelques années, mais ce que M. Clemenceau ne com-
prend pas encore. Il n'a la grande intelligence, ni du passé, ni de
l'avenir.
L'émotion a été très vive à Orléans lorsqu'on y a connu sa nouvelle
lubie. Cette émotion ne tenait peut-ôtre pas toujours à des motifs très
relevés, à ceux dont nous avons fait mention plus haut. Des intérêts
matériels se mêlaient aux intérêts moraux qui étaient en cause. Les
fêtes de Jeanne d'Arc sont im grand jour pour le commerce Orléa-
nais, n en est résulté que la révolte contre M. Clemenceau a été
générale, et qu'elle s'est produite à la fois dans toutes les classes de
la société. Quieia non movere est on sage précepte; il ne faut pas
toucher aux vieilles choses paisibles, on ne le fait jamais impuné-
ment. La municipalité d'Orléans, image fidèle de la population, a par-
tagé l'inquiétude générale et a résolu d'en apporter l'expression à
M. le président du Conseil. Maire et conseillers municipaux se sont mis
en mouvement, et avec eux le député d'Orléans, M. Rabier, vice-pré-
sident de la Chambre, dont les opinions radicales sont notoires. M. Cle-
menceau aurait mis le pied dans une fourmilière qu'il n'aurait pas
provoqué une effervescence plus intense, n a dû être bien étonné,
car enfin n'avait-il pas la logique pour lui, et la logique n'est-elle pas
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RBVUE. — CHRONIQUE. 235
le commeiiceinent et la fin de la politique? n n'a pas pu se retenir de
reprendre de nouveau la plume, sa plume de polémiste cette fois, et
d'adresser une lettre à la municipalité d'Orléans. Nous ne disconve-
nons pas qu'une partie de cette épttre ne soit amusante. M. Clemen-
ceau a l'esprit caustique et gouailleur. « Si le commerce Orléanais a
besoin, écrit-il, de cérémonies religieuses^ permettez-moi de vous
dire qu'il fallait s'en aviser avant le vote de la loi. Or, bien loin d'en
avoir témoigné aucun soud, la ville d'Orléans ayant deux députés,
dont l'on avait voté pour la séparation et l'autre contre, a remplacé
ce dernier par un représentant du régime nouveau. Nous sommes
donc d'accord sur le principe. Alors, comment pourriez-vous de-
mander au gouvernement de défaire ce que vous avez vous-mêmes
voulu? » C'est une question très grave que pose là M. Clemenceau,
sous une forme huïUoristique. La vérité est que le pays vote sou-
vent pour des députés dont il ne comprend pas le programme : il ne
le comprend que lorsqu'il en voit les conséquences et qu'il en souffre.
Alors, il se rebiffe et crie. Mais n'est-ce pas ce que vous avez voulu?
demande M. Clemenceau. Eh non! ce n'est pas ce que le pays a
voulu, mais ce qu'on lui a dit qu'il voulait, en lui en dissimulant les
suites. Nous ne croyons pas du tout que l'attitude imposée par M. Cle-
menceau aux fonctionnaires d'Orléans soit une conséquence néces-
saire de la séparation ; mais il le croit, lui, et d'autres le croient comme
lui, et les Orléanais le croiraient peut-être s'il ne s'agissait pas d'eux.
Seulement, 11 s'agit d'eux, et aussitôt ils protestent ! Il en sera de
même pour beaucoup d'autres réformes que les uns réclament à
grands cris et que les autres laissent faire, mais qu'ils ne compren-
dront et ne Jugeront vraiment les uns et les autres que lorsqu'on les
leur appliquera. Quelle surprise alors, et peut-être quelles clameurs!
Quoi qu'il en soit, la municipalité d'Orléans ne s'est pas laissé
convaincre par les argumens trop personnels de M. Clemenceau.
Celui-ci en a d'ailleurs présenté d*autres, où il a essayé de s'élever
Jusqu'aux sommets de la philosophie politique . « Je n'ai point à vous
apprendre, a-t-il dit gravement, que l'évolution des sociétés ne se peut
accomplir que par l'abandon progressif de certaines « formes accou-
tumées, n de certaines « traditions, » et par la substitution corres-
pondante de certaines « formes, » de certaines « traditions nouvelles. »
n est possible que M. Clemenceau ait raison en principe, mais il s'est
trompé en fait dans le cas dont il s'agit. L'évolution normale et du-
rable se fait progressivement et spontanément, non pas d'un seul coup
«t d'autorité. Les circulaires ministérielles y sont merveillousoraent im-
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2o6 REVUE DES DEUX MONDES.
puissantes: bien plus! en poussant maladroitement dans un sensuelles
déterminent une réaction dans l'autre. Cette observation n'est pas
moins scientifique que celle de H. Clemenceau, et Tévénement vient de
la confirmer, n s'est trouvé que le milieu Orléanais, sur lequel M. Cle-
menceau avait totalement négligé de se renseigner, n'était pas prêt
à l'évolution qu'il a voulu lui imposer. — Adoptez d'autres formes,
a-t-il dit à la municipalité, d'autres traditions. -— On a su bientôt ce
que cela voulait dire, M. Clemenceau ayant promis de remplacer le
clergé dans les fêtes orléanaises par plusieurs batteries d'artillerie, et
même par de la musique militaire. Le conseil municipal n'a été nulle-
ment ébloui par des offres que M. le président du Conseil jugeait si
séduisantes ; on assure même qu'il s'est demandé, dans une séance
orageuse, ce que tous ces bronzes et ces cuivres coûteraient à la ville,
car M. Clemenceau entendait bien que celle-ci en payât les frais.
Au Meu de se calmer, les esprits se sont exaltés de plus en plus.
Finalement il a fallu se tourner du côté de Tévêché et entrer en négo-
ciation avec lui : n'est-ce pas là, en effet, qu'était la difficulté ? Eh quoi !
négocier avec un évêque I Que devient la fameuse séparation ? Que
devient la logique de M. Clemenceau? n est bien vrai que ce n'est pas
M. Clemenceau lui-même qui a négocié avec Mgr Touchet. C'est la
municipalité qui s'est chargée de ce soin. Mais M. Clemenceau, bon
gré mal gré, a été tenu au courant des pourparlers. A un moment, on
lui a demandé par télégraphe s'il acceptait certaine condition, et il a
répondu. Combien il a dû souffrir pour entrer dans cette voie! Se
refuser si obstinément à négocier avec le Pape dans l'intérêt de la
France, et se voir obligé, dans l'intérêt du commerce Orléanais, à
négocier avec un évêque, c'est vexant.
Mgr Touchet n'a pas abusé de ses avantages. Impossible de mettre
plus' de tact et de discrétion qull ne l'a fait dans ses rapports avec
.la municipalité. 11 a écrit, lui aussi, des lettres publiques, compre-
nant que, dans une circonstance aussi délicate, il devait s'adresser à
l'opinion, s'expliquer loyalement devant elle et la mettre de son côté,
ce à quoi il a réussi. Tout s'est passé en plein jour : TËglise aurait
souvent intérêt à ce que les choses se passassent ainsi. Mgr Touchet
a senti que l'opinion se tournerait contre lui si on apercevait dans
son attitude un regret, un ressentiment de la situation perdue poussé
'' assez loin pour lui faire désirer que la fête de Jeanne d'Arc perdit
quelque chose de son éclat. Mais il n'y avait rien de tel dans sa
pensée, n a pleinement reconnu au pouvoir civil le droit de fêler
Jeanne d'Arc & lui seul, si cela lui convenait. Tout le monde aurait
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REVUE. — CHRONIQUE. . 237
ndre part à cette fête, hors le clergé qui ne pouvait le faire qu'à
les conditions. Ces conditions, Mgr Touchet a voulu les indi-
Dut de suite pour qu'il n'y eût aucun malentendu. U a admis
cortège partit de la mairie au lieu de partir de la cathédrale,
t résigné à la suppression de certaines manifestations qui
t cependant de la beauté et de la grandeur. Peu importe,
jouté, le rang qui sera assigné au clergé dans le cortège. « Un
a un autre rang, un numéro ou un autre numéro sur votre no-
iture, que veut-on, a-t-il dit, que cela nous fasse, et cela nous
lelque chose, nous l'accepterions volontiers si le bien public y
igagé. » Sur tous ces points, nulle difficulté. Mais Mgr Touchet
ndé formellement : 1^ de faire une halte à la Croix des Tourelles
dire les prières accoutumées; 2*» que la croix des diverses
les fût portée en tôte de leur clergé ; 3* que la franc-maçon-
e fit pas officiellementpartiedu cortège. Nous n'avons pas besoin
pour quels motifs Mgr Touchet n'estime pas pouvoir transiger
deux premières conditions. Si on veut que l'idée religieuse soit
des fêtes de Jeanne d'Arc, il ne faut pas y inviter le clergé. Le
est ce qu'il est; on ne peut pas lui enlever son caractère; il
icore moins le désavouer. Renoncer à la croix serait « de l'apo-
^ommencée. » Renoncer à la prière ne serait guère mieux. Pour
est de sa troisième condition: « Les règles ecclésiastiques, dit
uchet, interdisent sévèrement aux évoques et aux prêtres de
3 part à une cérémonie à laquelle assisterait officiellement la
naçonnerie. Cette phrase, je récris sans animosité ; grâce au
n'ai d'animosité contre aucune personne que ce soit prise indi-
Bment. A tous je voudrais rendre service, s'il m'était possible,
hrase, je l'écris par obligation de conscience. >r Toute la lettre
Touchet est dans le même ton, pleine de ménagemens pour
sonnes, ferme sur les principes, conciliante dans les choses,
t honneur au prélat qui Ta écrite, et l'opinion générale, même
ors d'Orléans, lui a donné la préférence sur celle de M. Cle-
LU.
rléans, on a cru tout d'abord que l'affaire était arrangée. C'est
ii des croix des paroisses que M. Clemenceau a été consulté
égramme; on craignait de sa part une opposition absolue; il
ipressé de répondre qu'il n'avait jamais entendu interdire les
t il a semblé dès lors qu'il ne pouvait plus y avoir de difficulté
ontable. n dépendait de la municipalité de ne pas inviter offi-:
eut les francs-maçons, et elle était décidée à s'en abstenir. Quant
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238 REVUE DES DEUX MONDES.
aux prières à la Croix des Tourelles, à l'endroit où a eu lieu le c^
décisif du 8 mai 1429, elles étaient consacrées par une si longi
dition qu'on ne prévoyait non plus aucune objection contre elles
c'était compter sans M. Clemenceau. On avait trop dit, peut
qu'a avait cédé, et que l'évoque d'Orléans avait eu gain de caui
tous les points. Cédant à un nouvel accès d'irritation et
patience, il a communiqué aux Journaux une note ainsi conçue
président du Conseil n'admet pas que la participation du clerg
subordonnée à la présence ou à l'absence d'une société quelco
Le cortège se rendra aux Tourelles et ne s'y attardera pas;
clergé veut y célébrer une cérémonie religieuse, il le pourra, n
cortège ne l'attendra pas et continuera sa route. M. Clémence
veut pas admettre que les sociétés maçonniques, si elles en f
demande, ne soient pas comprises dans le cortège conune les i
sociétés d'Orléans. » Tout est remis en question 1
Au moment où nous écrivons, les choses en sont là : conun
dizaine de Jours doivent encore s'écouler avant la fôte, qui po
prévoir les surprises que nous réserve encore M. Clemenceau*
qui sait si la municipalité d'Orléans ne finira pas par secouer h
que M. le président du Conseil veut lui imposer? Elle est lib]
somme, d'inviter qui elle veut aux fêtes du 8 mai, et, s'il lui pi
ne pas y convier les francs-maçons, de quel droit l'obligerait
le faire? A force de faire sentir son autorité, on risque de la p(
n est possible, aussi, que la Loge maçonnique d'Orléans, souc
des intérêts de la ville, ne demande pas d'invitation : alors, la fa
M. Clemenceau serait sauve, et c'est sans doute tout ce qu'il d
Nous avons dit que la fête de Jeanne d'Arc était une reconstit
du passé. 11 n'y avait pas de francs-maçons à Orléans, en 142S
lors, leur présence à la fête du 8 mai prochain constituerait ui
chronisme. Il y avait, au contraire, un évêque et des prêtres. J(
était profondément religieuse : elle inclinait sa glorieuse bar
devant la croix. Gardons-nous, en commémorant ces souvenirs
fausser le caractère et d'en dénaturer l'expression.
Quant aux prières k la Croix des Tourelles, la solution que M
menceau prétend imposer pour parer à la difficulté qu'il y ape
est la pire de toutes. La fête n'a plus de sens si elle ne manifest
l'union de tous les Français : or, la solution de M. Clemenceau
rait d'autre effet que de manifester nos divisions. On a propos<
a quelques années, de faire en souvenir de Jeanne d'Arc une
nationale qui serait venue s'ajouter à celle du 11 Juillet. Noi
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RXVUB. — CHROMIQUB» 239
aurions eu dqux au lieu d'une. Cette proposition nous a toujours
paru malencontreuse, quoiqu'elle provint d'une intention excellente:
il ne peut y avoir dans un pays qu'une fête nationale, de môme qu'il
n'y a qu'un drapeau. S'il y en a deux, l'une devient inévitablement la
/été d'une partie de la population, l'autre la fête d'une autre partie.
Le 14 juillet serait devenu la fête des partisans de la Révolution,
et celle de Jeanne d'Arc celle de ses adversaires, n arriverait quelque
chose de semblable à Orléans si une partie du cortège du 8 mai ë'arrê-
tait pour prier à la Croix des Tourelles, et si une autre continuait sa
route. Nous ne rechercherons pas comment le cortège se partagerait,
ni quelle serait la proportion de ceux qui feraient halte avec le clergé
à la Croix des Tourelles et de ceux qui s'en iraient le chapeau sur la
tête. Nous ne nous demanderons pas si ces derniers ne risqueraient
pas d'être les seuls fonctionnaires de M. Clemenceau, qui marque-
raient par là leur désaccord avec la grande majorité de la population,
spectacle toujours dangereux à donner. Nous nous contenterons de
dire qu'une fête qui nous diviserait ne serait plus la fête de Jeanne
d'Arc. On y déroulerait en vain un cortège d'opéra ; l'âme du passé
n'y serait plus ; la signification historique et patriotique en aurait dis-
paru.
Quant à savoir si les intérêts commerciaux de la ville d'Orléans
en souffriraient plus ou moins, nous en laissons le soin à M. Rabier.
Notre préoccupation est plus haute. N'en déplaise à M. le président
du ConseQ, Q y a dans la mémoire des peuples des choses qui ne
doivent pas évoluer; il faut leur laisser leurs vieilles formes; il faut en
respecter les antiques traditions. C'est ce qu'on fait en Angleterre,
pays pour lequel M. Clemenceau professe pourtant quelque estime, et
l'Angleterre s'en trouve bien. La sèche logique de M. Clemenceau
opère ici, comme elle l'a fait si souvent ailleurs, dans le sens de la
destruction. On ne l'oubliera pas à Orléans, et on s'en souviendra dans
le reste de la France, partout où on respecte et où on aime le sou-
venir de* l'héroïne qui, ayant trouvé dans son grand cœur l'idée de
patrie, a su en faire une réalité vivante, autour de laquelle elle a
groupé dans un même sentiment tout ce qu'on s'applique aujourd'hui
à désagréger et à désunir.
M. André Theuriet, qui est mort le 23 avril, était pour nous un
op ancien et trop*^précieux collaborateur pour que nous ne consa-
ions pas un souvenir à sa mémoire. Au mois de janvier dernier,
il publiait ses derniers vers dans la Retme; il y avait publié les
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240 REVUE DES DEUX MONDEfl
premiers en 1857, il y a cinquante ans. La pi
ont paru dans Tintervalle de ces deux dates. Pe
vains ont été plus que lui fidèles à eux-mèm
raconté la nature. Nul n'a été plus sensible à
pénétrant. Les bois surtout l'ont toujours l
mait mieux qu'avec passion, avec une tendn
fonde, qui tenait à la délicatesse de son espri
cité de ses sentimens. Tous ceux qui l'ont (
œmTe est merveilleusement saine : on est ten
bon, comme Sainte-Beuve l'a dit de son premie
est, en effet, toute embaumée des senteurs de
elle participe à la limpidité des grands lacs c
mener ses rêveries. Dans ces cadres chers i
déroulé des actions romanesques toujours
fortes. 11 y a quelques semaines à peine, M
parlait d'un roman qu'il] voulait encore faire, e1
dernier. La mort l'a pris avant qu'il ait pu
qu'il laisse egt le témoignage de ses qualités
et d'écrivain. Le souvenir en restera.
Le Di\
Fr.
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gv.^.ToU<^*
;i)
tandis qu'il sui-
rès de Landri. Il
vers les carreaux
lur de rhôtel. Ses
service. Il n'aurait
son ancien élève
lait ainsi vers un
la petite porte de
entraient les pié-
f et Pierre surgis-
son père, dans les
es, quelle menace
ninistrateur infi-
pitié que la pré-
iplacable Fatum^
cient, puis épou-
c cette nécessité
si profondément
res de notre pre-
n. Privilège of copy-
iird, nineteen hundred
' mai.
16
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ESTUB DES DEUX MONDES.
), Nous sommes les esclaves du second... » Cette force
ainsi toutes les conséquences du crime n'est pas dis-
lui. Nous pouvions ne pas commettre ce crime. Une
nis, il nous tient. Nos précautions mêmes ne servent
ir le châtiment. 11 nous arrive également et par nos
s et par nos imprudences, par les personnes qui nous
t par celles qui nous haïssent, par celles aussi aux-
Lous sommes indifférens, tant nos fautes développent
its d'après une norme mathématique. La visite de Lan-
Pierre Chaffin avait été un résultat très naturel des
îsses pratiquées par le gérant de la fortune des Claviers,
isite avait produit cet autre résultat non moins natu-
>cteur avait interrogé son père. Quand Chaffin était ren-
maison du quai de Béthune, la veille, son fils lui avait
evançant le coup de sonnette, signe que, de la fenêtre,
t ce retour.
^e t'attendai%, » lui avait-il dit. « Allons dans mon cabi-
ï te parler e^ tout de suite. »
3ue se passe-t-il? » avait demandé Chaffin. En pronon-
Qots, son regard exprimait plus de terreur que de sur-
te singularité n'avait pas échappé à Pierre. Il avait senti
combien sonnait faux le rire du nouveau venu, pour
allusion saugrenue aux opinions très avancées que
t le médecin : « Il ne s'agit pas d'un complot anarchiste
? Car moi, tu sais, radical tant que l'on voudra, pro-
toujours... »
^andri de Claviers sort d'ici, » répondit Pierre, sans
^de à cette plaisanterie. Il avait refermé la porte de la
c précaution, et il parlait à mi-voix. Il ne voulait pas
ère et sa sœur, sans doute occupées à revoir le blan-
de la semaine dans une chambre voisine, soupçon-
[ue son père et lui étaient enfermés ensemble : a Oui, »
I, « Landri de Claviers... » Et il regardait fixement
trateur congédié. Il essayait de saisir sur cette phy-
obscure un trouble qui ne se manifesta point. Le
reprenait en main, et il osait répliquer :
1 aura eu honte de la manière dont on s'est conduit
)n vieux précepteur... Je ne les confonds pas, M. de
it lui. Landri est faible. Il n'ose pas rompre en visière
iréjugés d'un milieu qu'il apprécie pourtant à sa vraie
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:imrr^\MïrA'iJky
l'ésugré. 243
valeur. Tu as vu son absurde conduite dans cette histoire
d'inventaire? Il ne croit pas. Il adore Tarmée. Et il se fait
casser aux gages I... C'est une pauvre tête, mais un très bon
garçon... »
—^ « Landri n'est nullement venu s'excuser, ni lui ni son
père, » dit le docteur. « Il est venu aous accuser... »
— « Nous?... » s'écria Chaffin « Et de quoi, s'il te plaît?... »
Quelle que fût sa domination de lui-même, cette phrase si di-
recte l'avait fait tressaillir. Parmi les diverses hypothèses dont
l'obsédait son imagination travaillée par la phobie, une le tour-
mentait davantage, depuis ces derniers jours : il avait composé
son billet anonyme, on s'en souvient, sur sa machine à écrire.
Plusieurs personnes, chez les Claviers, la lui connaissaient. Sur
le moment, il s'était dit : « Bah ! il y en a des centaines d'autres
dans Paris, » et il avait passé outre. Depuis, il vivait dans l'an-
goisse qu'une recherche n'amenât le marquis à vérifier si les
caractères de la lettre dénonciatrice ne correspondaient pas
exactement à ceux de cette machine. Cette crainte était extra»
vagante. Au nom de quelle autorité M. de Claviers eût-il ré-
clamé un pareil contrôle? Mais c'est le propre de l'idée fixe,
qu'elle ne distingue plus le possible de l'impossible. Et puis,
il y avait Pierre. D'être atteint par une insinuation de ce genre
dans l'affection et l'estime de son fils représentait pour le père
un châtiment pire que l'envoi devant la Cour d'assises. L'accusa-
tion de Landri portait-elle là-dessus? Prétendait-on exiger une
épreuve ? Mais alors, que signifiait ce « nous ? »
— « Je vais te mettre au courant, » reprit le médecin. Il
commença de répéter mot pour mot la conversation qu'il avait
eue avec l'ancien élève de son père, pour finir sur cette terrible
dernière demande formulée par lui : « Oui ou non, avez-vous
entendu parler d'indélicatesse ? » et sur l'équivoque réponse de
Landri : « J'ai entendu parler de désordre. » Tout en détaillant
ce récit, très cruel pour lui-même à reprendre ainsi, ses yeux
continuaient de scruter le masque de l'agent si formellement
incriminé. De vives impressions auraient dû y apparaître, même
innocent, surtout innocent. L'annonce de cette visite de Landri,
t dans ces conditions, ne pouvait cependant pas laisser un
omme de cœur indifférent. 11 y avait là de quoi se révolter,
■'affliger, s'inquiéter, s'indigner. Peut-être Chaffin, s'il eût prévu
«tte explication avec son fils, eût-il eu l'habileté d'adopter en
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
effet cette comédie du bouleversement. Attaqué i
il devait d'instinct feindre l'impassibilité absolue
dangereuse des défenses pour un coupable sui
livre aucun élément à l'enquête, mais par cela n
pose une maîtrise de soi, une réserve voulue^
d'un secret. Pierre sentit cela si fortement qu'au
douloureuse confidence, de cet interrogatoire p
déguisé, il jeta un cri, véritable appel à l'honn
qui l'écoutait, sans que sa face immobile perm!
une seule de ses pensées :
— « Et cela ne te fait pas bondir que j'en sois
ton fils, que j'aie pu poser cette question à cet l
qu'il ait refusé de me répondre?... Tu ne parais
que je traverse une des heures affreuses de ma
dis pas que tu n'es pour rien dans la disparition
M. Jaubourg. Je le sais. Ne me dis pas que cett
Landri prouve de sa part et de celle de son père
Je le sais. Je sais autre chose, et par une expé
d'années ! M. de Claviers et Landri, avec leurs
préjugés, leurs sottises, leurs ridicules, sont de
gens, incapables de faire un tort à quelqu'un, v
S'ils t'ont soupçonné ainsi, c'est qu'ils ont cru en
Il faut que vous ayez, le marquis et toi, rompu
pour un motif que je ne connais pas. Je veux le c
pourquoi M. de Claviers qui a tant de peine, tu t'
souvent, à renvoyer ses employés, s'est-il sépar
brusquement, si brutalement? Ah ! » conclut-
déchirant, « si le motif était ce que tu nous as di
dri ne serait venu ici, jamais il ne m'aurait quît
de non recevoir, après qu'il avait vu combien je
que je pensais!... Jamais!... »
— « Je vous ai dit ce qui est, à ta mère, à ta s
répondit Chaffin d'un ton qui jouait la colère c
pouvait prendre maintenant que cette attitude,
traste était trop fort entre ce subit éclat et son
veillée de tout à l'heure. Les simulateurs de sentir
toujours leur copie de la réalité par quelque nuai
les symptômes ou ils les faussent. Tels ces h
singent une attaque de haut mal et qui tomben
avant, pour se protéger. Le véritable épileptique, ce
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l'émigré. 245
n'a pas le temps de prendre cette précaution. La
le passage soudain de cette froideur réfléchie à cette
r, sans progression. Gomment Pierre, déjà si averti,
)as aperçu? Cette protestation, trop soulignée dans
jue sursaut, n'était pas sincère. « Oui, » insistait
nalhonnète homme, « Je vous l'ai dit, et je trouve
\ ce soit justement toi, mon fils, qui prennes contre
ces grands seigneurs que tu ne connais que par ouï-
[inais, moi, pour avoir subi tant d'humiliations que
jours cachées. On ne compte pas, pour eux, quand
î leur caste. Ils ne vous feraient pas un tort maté-
à ils se soucient, par orgueil. Des autres, non. J'at-
de Landri. Décidément, il vaut son père... Il
ipiers chez leur Jaubourg, des titres de rente, sans
nous qu'ils pensent, remarque bien, à nous, à toi
moi. Est-ce que j'en conclus qu'ils ont des indéli-
peprocher? Non. Et toi, si, pour moi 1 C'est in-
ais l'indélicatesse, c'était de venir ici, t'insulter et
^re! Et tu as écouté ce monsieur? Et quand il te
>a seule démarche, son défaut absolu de perspica-
rogeais sur moi?... Combien de fois devrai-je te le
B Claviers ne s'est pas séparé de moi, c'est moi
éparé de lui, et pour la raison que Landri a re-
=1 parlé de désordres dans mes comptes, quand il
ôsordre que dans ses dépenses à lui, qui ont été
Landri ne t'a pas dit, c'est que je l'ai averti lui-
ruine toute prochaine du marquis afin de lui
me. Questionne-le seulement là-dessus. Nous ver-
nier cette conversation à Grandchamp où je lui ai
fres vrais. Je te le jure, sur la tète de ta mère et
1 m'avait écouté, il n'aurait pas perdu un sou... Et
il m'en récompense. Mais ce n'est pas mon fils, et
nens d'être trop injuste avec moi, et trop ingrat.
travaillé que pour vous, que pour toi en particu-
t'épargner toutes les misères du gagne-pain qui
ton âge. Tu étais intelligent, laborieux. Je t'ai
ison, pour que tu pusses faire de la science, tout
rer tes examens d'agrégation, pendant que tes ca-
saient dans la clientèle, et tu as oublié tous ces
hl c'est trop affreux !.., »
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246 REVUE DES DEUX MONDES.
— « Précisément parce que je vis de tes bienfaits,
le médecin avec une àpreté farouche, « je ne peux pas
certaines idées... Et ces idées, » continua-i-il, plus
encore, « mettons que ce soit affreux, comme tu c
avoir. C'est un fait que je les ai. Veux-tu que je t'
cause ? La démarche de Landri de Claviers n'y entre ]
Le changement observé chez toi ces dernières semaii
a données, et lui. seul. Depuis ton départ de Grand
n'es plus le même. Je le vois de mes yeux. Je te voi
Tu maigris. Tu ne manges pas. Tu ne dors pas. 1
obsession que tu ne peux pas cacher, et moi aussi, j
mettre à en avoir ime, je la sens grandir, m'envahù
soupçon. Je n'en veux pas. Nous ne ferons pas de la fo
Soyons plus fiers. Un père et un fils ne doivent pas
deux fois des propos conmie ceux-ci. Il y a un moyen
Il est trop tard aujourd'hui, » ajouta-t-il, en regarda
dule, « mais demain, à onze heures, après rHôtel-Die\
te prendre. Nous allons ensemble rue du faubourg
noré. Nous demandons à parler au marquis. Tu lui di
tu préfères, je lui dirai que des bruits circulent. Et
Louvet a changé de manières avec moi, depuis que tu
chez les Claviers. Ces bruits sont arrivés jusqu'à n
venons le prier d'y couper court en déclarant publiqi
devant moi d'abord, qu'il n'a rien à te reprocher dans
qui soit contre l'honneur... J'exigerai qu'il me 1'^
besoin, cette déclaration... »
— « Je ne ferai pas cette démarche ! » s'écria Chaf
épouvante dilatait ses prunelles qui voyaient par ava
Claviers. « Je ne la ferai pasl... Tu parles de "fierté
comprends pas que tu me proposes une humiliation
Pire que toutes les autres... »
— « Et laquelle? » repartit vivement le fils. « Qu(
liaiion y a-t-il à se présenter chez quelqu'un envers qi
rien à se reprocher et de qui Ton réclame la répara
injustice involontaire? Oui ou non, que Louvet, qu
et combien d'autres, que je ne connais pas! — ayonî
voir une mauvaise impression de ta brouille avec M. d
est-ce une injustice, si cette brouille n'est qu'un cap
part? Oui ou non, en est-il l'auteur, par l'excès d'hui
tu prétends qu'il a fait preuve?... »
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j
LÉMIGRÉ. 247
— « Oû pensera ce qu'on voudra, » interrompit Chaffin. « Je
5 monterai pas l'escalier de cet homme. Je n'irai pas chez lui.
) n'irai pas, »
— « Soit, » répondit Pierre, « j'irai donc seul. »
— « Tu ne me feras pas cet affront! » avait supplié le père.
Tu n'iras pas. Je te le défends. T'humilier, c'est m'humilier.
ous sommes solidaires sur ce point. Tu m'obéiras. »
— « A cause de cette solidarité même, je ne t'obéirai pas, »
prit le fils. « Ton honneur, c'est mon honneur. Je veux savoir
18 l'argent dont je vis est pur. A onze heures demain, je serai
-bas. J'espère que tu y seras aussi. Mais si tu n'y es pas, j'entre-
iseul. Rien au monde, tu entends, rien ne m'empêchera d'avoir
Btte explication avec M. de Claviers, à moins que... »
— « A moins que?... » interrogea Chaffin, haletant. « Achève. »
— « A moins que tu ne me dises que ton départ de chez eux
une raison différente et laquelle... »
— « Je ne peux pourtant pas en inventer une, » répondit le
Te.
— « Alors je ne comprends pas tes objections contre une
imarche dont j'ai besoin, encore une fois, pour en finir avec une
nsation insupportable. »
— « Hé bien! » fit Chaffin, après un silence,,. « Fais cette
imarche, puisque tu ne crois plus en ton père, mais rappelle-
i que je ne te la pardonnerai jamais... »
Maladroit et gauche effort de dignité paternelle, auquel avaient
anqué l'accent, le geste, le regard, cette inimitable et irrésis-
\Ae vérité enfin dont Pierre avait besoin, il l'avait dit, comme de
lin et d'eau, d'air et de lumière ! Il y avait eu recours cependant,
ir une tentative désespérée, afin d'empêcher cette visite dont
mnonce avait fait courir du feu dans ses veines. Quelle soirée
quelle nuit il passa sous la menace de cette heure que chaque
inute rapprochait, où ce patron indignement trahi et ce fils
ol&tré seraient face à face ! Le jeune homme n'avait pas dîné à la
aison, pour ne pas se retrouver avec son père. Celui-ci l'en-
ndit rentrer vers minuit. Une tentation foUele saisit, au bruit
ce pas si connu, de se lever, de courir à lui, de tout lui
3uer... Mais non. La phrase terrible de Pierre retentissait encore
^n oreille : « Je veux savoir que l'argent dont je vis est pur. »
>mment supporter d'apprendre à ce garçon, d'une probité si
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248 REVUE DES DEUX MONDES.
entière, que cet argent n'était pas pur, que
grâce à laquelle il poursuivait librement ses é
de métier, était, pour une partie, volée? Ca
înotifs qui avaient déterminé Chaffin à i'escrc
désir d'assurer Tindépendance de ses travau:
la revanche de sa demi-domesticité. Il l'a
hôpitaux, professeur à la Faculté, membre ci
decine, de l'Institut peut-être. Cette exaltatic
ternel avait tenu chez le secrétaire du marqi
mftme rancune de sa destinée manquée qui '.
noble et fastueux patron d'une implacable
bons sentimens puissent coexister dans un ]
très mauvais, et des résolutions criminelles, i
se justifier par ceux-là, c'est un fait d'observi
déconcertant qu'indiscutable. Il explique ]
législateurs, qui furent aussi de grands p£
toujours elBforcés de punir les actes en eux-m
la recherche des intentions. La décadence d
commence avec cette recherche qui, dans
ressortit à la religion. L'Église peut encore
de pardonner ses crimes à un Chaffin, q
humains, saisis de son cas, ne lui doivent q
— « S'il sait jamais cela, » s^ disaii
dans cette veillée d'agonie, « il me quitter
maison. Sa mère et sa sœur voudront savoir
ront la vérité. Il faut que Pierre Tignore^
ment?... »
C'est alors que dans cet esprit, épuisé d(
ment de la conscience, une idée avait comi
s'était vu allant lui-môme, dès les neuf heur
fils serait à l'Hôtel-Dieu, se jeter aux pied
supplierait de ne pas le perdre aux yeux de
viers était généreux. Il aurait pitié de lui
ne pas parler. Il ne parierait pas. Mais
mari de M°* de Claviers après qu'il lui av
ce coup infâme au message anonyme, le Ji
Il n'en supportait même pas l'idée. Il y B^
observée par cet homme si fier, depuis qu'il
de sa femme, attestant la liaison avec Jaubi
de l'enfant, un mystère dont Chaffin s'épouv
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REVUE DES DEUX MONDES.
EiUèle au sien. Le médecin s'était dit, en quittant son
emain il aura réfléchi. Il se décidera avenir chez M. de
*s avec moi, s'il n'y a rieù ; et, s'il y a quelque chc
uera. » Voyant que Ghaffin ne lui reparlait pas, la mî
ue, et se rappelant l'ardeur de sa protestation, la vei]
it raisonné : « Mon père a trouvé un moyen. Lequ
pable, il n'y en a qu'un : aller là-bas le premier, pour
r le marquis de l'épargner auprès de moi. Mais est-ce
e?... » Le médecin était décidé à tout maintenant, po
r avec cette torture d'un soupçon qui déjà passait, î
uvante, de l'intermittence à l'idée fixe. Il redoutait
e monomanie si bien définie par un de ses confrèr(
tiquité : animi angor in unâ cogitatione defixus (
^rens. Il avait donc agi. Au lieu de se rendre à son hô
était posté dans l'angle de la rue des Deux-Ponts et du
Béthune. Il avait vu son père sortir, épier autour A
ime quelqu'un qui redoute une surveillance, puis se dii
1 pas en apparence indifi^érent, vers le pont Sully,
iter en voiture. Pierre lui-môme avait hélé le pn
re qui passait. Il avait donné une pièce de cinq fran
der, en lui enjoignant d'aller le plus vite possibU
guesseau, au coin de la rue du faubourg Saint-Honoré
t arrivé, en effet, assez tôt pour voir le taximètre de Cl
rêter devant la porte de l'hôtel Claviers. Il avait atJ
Ique minutes pour sonner à son tour, et interrog
cierge :
— ^< Mon père est déjà chez M. le marquis? »
— « Non, monsieur le docteur, » avait répondu cet hoi
. Chaffin est venu voir M. le comte... »
— « Hé bien ! je vous prie de faire demander à M. le
5 s'il peut me recevoir?... » avait dit Pierre, après un in
îsitalion. Dans le regard du portier il avait cru discern
ne gêne que dans les prunelles du professeur Louve
ps derniers. Il ne se trompait qu'à moitié. Naturelîem(
rnanime M. de Claviers n'avait confié à personne dam
)urage ses griefs contre son secrétaire. Mais ses domest
lient sa parfaite bonté. Ils avaient imaginé le motif du bri
^'oi de Chaffin, avec d'autant plus de facilité qu'ils n'ignor
sa gratte quotidienne. Officiellement, ils n'étaient pas av
•re en avait une preuve : la porte de Landri n'était pas
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s5sî«ez^3»^?:jpt:
L'tmaBÊ. 2S1
re, et lui-même on Tadmettait chez M. de Claviers,
vait parlé dans le tuyau acoustique qui reliait la
La réponse était revenue, affirmative. La cloche
inonçant le visiteur, et le médecin était introduit
•quis, cinq minutes après que la porte de Landri
ser la silhouette implorante et humble de Chaffin !
a peut-être rien tout de môme, » se disait le doc-
l'ou nous reçoit tous les deux. Si c'était vrai!...
moins sur mon cœur ! Enfin, je vais savoir. »
eigneur auprès duquel le fils de l'intendant infi-
mciateur scélérat osait [cette tragique démarche,
la vaste et sévère bibliothèque où avait eu lieu,
auparavant, une explication non moins tragique,
iri. Assis à sa table, cette fois, il s'occupait à une
étrange pour qui ne connaissait point les secrètes '
I sa pensée. Il achevait de transcrire lui-même,
s détachées, d'un numérotage déjà très élevé, l'in-
us les trésors artistiques conservés dans le châ-
ihamp. Il avait procédé méthodiquement, pièce par
était en ce moment, comme l'indiquait la Ijgne
de la page, à l'appartement de la défunte mar-
it gardé pour le dernier. On en comprend trop la
ail, commencé depuis plusieurs semaines, touchait
riture du vieux gentilhomme lui avait toujours
e était large, aisée et claire, avec un air du grand
nblement dans quelques lettres attestait pourtant
acer les lignes de cette page-ci lui avait coûté. Un
lit ouvert sur le bureau qui contenait des docu-
itifs. Le livre de la Généalogie de la maison de
dchamp était là aussi, avec le signet mis au fameux
[néro 44, dont Âltona, jadis, avait pris texte pour
e. Le dernier, par le sang, de ces magnifiques
jeait Pacte de décès de sa maison, sous une forme
i. Il avait, ce matin encore, passé par des émotions
nt le reflet rendait plus imposant son noble visage,
courtoisie le fit se lever pour recevoir le fils de
ur véreux. D'un geste il lui montra un siège, —
9 la main, petit détail que Pierre interpréta aussitôt
le ses soupçons : le marquis punissait en lui les
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2S2 RBVUE DES DEUX MONDES.
fautes de son père. Cette visite surprenait en effet M. de Claviers,
et bien péniblement, mais pour un motif très différent de celui
qu'imaginait le jeune homme. Pierre avait été le médecin de
Jaubourg. Il avait assisté à cette agonie durant laquelle le malade
avait sans doute parlé. Quoique M. de Claviers ignorât les sa-
vantes théories des psychiatres modernes aur V « ecmnésie » et
r « onirisme, « il avait vu mourir. Il savait quels aveux Texci-
tation de la fièvre arrache parfois à des bouches jusqu'alors
muettes. Il s'expliquait ainsi cette déclaration de paternité faite
à Landri. A cette « horrible scène, » dont avait parlé le jeune
homme, peut-être Pierre Chaffin avait-il assisté ? C'était la cause
pour laquelle l'héroïque personnage avait consenti à le recevoir.
Il n'avait pas voulu paraître avoir peur de cette rencontre. Une
autre nuance frappait le docteur : l'altération vraiment prodi-
gieuse de cette physionomie puissante. M. de Claviers avait, de-
puis ces quelques semaines, vieilli autant que son ex-secrétaire.
Mais c'était le vieillissement d'un homme rongé de chagrin, sans
un remords, le désespoir, avec les yeux clairs, de celui qui n'a
rien à se reprocher, dans la souffrance dont il meurt; au lieu que
Chaffin avait tant montré à son fils le masque du malheureux au
regard noir et voilé, artisan conscient de sa propre misère. Cette
comparaison s'institua involontairement dans Tesprit du méde-
cin, tandis qu'il disait :
— « Vous m'excuserez de vous déranger, monsieur le mar-
quis, et à une heure si matinale. Ce ne sera pas pour un temps
bien long. »
— a C'est votre temps qui est précieux, docteuir, et non
le mien, » répondit M. de Claviers, tout à fait maître de lui à
présent. Il cherchait à deviner le mobile de cette présence inat-
tendue. « Il n'aura pas été content des honoraires, tels que
Métivier les aura réglés, » pensait-il, et l'autre continuait :
— « Je n'essaierai pas de faire de la diplomatie avec vous,
monsieur le marquis. Ce n'est pas mon genre, et je sais que ce
n'est pas le vôtre non plus. J'irai droit au but. Voici donc, en
deux mots et très simplement, l'objet de ma visite. Vous vous
êtes séparé de mon père après l'avoir eu plus de cpiinze ans à
votre service. Cette séparation a été brusque. Elle a fait cause'
J'ai eu, moi-même, l'impression que je ne connaissais pi
toute la vérité. Mon père a refusé de s'expliquer avec mo
là-dessus, nettement. Ou plutôt, il s'est expliqué, mais dans d<
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254
REVUE DES DEUX MONDES.
pondant, à ce que je considère de votre part comme une déplo-
rable erreur, une aberration d'esprit... Si j'avais parlé à qui que
ce fût des raisons que j'ai eues de me priver des services de
Monsieur votre père, j'admettrais, à la grande rigueur, que vous
vinssiez me demander de m'expliquer sur mes propos. Je n'en
ai tenu aucun. Monsieur votre père m'a quitté parce qu'il gé-
rait mal mes affaires. Voilà tout. C'est tout ce que j'ai jamais
dit et dirai jamais de lui, à vous comme aux autres... »
— « Mal gérer a deux sens, monsieur le marquis, » répliqua
nerveusement le médecin, et, devant la protestation de M. de
Claviers, « si j'insiste, c'est que vous venez de m'en reconnaître
le droit... Oui. Vous m'avez dit que vous admettriez ma ques-
tion, si vous aviez parlé à quelqu'un. Vous entendiez par là :
quelqu'un d'étranger. Vous oubliiez votre fils... M. le comte
de Claviers est venu chez moi, hier, dans l'après-midi m'inter-
roger, en son nom et au vôtre, sur des papiers que l'on a volés,
paraît-il, dans l'appartement de M. Charles Jaubourg. Il accu-
sait mon père de ce vol, avec ma complicité. Il a dû recon-
naître qu'il se trompait. Il n'en est pas moins vrai qu'un
pareil soupçon m'autorisait à savoir au nom de quoi il avait
pu seulement le concevoir. Ce ne peut être que d'après ce que
vous lui avez dit. Il était en prison quand la chose s'est passée.
Il a opposé cet alibi à mon investigation. Il ne me restait plus
qu'à m'adresser à vous. Ce que vous lui avez dit de mon père,
répétez-le-moi. Est-il injuste de vous le demander?... »
— « Mon fils, c'est un autre moi-même... » répondit M. de
Claviers. D'apprendre, d'une façon bien vague encore, la scène
de la veille entre les deux jeunes gens venait de le toucher au
plus saignant de sa sensibilité. D'après quels indices Landri
s'était-il décidé à provoquer une explication qui risquait d'être si
périlleuse? Elle pouvait éveiller des soupçons sur l'importance
et la nature des papiers volés chez Jaubourg. Pour tenir jus-
qu'au bout son rôle de père en parfaite entente avec son en-
fant, le marquis ne devait ni poser une question sur ce point, ni
paraître désavouer le jeune homme. Mais cette nouvelle l'avait
remué tout entier, et c'est d'une voix frémissante qu'il insista :
« Vous n'avez pourtant pas la prétention que je vous rende
compte de mes entretiens avec Landri, en tète à tête? Vous
n'avez pas celle non plus que je vous mène chez mon nouvel
homme d'affaires et que je vous initie au détail de mes recettes
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2S6 REVUE DES DEUX MONDES.
mai*quis se redresser. Il s'éloigna à reculons, s
la terreur que ses jambes flageolaient et qu'il dut
le mur. M. de Claviers, stupéfié lui-même par h
ancien secrétaire et du médecin qu'il quittait à {
tous les deux et Landri. Alors, interpellant cet
— « J'ai à te parler, » lui dit-il, « quand ti
ces Messieurs... » En ce moment, ses yeux renc
loppe restée sur le bureau. Il y reconnut son
et l'ouvrit. Chaffin n'avait pas eu le temps d<
constance qui rendait plus saisissante l'identité e
et une autre, celle où le mari trahi avait forcé 1
lire la preuve delà honte commune. Cette envelc
trois lettres de Charles Jaubourg à M"' de Cla^
le précepteur, et, sur une feuille séparée, ces qi
son écriture, tracées sous la dictée de Landri : <
qui, dans une heure d'égarement, a envoyé une
à M. le marquis de Claviers-Grandchamp, lui re
pièces dont parlait cette lettre, et, en lui dema
s'en remet à sa générosité pour ne pas le désh<
de son fils... » Le marquis lut ce billet. Ilreconi
feuilles l'écriture haïe de l'amant de sa femme, i
regarda Chaffin et dit : '< C'était donc vous!... »
pas vers lui avec un visage si redoutable que U
ah! il méritait bien ce nom dans ce cruel moi
sur ses genoux, en criant : « Pardon ! » Le méc
cipité entre son père et M. de Claviers, qui s'arr
il luttait contre lui-même pour ne pas se fair
mains. Enfin, montrant la porte, il ordonna :
sortez donc ! » d'un accent si impérieux que l'î
se traîna, toujours à genoux, vers la porte. Ses
eurent de la peine à l'ouvrir. Il s'échappa ei
Landri disait à Pierre épouvanté, et qui n'avail
personne maintenant pour savoir la vérité sur i
— « Suivez-le. Ne le laissez pas seul... »
— « Vous avez peur qu'il ne se tue, » fit
quand cette porte se fut refermée sur les deu:
vous aura joué cette comédie ! » continua-t-il i
amer. «Ce n'est pas lui, c'est son fils qu'il faudn
seul. Les lâches vivent. Ce sont les gens de cœu:
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l'émigré. ' 257
suicide devant la honte. Et quand on ne croit pas en Dieu!...
A cause de ce garçon, je voudrais m'ètre dominé. Je n'ai pas
pu!... Mais non. C'est mieux ainsi, » continua-t-il, avec une
sauvage énergie où reparaissait le dur atavisme d'une race de
guerre. « Nous avons trop peur de souffrir et de faire souffrir.
La douleur des fils, c'est le rachat des pères dans ce monde et
dans l'autre. Il faut savoir expier les fautes que l'on n'a pas
Commises, puisque l'on bénéficie des vertus que l'on n'a pas
eues... » Il s'était comme parlé à lui-même, et il semblait avoir
oublié l'existence de Landri, qui le regardait aller et venir
dans la chambre, muet maintenant. Le billet de Chaffin et les
trois lettres de Jaubourg gisaient toujours sur la table où il les
avait posées, en marchant sur le traître. Le jeune homme trem-
blait qu'au sortir de cette méditation passionnée la vue de ces
feuilles n'envenimât encore la blessure dont ce noble cœur
saignait. Aussi fut-il étonné du calme avec lequel, revenu à lui
et apercevant en effet ces papiers, M. de Claviers lui dit simple-
ment, en les lui montrant: « Faites comme l'autre fois!... » Il
recommença de marcher, tandis que ces preuves du redoutable
secret se consumaient. Enfin, s'arrètant devant Landri :
— « Vous avez fait ce que vous aviez promis, » hii dit-il.
« C'est bien. C'est très bien. Je suis soulagé d'un poids horrible.
Nous avons le droit de penser que toutes les lettres sont dé-
truites. Les Chaffin ne parleront pas. Ils ne peuvent pas parler.
L'honneur est sauf, et grâce à vous. Encore une fois c'est bien,
et je vous en remercie... »
— « Vous me remerciez?... Ah! monsieur!... » répondit
Landri, et, l'émotion l'étouffant : « Si vraiment vous estimez
que j'ai au moins essayé de vous satisfaire, permettez-moi d'im-
plorer de vous une grâce, celle de rapprocher le moment où
cette simulation d'intimité, que vous m'avez imposée, que vous
avez eu raison de m'imposer, finira. Cette vie dans le monde,
parmi tous ces indifférens, avec ce que j'ai là, » et il se frappa
la poitrine, « elle est trop cruelle. Je n'en ai plus la force. Vous
avez vu que je ne m'y suis pas soustrait. J'ose dire que personne
n'aura deviné ce que j'ai senti depuis ces dernières semaines.
^«is je suis à bout. Je n'en peux plus... »
— « Et moi? » dit le marquis, « croyez-vous que je n'en
[lis pas bien las aussi?.,. Mais c'est vrai. L'épreuve a duré assez.
<^ monde ne pourra plus supposer que nous nous sommes séparés
TOOT xxziz. — 1907. 17
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2S8 * REVUE DES DEUX MONDES.
sur un prétexte. Votre mariage suffira pour tout expliquer. L'au-
teur de cette infâme lettre anonyme est démasqué et désarmé
Nous n'avons plus rien à redouter. Nous pouvons en finir... Voilà
donc mes volontés, » reprit-il, après une nouvelle pause : « Vous
allez m'écrire une lettre que je puisse montrer. Vous m'y an-
noncerez votre intention, malgré ma défense, d'épouser M"' Olier,
et d'employer les moyens légaux que le Code met à votre dis-
position. Je les ignore. Vous les spécifierez. Vous quitterez
l'hôtel aujourd'hui même et me ferez savoir votre adresse, que
je puisse, s'il y avait urgence, communiquer avec vous aussitôt.
Je ne prévois pas le cas. Métivier doit, par mon ordre, avoir
réalisé la fortune qui vous vient de votre mère. Il est bien entendu
que la part qu'elle m'avait laissée par son testament y sera jointe.
Je vous demande de déposer, jusqu'à nouvel ordre, cet argent à
la Banque de France. Il me sera plus facile ainsi de verser à votre
compte, sans intermédiaire, une autre fortune que vous savez et
que vous acceptez. Vous vous y êtes engagé... Enfin, je vous
demande de ne pas vous établir à Paris, du moins tant que je
durerai... Ce ne sera pas très long... »
— « Je vous répéterai ce que je vous ai dit le premier jour, »
répondit Landri, « je n'ai qu'à vous obéir... Pour ce qui est du
dernier point, je me propose, non seulement de ne plus habiter
Paris, mais de quitter la France, d'aller entreprendre au Canada
une exploitation agricole... Â mon retour de Saint-Mihiel, vous
m'avez dit, je me rappelle vos paroles textuellement : — Il
m'est horrible que la famille que vous allez fonder porte le nom
de la mienne... Cela ne me serait pas moins horrible, à moi,
sachant désormais que ce nom n'est pas le mien. Ce nom je
n'en peux pas changer en France, sans que l'on cherche la
cause d'une pareille résolution. M'expatriant, et pour exercer
un métier nouveau dans un pays absolument nouveau, j'échap-
perai à tous les commentaires. Je compte relever un des noms
qui ont appartenu à la famille de ma mère et qui n'a pas
été repris depuis plus de cent ans. Vous parliez de moyens
légaux. S'il en existe pour que le titre de marquis de Claviers-
Grandchamp passe, après vous, à quelqu'un de vos jeunes
parens, je m'y prêterai, sous telle forme qui vous convien-
dra... »
— (( Tu ferais cela?... » s'écria M. de Claviers. Le tremble-
ment d'une émotion plus forte que toutes ses résolutions étran-
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t'ÉHlGRÉ. 259
glaitsavoîx dans sa gorge. « Tu changerais de nom?... Mais
elle; mais cette femme... »
— « Madame Olierj? » interrompit Landri : « je lui ai dit mon
projet. Elle s'y est soumise par avance, sans me demander
d'autre explication... »
— « Oui, » reprit le marquis. « C'est la vérité. C'est le
remède... » Derechef irne pouvait plus se dominer et les mots
lui échappaient avec ses pensées : « Je l'avais bien vu, dès la pre-
mière heure. Mais cela ne pouvait pas venir de moi... Adopter un
autre fils? qui ne soit pas toi? Jamais!... Ah!... » continua-t-il,
avec une exaltation grandissante, « je peux dire vraiment,
comme cette veuve du moyen âge : tu m'as été dérobé... Non,
je n'aurai pas d'autre fils. Les Claviers-Grandchamp mourront
en moi. J'aurai été le dernier du nom, comme je suis le dernier
de la race. C'est ce qu'ils auraient voulu, s'ils avaient pu prévoir.
Notre maison finira, comme elle a vécu, noblement. En y aidant,
tu as effacé l'outrage. A cause de toi, je peux pardonner... Il
faut faire notre devoir jusqu'au bout, » ajouta-t-il, au terme
d'un silence, durant lequel Landri attendit, espéra une autre
phrase, un geste, une étreinte, un embrassement. Mais le vieux
seigneur jugeait sans doute qu'il en avait déjà trop dit, et aussi
sans doute, il avait peur de lui-même, de ce flot de tendresse qui
lui jaillissait de Fâme, noyait tout. Car il conclut brusquement :
« Allez au vôtre. Je vais au mien. Adieu. »
— «Adieu... » répondit Landri. Le marquis hésita encore une
seconde. Il avait la main sur le bouton de la porte. Il le tourna
et il disparut, sans s'être même re tourné. Il marchait, du pas alourdi
qu'il avait depuis que l'affreuse découverte l'avait atteint dans
sa superbe vitalité, la tête penchée, le dos un peu voûté. Quand
il se retrouva dans sa bibliothèque, et tout seul, son épuisement
était si total qu'il se laissa choir sur le premier fauteuil à sa
portée, et il demeura ainsi, indéfiniment, à regarder, quoi? un
portrait de Landri enfant, qu'il avait dans cette pièce, depuis des
années. Tout ce passé d'amour paternel palpitait dans son cœur,
et il songeait qu'à ce même moment le jeune homme, objet de
sa passionnée tendresse, se préparait à s'en aller et à jamais.
^ and il sortit de cette immobilité farouche, ce ne fut cepen-
ut pas pour retourner dans la direction de l'appartement où
mdri était sans doute encore. Non. Il reprit sur sa table le gros
ylume où il avait écrit l'histoire de sa famille. II l'ouvrit à la
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
page de l'arbre généalogique. Il lui fallut déplier la grande
feuille sur laquelle étaient inscrits, les uns à côté ou au-dessous
des autres, plus de cinq cents noms. Les deux premiers en tête :
« Geoffroy et Aude » portaient au-dessus, cette date: 1060. Les
yeux bleus du Geoffroy IX de 1906 embrassèrent d'un ardent
regard ce tableau qui était comme le cimetière idéal de tous ses
morts. Quand il referma le livre, il était calme. Sa main se mit
à tracer, sans une défaillance, cette fois, les lignes d'un billet
qni représentait sans doute un épisode décisif dans une résolu-
tion très arrêtée. Car il le relut à deux reprises avant de le
cacheter et d'y mettre l'adresse.
— « L'automobile est dans la cour? » demanda-t-il à Gar-
nier, venu à un nouvel appel de timbre. « Qu'Auguste porte
ce mot tout de suite chez M. le comte de Bressieux. Si M. de
Bressieux est chez lui, qu'il le ramène. Sinon, qu'il laisse le
billet... » Et resté seul : « Si quelqu'un peut reprendre cette affaire
de la vente du mobilier de Grandchamp avec cet Altona, »
se disait-il, « c'est lui. Altona donnait quatre millions rien que
des objets énumérés dans la pièce numéro 44. En y joignant le
reste, il en donnera bien cinq... » Et il rangeait les papiers, pré-
parés sur son bureau, qui n'étaient autres qu'un inventaire dressé
par lui de ce reste : la vaisselle plate, les Saxes, les armes, les
livres, le linge, tout le mobilier enfin. » Cet affreux argent va
donc être rendu... En attendant Bressieux, si j'écrivais à Charlus
pour lui annoncer le mariage?... Pauvre Marie I Elle aimait
Landri. C'est un bonheur pourtant qu'il ne l'ait pas aimée aussi.
J'aurais dû empêcher cette union. En aurais-jo eu la force?... On
a la force de tout, quand il s'agit de l'honneur du nom. Et tous les
noms se tiennent. Les Claviers n'auraient pas fait, par moi, cet
outrage aux Charlus, de gâter leur sang... )> La vision soudai-
nement évoquée de la trahison lui rendant son énergie, il com-
mença cette lettre au père de Marie, qui justifierait aux yeux du
monde la brouille avec son prétendu fils, et ce nouveau sur-
saut de ressentiment paralysait, pour une minute, son désespoir
de celte séparation.
X. — ÉPILOGUE
Dans les premiers jours du mois de mars de cette année 19(1
plusieurs des convives qui avaient pris part, quelques mois a
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l'émigré. 261
nier dîner de chassse que dût jamais donner le
randchamp se trouvaient réunis, après le dé-
les petits salons de Thôtel Charlus. C'étaient Flo-
lus lui-même, et sa fille Marie , laquelle avait
de ce repas, en l'absence de sa mère, toujours
lénage Sicard et à Louis de Bressieux. Dès le
le petit de Travers, l'ami trop intime de la
ard, et Valler ego de son minuscule mari. On se
ivais quolibet sur la taille et le nom des figu-
ge à trois : « lesTrois-Demi. » Elzéar de Travers,
se au vent, sa blonde moustache en l'air, ses
à fleur de tête, représentait un type accompli
î potins, qui court de cercle en cercle, de salon
1 : « Vous savez la nouvelle?... » suivi d'ordinaire
ant des récits. Il n'avait pas manqué, cet après-
itude :
qui j'ai rencontré hier soir, partant pour l'An-
ire du Nord,' où j'étais allé accompagner lady
a chargé de vous dire ses complimens? » il
rs Simone de Sicard qui lui sourit. « Geoffroy
va acheter là-bas des chevaux I... »
trouve donc pas assez ruiné? » dit Sicard. « Il
'héritage Jaubourg, la vente des tableaux et des
id champ, il doit encore dix millions... »
vez savoir cela, vous, monsieur de Bressieux, » fit
pie de Charlus, en s'adressant au courtier mon-
sait deux fois. En sa qualité de fille noble et
rang, elle avait, malgré son modernisme, une
tnte contre ceux de sa caste qui dérogeaient
Qoralement, et puis, toutes les personnes mêlées
)in au mariage de Landri avec M"' Olier, iui
tables. Or, le bruit courait, justifié en partie
sans l'intermédiaire du subtil seigi\ieur de La
le marquis de Claviers n'aurait pas pu restituer
une maternelle. Marie en concluait, avec l'ima-
ieuse d'une rivale, que certainement si cette
Été reculée, cette intrigante de M"' Olier avait
reculer la cérémonie jusqu'au complet règlement
le se disait que Landri aurait été éclairé par ce
que ce mariage n'aurait pas eu lieu — enfin
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REVUE DES DEUX MONDES.
S les folies d'une jalousie exaspérée. Bressieux en payait
ais.
- « Moi? » répondit-il, sans se fâcher. Il n'était susceptible
ses heures et il tenait trop aux Charlus pour ne pas baisser
Ion devant la spirituelle Marie : « En efifet, j'ai eu la chance
pêcher ce brave Geoffroy d'être par trap volé dans cette
des merveilles de Grandchamp. Grâce à mes conseils, îl a
i millions du tout. Maxwell Âltona lui en offrait quatre, et
ulait en demander cinq. Rien que les tapisseries valaient
Luit cent mille francs... Ces dix millions de dettes ! c'est de la
ide. Si vous voulez mon opinion, il est absolument tiré
ire et il garde cent bonnes mille livres de rente... Évidem-
, le coup a été dur... »
- « Il paraît que Landri, conseillé par cette femme, a
mé jusqu'aux intérêts des intérêts... » dit M"' de Sicard.
- « Je ne croirai jamais cela de lui, » fit vivement Marie de
lus. « Quant à elle, c'est vrai qu'elle n'a pas une bonne
e. C'est bien mérité. Elle devra travailler ferme pour se
recevoir... »
- « Aussi n'essaiera-t-elle pas, » repartit Bressieux.
offroy m'a annoncé que le ménage allait s'établir en Amé-
I... »
- « Ah ! Landri nous fait le coup du ranch ! » fit le petit
d. « Nous la connaissons, celle-là. Vous les verrez revenir
un an, à Paris-les-Bains, où l'on vit si heureux, même en
blique. Et il nous présentera sa femme, et nous la rece-
j, et nous aurons joliment raison. Entre nous, ce bon Cla-
n'a pas eu le sens commun dans toute cette affaire-là.
e vit pas à ce degré contre son temps. »
- « Vous aimeriez mieux qu'il vécût contre son nom ? » in-
ta Charlus. Pour lui aussi, le mariage de Landri avait été
déception trop amère : « Ma parole d'honneur ! » conti-
;-il, « je trouve cela étonnant, que la conduite de Claviers,
ste, si sage, si légitime, ait pu trouver des critiques. Et
i nous!.. Mais tout s'en va, et du grand au petit. Dinez
rs, n'importe oii. Les gens d'aujourd'hui ne savent même
les places à table... Claviers a donné un magnifique
pie... »
- « Je suis de cet avis, » dit Bressieux. « Si nous ne défen-
pas nos noms, que défendrons-nous?... » Puis, avec son
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l'émigré. 263
ironie rentrée : « Évidemment Geoffroy gâte le marché. Mais
soyez tranquille, Sicard. La bourse des titres n'est pas près d'être
fermée, — même en République, pour dire comme vous... »
— « Ça n'empêche pas, » fit Elzéar de Travers, venant au
secours du mari de Simone, « que voilà un équipage de moins.
Et qpiel équipage ! Comme c'était tenu !... »
— <c Et quelle table 1 » dit Sicard.
— « Moi, » insista Simone, « je suis tout de même pour les.
amoureux. A la place de M. de Claviers, j'aurais un peu grondé,
pour le principe, et puis donné une de ces fêtes, comme il savait
les donner... »
— « Tenez, ma chère, » reprit Gharlus exaspéré, « quand je
vous entends, vous et Jean, parler ainsi, je me demande s'il ne
faudrait pas souhaiter un autre 93, pour vous rendre à tous le
sentiment de ce que vous êtes et de ce que vous devriez être. »
— « Ah ! » dit M"* de Sicard en riant, « vous voilà comme
ma grand'mère de Prosny, qui prophétisait tous les soirs la
guillotine... »
— « Je sais, » interrompit Marie de Charlus, « tu lui répon-
dais : — Vous espérez la noble montée, vous aurez le mur!...
Mur ou montée, c'est toujours du sang qui coule, et je donne
raison au vieux Claviers, tâchons que ce soit du sang pur, et
celui de ses petits-enfans ne le sera pas. Il a tout essayé pour
l'empêcher, il a bien fait... C'est ce que j'appelle du chic et pas
du chiqué. »
Et sur cette conclusion du « Gratin libéré, » la conversation
tourna, Bressieux ayant demandé à Simone, d'un air indifférent :
« Avez-vous vu la nouvelle pièce des Français? » afin de ne pas
prolonger ces propos dangereux. On parlait tout bas d'un projet
de mariage du propre frère de Sicard avec une des demoiselles
Mosé, et le mordant personnage regrettait presque d'avoir cédé
au plaisir d'enfoncer sa dent venimeuse dans l'amour-propre du
plus heureux des « Trois-Demi. » La commission touchée dans la
seconde affaire Altona, — deux cent mille francs, lés Chaffins du
monde coûtant plus cher que les autres, — l'avait remis à flot
pour quelque temps. Mais qui sait? Le futur ménage Sicard-Mosé
aurait peut-être besoin de conseils pour se meubler.,. Aussi
îssayait-il de réparer, auprès de la jeune femme, le tort qu'il
'était fait près du mari par son épi gramme. 11 y tâchait sans
verve, du reste. Si contradictoire que cela puisse paraître, le
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264 REVUE DES DEUX MONDES.
malheur de Geoffroy de Claviers Tattristait, — malgré les
deux cent mille francs si prestement gagnés. Il ^es avait raflés,
en faisant réellement rendre au sieur Àltona un million de plus.
Puis, comme, à côté du brocanteur, il y avait en lui un homme
de race, il avait admiré la tenue de châtelain de Grandchamp
dans une épreuve, dont il était le seul peut-être à comprendre les
dessous. C'était même la petite attaque dirigée contre le cheva-
leresque marquis par Jean de Sicard qui lui avait arraché son
mot, et pendant que le salon discutait sur les acteurs de la rue
de Richelieu maintenant, il était, lui, en pensée ailleurs :
— « Claviers en Angleterre? » se disait-il. « Pour acheter
des chevaux?... Allons donc! Il aura voulu revoir Landri encore
une fois. Comme il laimait!... On ne m'ôtera jamais de Tidée
qu'il aura été renseigné par ce Chaffin, à qui cette infamie n'aura
pas porté bonheur, puisque Altona m'a raconté qu'il a eu une
attaque de paralysie... C'est encore une chance, cette attaque. Le
drôle aurait réclamé un tant pour cent, comme ayant amorcé
l'affaire!... »
Les observateurs du type de Bressieux, ces marchands dé-
guisés, qui ont pour gagne-pain — ou gagne-luxe — l'étude des
caractères de leurs dupes ou de leurs concurrens, possèdent vrai-
ment une double vue. Au même moment où ces commentaires,
pas très intelligens, pas très bienveillans, pas très sots et pas très
malveîllans non plus, — une vra^e causerie d'amis du monde, —
s'échangeaient ainsi chez les Charlus, une autre scène avait lieu,
à bien des lieues de là, et c'était la véritable conclusion de cette
histoire. Ce dénouement avait pour théâtre un des endroits où
Ton imagine le moins que puissent se prononcer certaines pa-
roles : — une chambre d'un hôtel de voyageurs à Liverpool, dans
cette ville des bords de la Mersey, l'énorme entrepôt du com-
merce anglais. Tune des extrémités d'une immense rue mou-
vante de paquebots et de voiliers, dont les deux autres termes •
seraient Boston et New- York ! Ville de docks et de gares, de fu-
mée et de vitesse, toute haletante d'un travail mondial, avec ses
constructions de briques et de pierres inégales et chaotiques,
dressées hâtivement, sur lesquelles les plus beaux jours ne dé-
ploient qu'un ciel vaguement bleu, brouillé de vapeurs! C'était
un de ces ciels incertains et voilés que Landri et Valentîne aper-
cevaient, par la fenêtre en bow-window, d'un petit salon privé
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l'émigré. 265
de cet hôtel où ils étaient descendus la veille. Et ils attendaient
Tinstant de gagner le bateau qui les emmènerait en six jours à
New- York, d'où ils gagneraient Montréal, puis Ottawa, pours'occu-
per de leur établissement définitif. Le petit Ludovic avait voulu
monter déjà avec son précepteur & bord du steamer, que les deux
époux, — ils étaient mariés depuis dix jours, — pouvaient voir
amarré au quai, à quelques pas de l'hôtel. Le monstrueux bâti-
ment s'appelait la Cambria, le nom latin du pays de Galles. Il
avait trente-deux mille cinq cents tonnes, une force de soixante-dix
mille chevaux, sept cent quatre-vingt-dix pieds de longueur,
quatre-vingt-huit de largeur. Sa coque démesurée se dressait
toute noire sur l'eau grise de la rivière enflée par le frisson-
nement de la marée. Un palais flottant, percé d'innombrables
fenêtres, et d'où sortaient les tuyaux de quatre énormes chemi-
nées, détachait sa blancheur au-dessus de la ligne de flottaison.
Des locomotives sifflaient. Des voitures de tramway passaient
le long de leurs fils électriques avec un crépitement. Entre
l'hôtel et le quai, ce n'étaient qu'allées et venues de voyageurs
donnant des ordres, surveillant leurs malles, hélant des por-
teurs. Valentine avait envoyé en avant sa femme de chambre,
en sorte qu'il ne restait plus môme un paquet dans ce salon vide,
dont l'ameublement d'acajou sombre accentuait encore la morne
banalité. Qu'ils étaient loin, elle, du petit sanctuaire intime de la
rue Monsieur, lui, des magnificences de Grandchamp et de la
rue du faubourg Saint-Honoré ! Ce contraste était l'image antici-
pée de l'exil que Landri avait voulu et qu'elle avait accepté. Cette
mélancolie des choses autour d'eux ajoutait encore à la détresse
dont le jeune homme se sentait oppressé. Il pensait à M. de Cla-
viers, et il disait à sa femme :
— « Tu vois bien qu'il ne m'a môme pas donné signe de vie.
S'il avait dû écrire, il l'aurait fait à Londres. Il a su toutes mes
étapes, jour par jour, heure par heure, et pas un mot, pas un
signe qu'il me garde un peu de l'ancienne tendresse!... »
— « Il te la garde toute, » répondait Valentine. Elle avait
pris la main de son mari et la lui serrait d'une pression douce,
comme pour faire passer la pitié dont elle débordait, dans cet
^'^mme à qui elle avait donné toute sa vie. Elle le voyait saigner
jie blessure si profonde, môme dans son bonheur, et elle l'en
naitd'un amour plus profond, plus passionné. «Il y a encore une
ire et demie avant le départ, » ajouta-t-elle. « Attendons. »
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266 REVUE DES DEUX MONDES.
— « Attendre?... » reprit Landri. « Je ne fais que cela depuis
cet affreux instant où il a passé la porte, sans me regarder, sans
se retourner. J'aurais dû aller le demander chez lui, essayer de le
revoir... »
— « Mon Dieu! » fit-elle. « Pourvu qu'en te conseillant de
lui écrire seulement, je ne t'aie pas donné un mauvais avisl...
J'ai tant cru qu'il fallait le laisser revenir de lui-môme?... Mais
j'espérerai jusqu'à la dernière seconde... Tu auras une lettre, un
mot, quelque chose... »
Ils se turent, attentifs aux plus légères rumeurs de l'escalier
sur les marches duquel résonnaient les pieds hâtifs des loca-
taires de cet hôtel, habité à la façon d'une gare, — entre un de
ces rapides de l'Océan, comme la Cambria, et un de ces trains de
bateau, — un de ces specials, comme on les appelle en Angleterre,
— qui courent incessamment de Liverpool à Londres et de
Londres à Liverpool. A chacun de ces bruits, Landri frémissait
d'un tressaillement que la main de Valentine calmait d'une
étreinte plus tendre. Le passant ne s'arrêtait pas devant la porte,
et toutes les images de ces deux mois affluaient à l'esprit du
jeune homme, pour redoubler en lui ce besoin d'un autre adieu,
venu de celui que, mentalement, il appelait toujours son père. Il
se revoyait, s'en allant de l'hôtel de la rue du faubourg Saint-
Honoré, après leur dernier et cruel entretien, et sa recherche
d'un appartement meublé où s'installer pour plusieurs semaines.
Il revivait les jours qui avaient suivi son étrange existence dans
Paris, quand il vaquait aux préparatifs de son mariage et de son
départ, en évitant les rues et les figures connues. Quelques épi-
sodes se détachaient plus nets : — des visites chez Métivier, une
entre autres, où le notaire, en le regardant avec des yeux si inqui-
siteurs, en dépit de la discrétion professionnelle, lui avait parlé
de la vente de Grandchamp, — une rencontre par hasard avec
Pierre Chaffin, où celui-ci avait détourné la tête, victime inno-
cente de la honte paternelle, — une autre avec Altona, où le fu-
tur baron l'avait salué d'un coup de chapeau de gentilhomme à
gentilhomme, familier, presque protecteur I II se revoyait rece-
vant une enveloppe recommandée de l'écriture du marquis, dans
laquelle se trouvait le reçu d'une somme de près de trois millions
versée à son compte à la Banque de France. C'était la fortune
de Jaubourg. Et il retrouvait le battement de cœur qu'il avait eu
pour aller, après bien des réflexions, chez un prêtre de l'église
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l'émigré. 267
Saint-François Xavier, qui était le confesseur de M"* Olier. Quel
autre contraste avec le matin, où, s'élançant de son automobile,
il gravissait les marches de la même église, pour dérouter Tob-
servatîon du chauffeur. Il y entrait cette fois, troublé de préoc-
cupaticms plus graves que celles d'assurer le secret de ses visites
rue Monsieur ! Il venait demander à l'ecclésiaslique d'être son in-
termédiaire pour un don anonyme qu'il voulait faire de cet argent
à la « Société de secours aux blessés militaires des Armées de
Terre et de Mer ! » Quel orgueil il avait eu et quelle espérance,
lorsqu'il avait pu, après une semaine, ce difficile projet une
fois réalisé, envoyer lui-même à M. de Claviers, par une lettre,
recommandée conmie la sienne, les pièces qui prouvaient ce
versement. Cette Croix-Mouge Française, c'était encore l'armée.
Quelle tristesse que le marquis ne lui eût pas répondu ! Il n'avait
pas répondu non plus à une nouvelle lettre, par laquelle Landri
lui annonçait et son mariage et la date de son départ. Et le
jeune homme se revoyait aussi, dans une des chapelles de cette
même] église Saint- François, agenouillé devant l'autel avec
M"' Olier, n'ayant auprès de lui que les deux témoins de la
jeune femme, des parens venus de province, et ses deux témoins
à lui : le capitaine Despois avec le lieutenant Vigouroux. Il
se revoyait enfin, écrivant au marquis de Claviers une dernière
lettre où il lui disait le détail de son voyage, la date de son
arrivée à Londres, la durée de son séjour, l'adresse de son hôtel,
la date de son arrivée à Liverpool, l'adresse de cet autre hôtel,
le jour et l'heure du départ du bateau, et il lui apprenait aussi le
nom adopté, parmi les anciens titres des Caudale : Saint-Marc.
Quand il avait siçné ainsi : M. et M"' de Saint-Marc, sur le
registre de l'hôtel à Londres, pour la première fois, quelle émo-
tion singulière il avait éprouvée, faite d'allégement tout ensemble
et de chagrin ! Et il s'était dit, toujours possédé par l'idée fixe
de celui dont il s'était si longtemps cru le fils : « Ce mot d'adieu
qu'il a refusé à Landri de Claviers, qui n'était pas un Claviers,
il ne le refusera pas à l'autre, & Landri de Saint-Marc qui, par sa
mère, est un vrai Saint-Marc. » Vain raisonnement ! Ce sacrifice
suprême n'avait pas eu raison d« l'inexpiable rancune. Et dans
^'excès de peine que lui causait ce silence, à présent définitif,
^ndri regardait Valentine qui le regardait. Dans son costume
Je voyage elle était toute mince, toute jeune. De ses prunelles
[profondes émanait un tel dévouement ! Sa grâce fragile semblait
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
tant appeler la protection! Et, l'attirant contre lui, il l'embrassa
longuement avec cette sensation qu'il pouvait encore vivre
cependant, pour elle et par elle. Singulier mystère de la mé-
moire ! Pendant que ses lèvres s'appuyaient sur les lèvres de sa
chère femme, il se ressouvenait de la phrase qu'avait prononcée
M. de Claviers sur ces exilés qui s'en allaient de leur ville,
« en emportant leurs dieux. » Il entendait en pensée la voix
haute et claire de « l'Émigré » disant ces mots, dans son appar-
tement de Saint-Mihiel... Soudain, — était-ce une illusion? — il
crut l'entendre, cette voix, réellement, qui parlait dans le couloir :
— « Écoute ! » fit-il, en serrant le bras de Valentine. » On
vient... Mais c'est lui !... »
— « C'est lui! )) répéta-t-elle, défaillante, et, comme on frap-
pait, « je te laisse seul... C'est mieux ainsi... » Et, du seuil
de la pièce voisine, se retournant, la main sur son cœur, pour
en comprimer les battemens : « Je t'avais bien dit d'espérer... »
Elle était à peine sortie de la chambre que la porte s'ouvrit,
et, par derrière le garçon d'étage, apparaissait la silhouette du
marquis de Claviers. Encore vieilli depuis ces deux mois, le
visage plus ravagé, plus creusé, il était plus que jamais le Sei-
gneur, l'homme d'une grande lignée et qui, partout où il vient,
est un Maître. Il était bien ému , en ce moment, où il faisait
une démarche si contraire, semblait-il, à sa récente attitude
et il trouvait le moyen de garder, dans toute sa personne, cette
espèce de bonhomie hautaine qui était la sienne. Il vit Landri, et
simplement, sans un mot, il lui tendit les bras. Le jeune homme
répondit à ce geste qui décelait tant de tendresse, et tous les
deux s'étreignirent, comme s'ils étaient toujours à ces heures
où, traversant ensemble la forôt de Hez, ils se croyaient du
même sang, les rejetons de la môme antique souche, un père
et un fils qui peuvent différer d'idées, mais que lie une chaîne
aussi indissoluble que leur propre personne. Un père et un fils!
Ils n'avaient pas cessé de l'être par le cœur, et, dans cette
minute d'un élan passionné, après que, tant de jours durant, ils
s'étaient interdit de se montrer leur affection, ils n'écoutaient
plus que ce cœur :
— « Ah! » disait M. de Claviers, « tu n'es pas parti! Je suis
arrivé à temps!... Non. Je ne pouvais pas te laisser t'en aller
ainsi,... Je ne pouvais pas,... Je t'avais écrit. J'avais préparé une
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l'émigré. 269
dépèche. Je n'ai rien envoyé. C'était de te voir que j'avais besoin,
une fois encore, d'entendrp ta voix, de te parler... Jusqu'au
dernier moment, j'ai résisté. Je savais que cela me coûterait tant
de te reperdre I... Et puis, quand j'ai vu approcher l'heure du
dernier train pour l'Angleterre, après lequel il serait trop tard,
je n'y ai pas tenu... J'ai passé à ton hôtel à Londres, avec l'idée
que peut-être tu aurais remis ton départ... Enfin, me voici et te
voici... Tu as été si admirable! Cette dernière action encore,
cette fortune que tu n'as pas voulu garder!... Je t'aurai du moins
répété que je te remercie. Je t'aurai dit que je n'ai jamais cessé
de t'aimer... »
— « C'est moi qui dois vous dire merci, » répondait Landri,
« d'avoir compris l'appel de mes lettres... C'est vrai. M'en aller si
loin, sans vous avoir revu, c'était bien dur. J'aurais supporté
cette souffrance comme les autres, sans me révolter. Celle-là, je
crois que je ne l'avais pas méritée. Je vous ai toujours tant aimé,
moi aussi, tant vénéré... »
— « Tu n'en avais mérité aucune, » interrompit le marquis
vivement. Puis, se laissant tomber sur un des fauteuils, et dans
une attitude d'accablement : « aucune, » répéta-t-il, « et tu as
eu le droit de me trouver bien cruel. »
— « Moi? » s'écria le jeune homme. « Ne dites pas cela. Ne
le pensez pas... »
— « Je le pense, » répondit M. de Claviers. « Je t'ai senti si
malheureux quand nous nous sommes séparés. Tu étais là, je
le voyais, m'aimant tellement, attendant un mot. Je ne l'ai pas
prononcé, parce que, moi aussi, je t'aimais trop. Si je t'avais parlé
alors, je n'aurais plus eu la force d'aller jusqu'au bout de ce que
je devais. Il fallait que cet argent fût rendu. Il fallait vendre
toutes les reliques de Grandchamp. Il fallait mettre, entre toi
et moi, aux yeux du monde, l'irréparable et qu'il ne devinât
rien... J'avais besoin d'étouffer cette paternité que je ne par-
viens pas à détruire. C'est moi qui ai fait ton âme, cependant !.,.
Si je n'avais pas été Théritier des Claviers-Grandchamp, le dé-
positaire du nom, le représentant de la race, mais je me serais
tû, par amour pour toi, quand j'ai eu cette lettre anonyme. Seul
'*•* cause, j'aurais supporté l'outrage. Tu n'aurais jamais su que
savais. A cause d'eux, pour leur maison, je devais agir comme
agi. Mais j'ai pu mesurer ,ta douleur à la mienne. Et moi,
i^ais mes morts pour me soutenir, au lieu que toi... »
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270 REVUE DES DEUX S
— « Je vous avais, » répondit Lan
Vous dites que vous avez fait mon an
vous ne le savez et, moi-môme, je ne i
pris à quel point je pensais comme
fondes qu'à travers cette douleur...
cette conversation, après la chasse, la
que nous ayons eue, vous me parli
tructibles, de cette imbrisable unité
nous sommes issus. Et je discutais av
droit de Tindividu à vivre sa vie, à cl
Tinstant où j'ai su le secret de ma na
vous aviez raison contre moi... Votre
n'étais pourtant pas coupable personi
m'est apparu dans une telle évidence
mon devoir de vous la donner, cette
plète, totale ! J'ai senti que le fond du fc
cette solidarité entre son présent et
avant qu'il n'existât lui-môme. J'ai sen
Toutes vos idées, contre lesquelles
se sont révélées à moi dans leur véi
règle de ces actions que vous voulez h
m'avez dit : — A cause de toi, je puis
vous m avez versé et sur quelle blessi
dans mon martyre, un apaisement
plus quitté. Voilà ce qui m'a soutenu
— « Ah I mon enfant!... » reprit
t'appeler mon enfant!... Tu parles de!
mienne, qui donc l'a un peu adoucie,
sées, tes gestes, tes résolutions, j'ai h
m*a aidé, en me prouvant que cela d\
— mon effort de tant d'années pour t':
pour créer en toi un homme... Va,
souffrance, j'ai compris bien des chos
débattu longtemps contre mes idées. '
rite, elles étaient mêlées à trop d'autri
trop de tentations. J'ai été trop fier
aimé la vie. Tu as pu croire qu'il y a
réflexion, et plus de tempérament qu
cipes dont tu as constaté, à l'épreuv
vraiment en eux. Je n'en ai pas tiré,
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l'émigré. 271
que j'aurais dû. Je n'ai pas assez vu/ dans le rang où la Provi-
dence m'avait mis, le bien à faire. A cause de cela, je devais être
frappé, et sans doute aussi les miens en moi. Pans une race qui
a duré des siècles, bien des fautes secrètes ont dû être commises,
auxquelles il faut une expiation. J'ai interprété dans ce sens
cette grande misère. Je l'ai acceptée. Je l'ai offerte à Dieu, et, je
te l'ai dit, j'ai pardonné... Et maintenant, » avec un accent d'une
infinie tristesse, « il faut que je lui offre ma vieillesse solitaire...
Gomme elle va l'être, sans toil... » Il répéta : « sans toi!... » et,
en proie à une émotion croissante : « Si nous voulions, pour-
tant?... Tu me parlais d'adopter un fils, l'autre jour... Il y a eu
des familles, sur le point d'être éteintes, qui se sont prolongées
ainsi I... Je fais un rêve. Si je t'adoptais toi?... Alors tune me
quitterais pas... Le monde, qui n'a rien su, ignorerait ce pacte,
passé de toi à moi. On dirait : Claviers est fou. Ce n'était pas la
peine de tant crier pour céder ensuite enfin,.. Que m'importe?...
Je t'aurais... Tu me fermerais les yeux... »
— « Non, » répondit le jeune homme, avec une fermeté sin-
gulière. « Ce n'est pas possible. On adopte un étranger, un
parent, mais pas moi... » Et, baissant les yeux, l'enfant de la faute
répéta: « Pas moil... En ce moment, c'est votre tendresse qui
s'émeuty qui parle, ce n'est pas votre pensée. Ce ne sont pas vos
convictions, j'ose dire les nôtres. Aujourd'hui je vous représente
quelqu'un que vous chérissez et que vous allez perdre. Demain,
après-demain, sL nous faiblissions de la sorte, ce que je vous
représenterais de nouveau vous ferait horreur, horreur à moi
aussi... Je n'y consentirais pas. Ce nom auquel je n'ai pas droit,
et que j'ai porté si longtemps, ce nom volé, je ne le reprendrai
pas, même de vous... » Et, douloureusement: « D'ailleurs, j'y
aurais droit, que je ne saurais comment vivre en France, à pré-
sent que j'ai quitté mon métier. Vous dites que vous n'avez pas
assez vu, dans votre rang, le bien à faire? C'est que réellement,
à cause de ce rang même, vous étiez condamné à l'inaction. Et
encore, quand vous aviez mon âge, un Claviers pouvait-il espé-
rer de voir s'établir en France un régime où on l'emploierait?
Cette attente, aujourd'hui, serait folle... Et moi, j'ai besoin d'agir.
'* veux travailler, dépenser mes facultés. Où je vais, dans un
ys vierge, je recommencerai mon existence, je fonderai une
imille, sans rencontrer cet ostracisme qui m'était si dur, quand
je me croyais ce que je n'étais pas. Cela encore m'empêcherait
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
d'accepter, quand il n'y aurait pas ce mensonge que vous non
plus ne supporteriez pas. J'en appelle à vous-même, au chef de
famille que j'ai toujours connu si entier, si intransigeant, si
hostile à tous les compromis... »
— « Tu as raison, » fit M. de Claviers, d'une voix brisée.
« L'Esprit est fort et le Cœur est faible!... Disons-nous donc
adieu, Landri. Rien ne m'empêchera, si tu me manques trop,
et si je vis, d'aller te trouver où tu seras... Et si je ne vis pas !... »
Il hocha sa vieille tête dans un geste de suprême lassitude. Puis,
aussi fermement que l'autre tout à l'heure : « Oui, » répéta-t-il,
« il faut savoir être le dernier de la lignée, clore la liste digne-
ment... Tu as raison, » répéta-t-il, « trop raison !... J'aurai usé
mon existence dans une longue attente, toujours déçue : Le Roi
revenu, la Révolution refoulée, nos maisons restaurées, l'Eglise
triomphante, la France régénérée et reprenant, avec ses tradi-
tions, ses frontières naturelles, sa place en Europej — que de
songes! Et rien n'est arrivé, rien, rien, rien. J'aurai été un
vaincu. J'aurai défendu des tombeaux. Tu me le disais si juste-
ment, et, pour finir, cette tragédie, où sombre ma dernière espé-
rance!... Non, je ne peux pas t' adopter, c'est vrai. Les Claviers-
Grandchamp mourront avec moi, et c'est mieux ainsi. Ils
mourront, comme meurent, les unes après les autres, toutes les
grandes familles de France. Nous nous en allons, comme s'en est
allée cette vieille monarchie qui nous avait faits et que nous
avions faite... Mais le blason n'aura pas eu une tache. Je saurai
bien finir... Et maintenant, » ajoula-t-il après un silence, et de
l'accent d'un homme qui a pris son parti, virilement, et ne
gémira plus : « quittons-nous. A quelle heure part ton bateau ?... »
— « A quatre heures e1 demie, » dit Landri.
— « Il va en être quatre, » fit le marquis. « Tu dois aller à
bord. Adieu ! » Il prit de nouveau le jeune homme dans ses bras
et le serra contre lui avec une force extraordinaire, mais sans
une larme. Ensuite, il parut hésiter une seconde. Une inexpri-
mable tendresse passa dans ses yeux, et il dit, presque tout
bas :
— « Je ne voudrais pas m'en aller, sans avoir vu ta femme. »
— « Je vais la. chercher,» répondit le mari de Valentine,
presque à voix basse, lui aussi, tant il était remué par cette
dernière preuve d'une aflFection dont il s'était cru privé à jamais.
En mesurer la profondeur, c'était mesurer l'abîme de chagrir
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l'émigré. 273
tait descendu, et où il se préparait à bien finir,
; dit avec une simplicité sublime. Quand Landri
la main de sa jeune femme, il ne put réelle-
er une parole pour la présenter. Elle était toute
iante, et elle regardait de son beau regard droit,
e : « Lisez en moi, » le grand seigneur, inconnu
ans son aspect physique, et dont elle savait toute
atempla quelques instans, sans parler non plus,
lit-il pas subi le charme de cette créature si
iont chaque trait, chaque geste, chaque soupir
sibilité brûlante et délicate, aimante et pure?
1 pas éprouvé aussi, en sa présence, Tavivement
guérissable plaie? Comment ne l'eûl-il pas com-
;re?... Mais non. Ces yeux-ci ne pouvaient pas
ieuse et frémissante femme dont les prunelles
it sur lui avec tant de ferveur et de transparence
i qui Tavait choisie la compagne fidèle, l'amie
ires, celle qui devine et qui console toutes les
ient tous les généreux efforts. Il pouvait laisser
v^ec elle, sans une appréhension. Elle saurait
héroïque reconstruction d'un foyer, parmi tant
illait tenter. Ce fut aussi la pensée que le vieil-
it haut, incapable dans cette minute solennelle
s phrases de convention, et ne pouvant en dire
ient été trop vraies :
i à vous saluer, madame, avant votre départ...
assé... Je ne vois plus en vous que la femme do
me le mieux au monde. J*ai voulu savoir entre
ivait confié son bonheur. Je le sais, maintenant,
)i. une grande joie, la dernière de ma vie. Je
, »
monsieur, » répondit Valentine, «je n'oublierai
inute... Votre bénédiction nous aurait trop
3us l'apportez. C'est aussi une bien grande joie
soin, autant que Landri... »
$ entre ses mains la main du marquis, et, par un
>férence filiale, elle allait la porter à ses lèvres
3 lui, lui mit un baiser sur le front, baiser de
esse, de bénédiction, — ainsi qu'elle avait dit
lier regard pour Landri, un geste d'amitié, et il
- 1007. i8
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274 REVUE DES DEU
sortit de la chambre où les deux i
auprès de l'autre, émus jusqu'au f(
d'humanité douloureuse et haute (
sans une plainte.
— « Quelle grande chose qu'i
Valentine.
— « Tu comprends maintenan
lutter contre son influence autrefoi
que Je ne le reverrai plus ici-bas,
— « Il sera encore là pour te \
Trois quarts d'heure plus tard
commença de s'ébranler, et comme
au bastingage de l'arrière, regard
déjà éloigné du bord, la foule
prendre congé des passagers, ils p
ce quai, un homme se tenait à pari
et dans cette silhouette altière ili
s'était placé là, pour apercevoir un
être aperçu de lui. A cette distant
de brouillard, il était' impossible
vent de mer agitait l'étoffe sombre
qui restait immobile, d'une immo
bien que sa Valentine fût là, qui
mait, Landri sentit, à ce spectacle
froid de la mort. Ce dernier des C
dans cette solitude, par ce soir brui
regardant s'en aller tout ce qu'il ;
l'honneur de son nom, c'était vrai
n'est plus ni de son pays, ni de soi
cette station du vieux gentilhomm
quai de Liverpool était le supri
fondait dans un symbole plus lar^
ce fantôme d'un vivant, les fantÔB
saient. Cet héritier de tant de se
drait avec lui, incarna pour un
lui-môme, la mélancolie de toute i
il, qu'un autre « Émigré? » N'alla
delà des flots une existence qui an
le nom que la loi lui reconnaissa
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l'émiqeé. 276
tranquille et comblée? Il avait sacrifié cette destinée, si enviable
aux yeux de tant de gens, à quoi? A un principe. C'est pour
maintenir ce principe qu'il abandonnait sa patrie, pour ne pas
porter un nom qui n'était pas le sien, et cependant sauver la
mémoire de sa mère. Une autre phrase prononcée par M. de Cla-
viers dans leur discussion de Saint-Mihiel, après son refus d'aider
à l'inventaire, lui revint à la mémoire : « Il faut quelquefois
démissionner de sa vie pour garder le germe de l'avenir I »
Landri en sentait toute la force, et quelle réserve d'honneur re-
présente un véritable aristocrate, tel que celui dont la forme
s'effaçait là-bas, de plus en plus lointaine. Reportant sa pensée sur
son pays, il se prenait à songer avec bien de la mélancolie que
la France ne les emploie plus, ces exemplaires d'une sélection
fixée et supérieure. Elle les paralyse par la persécution. Elle les
dégrade par l'oisiveté. Elle les ruine par ses lois sur les héri-
tages. Tout son effort s'acharne à détruire les conditions où d'au-
tres pourraient grandir... La Cambria allait quitter la Mersey.
La grande houle du large ondulait en immenses plis autour de la
coque puissante du vapeur. Les feux des fanaux trouaient de
clartés plus dures la brume plus dense. Autour de l'exilé réson-
nait une langue étrangère, celle des rivaux séculaires qui ont
tout su garder du passé pour mieux dominer le présent, et
Tofficier démissionnaire mélangeait la pitié pour cette France
qu'il n'habiterait peut-être plus jamais, à celle qu'il éprouvait
• pour le vieux gentilhomme envers lequel il ne cesserait pas
d'avoir une tendresse de fils, et il tendait en vain les yeux pour
essayer de revoir encore une fois, à travers l'espace, la hautaine
et immobile silhouette disparue là-bas,' dans la nuit, — sans
doute pour toujours 1
Paul Bouroet.
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FIN DE L'EMPI
Les réformes constitutîonn
volutionnaîre, loin de là. « T
blique, malgré rinlerdiction fc
tribune d'attaques violentes, pi
damnés à la prison, à Tamenc
d'ardeur encore; habituer le p
mettre en fuite les commissa
partistes; parler à Tarmée pai
esprits sans cesse en parlant, e
sant des barricades, môme in*
dues et bientôt prises, en ébauc
complot parmi les citoyens ov
ces complots avorter successi
fut la tactique de tous les homi
velle (1). » Ce qui était interd
long de la frontière. En sep ter
à Bâle et à Lausanne. A Bàle
l'Allemand Karl Marx, le Fn
54 voix contre 4, on décréta
(1) Floiirens, Paris livré, p. 4.
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 277
cessité de la liquidation sociale, c'est-à-dire, selon
B Bakounine, << Texpropriation en droit de tous les
ictuels, par labolition de TÉtat politique et juri-
opriation de fait partout, autant et aussi Vite qu'elle.
» Les Français qui s'opposèrent à cette déclaration
eproduisirent les théories proudhoniennes, guère
es : « La terre à qui la cultive, la maison h qui
)ital à qui l'emploie. » On se donna rendez-vous
uivante à Paris libre. '
ois ne laissèrent pas aux ouvriers le privilège de
ictor Hugo, empruntaht à Garibaldi son rôle et sa
manda au Congrès de la Paix à Lausanne, dans la
émagogie universelle, de « signifier à qui de droit
est mauvaise, que le meurtre, même glorieux et
me, que le sang humain est précieux, que la vie est
dernière guerre soit nécessaire, hélas! je ne suis,
ceux qui le nient. Que sera cette guerre? Une
quête? Quelle est la conquête à faire? La liberté. »
mbrassement de la république et du socialisme,
lotre liberté « immaculée et inviolée fût comme
me cime \derge en pleine lumière. Je salue la ré-
el »
éclata à Aubin dans l'Aveyron (8 octobre), qui
) un aliment aux déclamations révolutionnaires,
uvriers des mines suspendirent tout travail, de-
lugmentation de salaires et le renvoi ou la démis-
lieur en chef. Ils se livrèrent à des manifestations
é extrême. Les représentations bienveillantes du
stées vaines, trente hommes de troupe furent en-
)téger les ouvriers paisibles et laborieux. Les gré-
pitent sur eux, essaient de les désarmer, les acca-
Bs, de débrts de fonte et môme de barres de fer
; plusieurs hommes sont blessés. L'officier, confor-
igïemenl militaire qui prescrit aux hommes atta-
endre, les voyant acculés, écrasés par le nombre.
Défendez-vous. » Les soldats tirent et environ
Ls et vingt blessés tombent. Les journaux récla-
3 contre le lieutenant qu'ils appelaient un bour-
>tre de la Guerre Le Bœuf ordonna une enquête,
ant été jugé irréprochable, loin de le frapper, il
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278 REVUE DES DEUX MONDES.
proposa de le décorer. Magne et Chasseloup se récrièrent. Le
Bœuf insista, offrit sa démission : * la décoration fut accordée.
L'armée apprit ainsi que, dans les conflits, tous les jours immi-
nens, elle ne serait pas désavouée par ses chefs et sacrifiée aux
criailleries de la presse révolutionnaire.
II
Les députés de la Gauche voulurent prendre leur part à
l'agitation. N'osant se montrer révolutionnaires par des actes, ils
étaient condamnés à Tôtre par des paroles. Aussitôt la promulga-
tion du sénatus-consulte, ils prétendirent que la Constitution
exigeait la réunion d'un Corps législatif dissous dans les six mois,
c'est-à-dire au plus tard le 26 octobre ; que la petite session de
juillet ne saurait être considérée comme une convocation suffi-
sante, et que, dès lors, la session devait être reprise immédiate-
ment pu avant le 26 octobre. Le ministère, à juste titre, n'admit
pas cette interprétation arbitraire. A ses yeux, l'exigence consti-
tutionnelle avait été satisfaite par la session, quelque courte qu'elle
eût été, et il restait maître de choisir l'époque où il ferait cesser la
prorogation : il lui fallait se donnei le temps de réfléchir, d'adap-
ter son personnel aux exigences du régime nouveau et de ne pas
se trouver, comme l'avaient été ses prédécesseurs, incertain et
sans cohésion, aux prises avec une Chambre impatiente. La
Gauche n'avait qu'à répondre à des argumens par des argumens,
mais, comme si un retard insignifiant allait mettre l'État en
péril, elle recourut aux sommations menaçantes. Kératry com-
mença : « A un ministère de mauvaise foi ou incapable d'affronter
les débats publics, à un sénatus-consulte accepté avec confiance
et qui ne serait plus qu'un leurre, si l'action parlementaire,
qui seule peut le vivifier, est étouffée, à un gouvernement
épuisé par lui-même, incapable d'une ferme résolution, on
devra répondre, le 26 au matin, par une mise en demeure au
pouvoir exécutif méconnaissant la Constitution et faire appel à
une nouvelle Constituante, car tous les intérêts souffrent; ils
comptent sur nous; il n'y a pas d'autre moyen de les sauver.
Donc au 26! » Le fougueux député convoquait ses collègues sur
la place de la Concorde ; de là ils se rendraient au Palais légis-
latif où, après avoir pénétré par la force, ils reprendraient leurs
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 279
sièges et voteraient la réunion d'une Constituante. Gambetta se
hâte de faire écho à ce programme héroïque : « Le suffrage uni-
versel, ce maître des maîtres, est déjà depuis trop longtemps
tenu en échec par le pouvoir exécutif, qui n'est en somme que
sa périssable créature. // faut en finir. Les représentans du
peuple doivent s'emparer de toute occasioi^ propice et juste de
protester contre l'intolérable conduite du gouvernement. Le ren-
dez-vous au 26 octobre prochain, donné à tous ses collègues de
la Chambre par le député du Finistère, nous présente cette occa-
sion : c'est l'essentiel. M. de Kératry propose de se réunir le
26 octobre au lieu ordinaire des séances, de se constituer, de dé-
libérer ; en un mot, de passer outre aux inqualifiables résistances
de l'exécutif. A merveille. Le devoir^ d'un représentant du
peuple en telle occurrence est tellement clair et net que j'éprouve
à peine le besoin de vous dire : J'y serai (!•' octobre). » Il y
sera, fût-il seul ! Raspail adhère, Bancel annonce « qu'il se rendra
à Paris pour remplir dans leur sévère rigueur ses devoirs de
représentant du peuple. » Le troupeau démagogique s'émeut de
ces fiers accens et applaudit. Les électeurs somment les tièdes,
tels que Garnier-Pagès, de prendre des résolutions virile^. « Il
n'y a pas à s'y méprendre, s'écrie le journal de Delescluze, c'est
la révolution : en 1829 et en 1847 le mouvement n'avait pas
eu une telle intensité. »
S'incliner devant ces insolens défis, c'eût été de la part du
gouvernement un suicide. Cependant il en délibéra. Les mi-
nistres étaient assiégés de conseils : Prenez garde, le sang cou-
lera ! Ce sera la guerre civile ! Ne vous raidissez pas contre le
sentiment public. Magne se trouvait en congé depuis la promul-
gation du sénatus-con suite; TEmpereur le fit mander. « C'est
un esprit net, j'ai confiance en son jugement, il nous tirera
d affaire. » Magne arrive, le Conseil se réunit; chacun se pré-
pare à l'écouter. Il commence par reconnaître que l'émotion
publique est considérable et que les dangers d'une résistance
sont réels ; cependant il ne faut pas faiblir. Une convocation au
26 octobre, au jour fixé par Kératry, ce serait une défaillance.
Mais qui empêchait de convoquer le 25? Kératry serait bien
Itrapél — « Mais ce serait de*la pusillanimité! » s'écria Le Bœuf
rite. L'Empereur changea de couleur et dit : « Ah ! monsieur
lagne, je ne vous avais pas appelé pour que vous me tlonniez
n conseil aussi peu héroïque. » 11 fut résolu qu'on ne convo-
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280 REVUE DES DEUX MONDES.
qiierait que le 29 novembre. Le décret, signé le 3 octobre, fut
aussitôt publié.
Jusqu'au 26 octobre, le gouvernement fut dans les transes,
Magne surtout allait à tout instant au ministère de la Guerre
s'assurer que Tarraéc serait prête, et il ouvrit Tavis que Ion fit
arrêter la veille les personnages suspects. Il ne connaissait pas
les députés irréconciliables : ce n'étaient plus les héros du cloître
Saint-Merry, les Janne, les Guinard, les Barbes, les Godefroy
Cavaignac; c'étaient de prudens personnages, plus capables de
coups de gueulé que de coups de main, et de qui aucune témé-
rité n'était à redouter. Tant qu'ils avaient pensé effrayer le gou-
vernement, ils avaient menacé ; dès qu'ils le sentirent ferme, ce
fut un sauve-qui-peut comique. Ferry, pour couvrir le désarroi,
écrivît le 5 à ses collègues de se rendre, non sur la place de la
Concorde, ni au Palais-Bourbon, pour y former une Consti-
tuante, mais au lieu ordinaire des réunions de la Gauche, pour
répondre collectivement au décret insolent du 3 octobre. De son
côté Kératry, tout à coup assagi, déclare qu'il ne se rendra pas
le 26 à la Chambre : il ne veut pas que la lutt« engagée entre le
pouvoir personnel et les représentans de la nation se dénoue par
une émeute ; le décret du 3 octobre, que Ferry avait considéré
comme une insolence, est pour lui une capitulation ; pour Jules
Favre, quelques jours après, c'était un traquenard. La Gauche,
réunie au lieu ordinaire de ses séances, confirma qu'elle n'irait
pas à la Chambre le 26 et ne fournirait pas au gouvernement
l'occasion de se retremper dans une bataille : « Nous nous ré-
servons pour l'ouverture effective de la session. Alors, nous
demanderons compte au pouvoir de la nouvelle injure faite à la
nation. Alors, nous montrerons, par l'épreuve môme qui se fait
depuis trois mois, que le pouvoir personnel, tout en feignant de
s'effacer devant la réprobation publique, n'a pas cessé d'agir et
de parler en maître. Alors, enfin, nous poursuivrons, sur le ter-
rain du suffrage universel et de la souveraineté nationale, le
seul qui subsiste désormais, l'œuvre de revendication démocra-
tique et radicale dont le peuple a remis le drapeau dans nos
mains (18 octobre). »
Toutes ces grandes phrases ne trompèrent pas la foule. Il n'y
eut qu'un cri : « Ce sont des blagueurs et des lâcheurs ! » Mon
ancien concurrent, Bancel, fut déclaré indigne de son mandat
et sommé de le déposer. Il n'échappa que par la fuite aux re-
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 281;
proches violens qui raccueillirent lui et ses collègues, Pellelan,
Simon, Ferry, dans une réunion tenue à Clichy. Personne ne
songea à reprendre pour son compte l'émeute que désertait la
Gauche. Victor Hugo comprit qu'au point de vue théâtral, oe
dénouement n'était pas scénique. Il proposa un dernier acte :
« Une déclaration solennelle des représentans de la Gauche, se
déliant du serment en face de la nation, voilà la vraie iss.ue de
la crise! Issue morale et révolutionnaire. J'associe à dessein ces
deux mots. Que le peuple s'abstienne, et le chassepot est para-
lysé ; que les représentans parlent, et le serment est aboli
(12 octobre). » L'opposition ne se délia pas de son serment, ce
qui eût mis fin à son mandat et l'eût amenée en police correc-
tionnelle, et le 26 octobre se passa dans la plus parfaite tran-
quillité. Vers la fin de la journée, l-'Empereur se montra sur les
boulevards et fut acclamé.
III
De loin j'avais suivi sans inquiétude cette puérile agitation.
Je n'avais pas hésité à approuver le gouvernement, et je m'at-
tristais de l'attitude contraire prise par Girardin, dont on me
rendait plus ou moins solidaire. Il se montrait indulgent aux
bravades de la Gauche. J'exprimai à Girardin ma désappro-
bation :
« Je vous trouve plus sévère pour le gouvernement que
pour l'opposition, et ce n'est pas juste. Je sens très bien de mon
coin que le flot monte, mais ce n'est pas à cause de la manière
dont a été exécuté le sénatus-consulte ; c'est parce que l'on veut
une révolution, les uns en s'en rendant compte, les autres à
leur insu. Eût-on fait tout ce que vous avez conseillé et autre
chose encore, là situation ne serait pas changée. Elle ne peut
plus être détendue; elle doit aboutir à un choc. En vérité, je
ne sais pas si ce gouvernement a une autre conduite à tenir que
de s'entourer de ses fidèles, armer ses canons et attendre. Dans
une telle situation, il n'y a rien à faire pour moi. Les conser-
vafeurs me trouvent trop téméraire, les démocrates trop conci-
nt; les libéraux à la rigueur pourraient s'accommoder de
li, mais où sont-ils? Le jacobinisme nous a infectés jusqu'à
moelle des 0S| et il vit et agit en nous, comme Tinspirateur
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REVUE DES DEUX MONDES.
erain. Anssi suis-je résolu à demeurer ici le plus long-
)s possible et à ne me prêter à aucune combinaison mi-
irielle tant que TEmpereur n'exigera pas de moi que je
îhe à mes conditions. Alors j'irai au pouvoir comme on va
stcrifice, n'ayant d'autre visée que d'en sortir la tête haute et
)é par devant. Ce n'est que lorsque ce peuple léger en sera
[juestion sociale et qu'il tombera aux mains des liquida-
1, qu'il se réveillera. Jusque-là, tout ce qu'on dit sera inutile.
>mment en serait-il autrement, puisque vous, l'ennemi théo-
î et pratique des révolutions, vous vous faites l'artisan le
terrible, le plus efficace, le plus persévérant de la révolu-
dans des articles plus véhémens que ceux du Réveil, et cela
5 que vous n'êtei^ pas d'accord avec le ministère sur l'infini-
lale qfuestion de savoir si un de ces parlemens que vous
'isez sera réuni pour pérorer, un mois plus tôt ou plus
Ah! cher ami, si le gouvernail obéit à la vague, lorsque
vous qui le tenez, entre les mains de qui sera-t-il iné-
iable? Vous aviez un si beau rôle à jouer en tombant sur
révolutionnaires fanfarons et incapables ! Et qu'importe
? C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. La France est
ère ne pensant pas de môme. Je suis triste de voir tant
istice et je me reproche d'avoir dans le passé trop fait
osition en présence de l'aveuglement de cette nation,
m affirmer une fois de plus son incapacité d'être libre
tobre 1869). »
irardin me rétorqua une lettre toute pleine de récrimi-
[is contre l'Empire : « La preuve, me disait-il, que j'ai
[1 et que vous avez tort, c'est votre lettre même qui exhale
tes les lignes la tristesse et le découragement. Si le gou-
>ment, depuis cinq mois, n'avait pas accumulé les fautes
'ai dû relever sous peine de n'avoir plus de lecteurs, vous
riez pas découragé, car vous seriez dans toute l'ardeur de
re à accomplir. Encore quelques fautes, et le verre qui est
débordera. Alors tout changement de ministère sera tardif
in ; il n'y aura plus pour répondre aux exigences impé-
îs de la situation qu'un changement de gouvernement. Il n'y
s une année, que dis-je ? il n'y a plus un mois à perdre. Il
eux ans, le 19 janvier 18C7, vous avez été un atout décisif
le jeu de l'Empereur. Qu'a-t-il fait de vous ? Il a attendu
a couleur de la retourne eût changé. Vous êtes encore une
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 283
figure, mais vous n'êtes plus un atout. Ne dites pas que la galerie
qui assiste à la partie est injuste. Non, ce n'est pas être injuste,
quand on voit un coup mal joué, que de le constater et de le
condamner. »
Je lui ripostai immédiatement : « Vous avez raison de le re-
marquer : ma lettre était triste. Ce qui causait ma tristesse, c'est
de vous voir redevenu l'instrument de la Révolution, vous qui,
mieux que personne, pouvez mesurer les immenses désastres
sociaux qu'elle amènerait. J'ai éprouvé de cette déviation autant ^
de chagrin que j'en ai ressenti, lorsque j'ai lu vos articles con-
seillant la guerre. Ne prenez pas toutefois cette tristesse pour de
la défaillanca. Je suis plus que jamais affermi dans mes idées,
dans mes résolutions, et plus que jamais, je suis prêt de corps et
d'esprit à poursuivre un combat contre la Révolution par la
paix et la liberté. Je suis bien loin de croire la partie perdue. Après
tout, on a beau embrouiller les chiffres, les Irréconciliables
n'ont obtenu en France que 200 000 voix. Ne m'abandonnez pas
dans la route où vous m'avez vous-même appelé dès mes jeunes
années ; revenez à la doctrine qui a fait votre originalité. Alors
vous mériterez de prendre rang au milieu de l'éternelle Consti-
tuante qui siège dans l'histoire, à côté des véritables initiateurs
politiques ; sans- cela, vous ne serez qu'une brillante individua-
lité sur laquelle se posera un éternel point d'interrogation.
Quant à moi, vous vous trompez lorsque vous me faites dans la
main de l'Empereur tantôt un atout, tantôt une simple figure :
je ne suis qu'un homme de bonne volonté et d'idéal, égaré dans
ce monde de la fraude, de la, mauvaise foi et de la haine, et qui
essaie de se tirer d'affaire le moins mal possible, jusqu'à ce que
tous les partis, indignés de sa bonne foi obstinée, se soient
accordés pour le renvoyer aux douceurs de l'étude libre et désin-
téressée, au repos de la vie intérieure, aux joies de la famille et
de lamitié. »
IV
Le ministère, malgré son sénatus-con suite, son amnislio et
son énergie récente contre les menaces du 26 octobre, était très
combattu. Les amis de Rouher considéraient ses membres comme
des déserteurs,, et les 116 vo valent en eux des intrus venant rc
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y- ■ :
284
REVUE DES DEUX MONDES.
^:..
w
cueillir la moisson qu'ils n'avaient pas préparée. Tous pensaient
qu'il n'avait pas la puissance oratoire suffisante pour soutenir les
chocs prochains d'une opposition si riche en orateurs. De plus,
la discorde raffaiblissait. Forcade aurait voulu qu'on frappât la
presse et Tempôchât de provoquer aux rébellions. Chasseloup et
Magne demandaient l'impunité absolue, mettant leur point
d'honneur à laisser les journaux libres de tout dire et tout insul-
. ter, comptant pour les réprimer sur la réaction du bon sens
public. Chasseloup, pour faire valoir son libéralisme, communi-
quait, disait-on, au Journal de Paris ^ le récit des discussions de
chaque séance du Conseil. Quoi qu'il en soit, on croyait généra-
lement ce ministère purement transitoire et ne devant pas
tarder à céder la place à un ministère nouveau dans lequel j'au-
rais, avec mes amis, le rôle prépondérant. « Chaque jour,
m'écrivait Robert Mitchell, voit naître une combinaison nou-
velle, un projet nouveau. Votre nom est mêlé à tout cela. On se
qilerelle, on se démène, on se bat presque. Il n'y a qu'un point
sur lequel tout le monde est d'accord, c'est qu'il n'y a rien de
possible sans vous. »
Rouher disait tout haut : « En dehors de moi, il n'y a qu'Ol-
livier qui pifisse faire quelque chose. » L'Empereur, Magne,
Chasseloup et môme Forcade reconnaissaient la. nécessité de re-
courir à mes services. Seulement, chacun entendait m'employer
selon ses vues. L'Empereur aurait voulu m'introduire à la place
de Duvergier, en conservant tous les autres ministres, sans
prendre Buffet ni aucun de mes amis. Magne et Chasseloup vou-
laient s'adjoindre avec moi Buffet, Segris et Talhouët en écar-
tant Forcade. Magne eût été chargé par l'Empereur de composer
ce ministère et de s'assurer ainsi l'honneur de mettre en pratique
la responsabilité ministérielle, dont le sénatus-consulte avait
posé les prémisses en détruisant l'incompatibilité entre les fonc-
tions de député et celles de ministre. Chasseloup et Magne furent
les premiers à agir auprès de moi. Ils me firent écrire par Kratz.
homme fort distingué, dépuis conseiller référendaire à la Cour
des comptes, mon ami et celui de Maurice Richard, et dans la
confiance intime de Chasseloup : « M. de Chasseloup se demande
si le moment ne serait pas venu pour vous d'entrer aux affaires.
Votre présence dans le Cabinet y apporterait la force et la con-
fiance. II y a un programme à faire, une conduite à arrêter, il
y a surtout à rassurer complètement le Grand Pilote, qui, lors-
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LA FIN DE l'empire ÀUtORITAIRB.
285
qu'il verra parmi l'éqiiipage un pilote de votre taille, envisagera
les points noirs sans inquiétude, et ne regardera plus en arrière
pour y chercher les hommes auxquels il s'était habitué et qu'il
croît encore de sûrs appuis contre les flots irréconciliables. Il
est donc nécessaire de renforcer puissamment ceux qui veulent
maintenir la liberté, et on pense que votre accession remplirait
ce but (4 octobre 1869). »
Ma réponse fut nette : « Un ministère ne peut durer qu'avec
le double appui du souverain et de la Chambre. Or, je ne suis,
certain ni de Fun ni de l'autre. L'Empereur est bienveillant pour
moi et i] me verrait avec plaisir aux affaires, mais dans un milieu
qui me contiendrait; il n'est pas résolu à m'y mettre dans un
milieu qui me soutiendrait. Il m'accepterait comme ministre^
mais il n'est pas décidé à se confier à mon ministère. Or, si je
prenais le pouvoir, ce ne serait que par honneur et non par goût,
uniquement pour obéir à une injonction du souverain vis-à-vis
duquel je suis l'otage de mes idées. Quant à la Chambre, j'ignore
ses dispositions à mon égard, et dans cette incertitude, je ne sau-
rais entrer aux affaires sans une dissolution signée en blanc, ce
que l'Empereur n'accorderait probablement pas. Je ne dis rien
des autres parties du programme sur lesquelles laccord ne se-
rait peut-être pas plus aisé. Ne parlons donc plus de moi. Que
le ministère actuel continue son œuvre de dévouement. Il n'est
pas nécessaire que je sois dans ses rangs pour lui être utile ;
qu'il persévère dans sa pratique libérale et, si l'on veut, s'en .
écarter, qu'il se retire avec éclat. Il aura une belle page. Si l'on
incline à un retour vers les réactionnaires, ma présence n'em-
pêcherait rien, mais l'Empereur briserait lui-môme sa couronne.
Il est évident que, tôt ou tard, il y aura un choc dans la rue avec
les Irréconciliables. Dans ce cas, je suis d'avis qu'on frappe
ferme, mais pour être sûr du succès et surtout pour le légitimer,
il faut que sur nos enseignes brille le mot de Liberté et que les
autres ne puissent inscrire sur les leurs que celui de iiévolu"
tion (7 octobre). »
Schneider, secondant les efforts de son ami Magne, me télé-
graphia de venir à Paris (28 octobre). Je lui répondis : « Inu-
*'le. » L'Empereur lui-même, à son tour, me fit écrire par Clé-
ment Duvernois, son journaliste : « Que de chemin parcouru
depuis votre premier billet en 1860! Nous étions seuls alors, vous
st moiy à croire à la politique qui devait rendre la liberté à ce
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286 REVUE DES DEUX MONDES.
pays. Mais aussi, que d'illusions semées le long du
vous avoue que j'ai des heures où je nie demande
suis pas trompé, et si ce peuple, patient à la serviLu(
dès qu'on rend la main, n'est pas incapable de libe
de passer deux jours à Compiègne. L'Empereur est
positions d'esprit les plus sages, les plus conciliante
plus fermes. Il me semble n'avoir ni regrets de ce q
illusions sur le résultat. On dirait un philosophe
expérience. En vérité, quand on le compare à ceu
rient, à ceux qui veulent le renverser, il ne perd f
paraison. Il parle toujours de vous avec affection
avec tendresse. Il a surtout pour vous une grand»
vous, que pensez- vous de tout ce gâchis? Ne vous se
que rheure est venue de défendre le terrain conquis
qui veulent perdre ime fois encore la liberté? V
n'est-il pas tenté? N'y a-t-il rien à faire contre ces
cachaient dans l'abstention à l'heure du combat et
nant sortent de leurs tanières pour tourner contre n
l'Empire les armes que nous avons obtenues et qu
données? N'y a-t-il pas un devoir à remplir eu vers
ment pour ceux qui ont conseillé les réformes? On (
litique extérieure vous sépare du gouvernement plu
la politique intérieure : il ne vous suffirait pas qui
fût éloigné, comme il l'est, de toute guerre de di\
seriez même résigné aux annexions des Etats du
venaient à se produire. On dit encore que vous pose
ditions terribles si votre concours était jugé néces!
crois vous connaître assez pour penser qu'il n'en e
seriez aussi chaudement le défenseur d'une gue
nationale que l'adversaire d'une guerre de diversi
aux conditions, vous ne choisiriez pas pour les f
moment où la cause libérale aurait besoin de vous,
vous avez tant obtenu sans être dans les conseils, (
driez-vous pas dans un commerce de chaque jour?
pereur est instinctivement réfractaire au parlements
du tiers-parti, autant il est accessible aux idées lit
mocratiques. Allons, dites-moi que Saint-Tropez n'es
d'Achille et que vous n'êtes pas avec ceux qui ja
l'Empire pour cette misérable affaire de la prorogal
scriplum : C'est de Compiègne que je vous écris.
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LAj FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 287
reur, qui m'a fait appeler au moment où je fermais ma lettre,
a bien voulu me demander de rester encore un jour ici. Nous
avons causé longuement de vous. Ah ! si vous vouliez^ quels
services vous pourriez rendre (21 octobre 1869)! »
Une seconde lettre le lendemain précisa davantage la pensée
à laquelle obéissait Duvernois : « Je vous écris de nouveau, car
ma lettre d'hier écrite à bâtons rompus vous donnerait une idée
insuffisante de la situation. C'était au début une lettre purement
amicale y de ma seule inspiration. Après avoir causé de nouveau
avec l'Empereur et d'une façon très précise, j'ai ajouté un post^
scriptiim à la hâte. Voici donc la situation : Le Cabinet, tel qu'il
est, ne dprera pas jusqu'à la session; il ne sera pas remplacé par
un ministère tiers-parti et M. Rouher rentrera triomphalement,
si vous ne venez pas au secours. Voilà la réalité. De même que
le 19 janvier a avorté parce que vous n'avez pas pris le pouvoir,
le 12 juillet avortera pour le même motif, et nous irons aux
aventures. Réfléchissez à tout cela : croyez qu'il dépend de votre
réponse que l'Empereur vous fasse appeler. Ne posez pas d autre
condition que celle d!êire mandé, et comptez sur votre influence
personnelle sur l'Empereur pour obtenir ce qu'il y aura à obte-
nir, mais quand vous serez dans son cabinet de travail et pas
avant. Vous aurez comme concessions ce que vous n'auriez pas
comme conditions. »
Malgré ce que ces lettres avaient de pressant et de spécieux,
je ne me laissai pas ébranler, et maintins les conditions que
j'avais indiquées à Chasseloup-Laubat.
Les deux influences diverses qui essayaient d'agir sur mes
déterminations s'ignoraient. Elles ne se révélèrent l'une à l'autre
que le jeudi soir 21 octobre. A Compiègne, Chasseloup, de plus
en plus inquiet des difficultés du moment, comprenant que par
correspondance il n'obtiendrait rien de moi, confiait à Duvernois
qu'il allait demander à l'Empereur de m'envoyer Kratz avec mis-
sion de m'offrir le ministère de la Justice. Duvernois lui raconta
qu'il agissait dans le môme sens, et qu'à la suite de conversa-
tions avec TEmpereur, il m'avait déjà écrit et attendait ma ré-
ponse. Il trouva bon qu'on m'envoyât quelqu'un qui me dirait ce
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288 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il était difficile d'écrire, puis, dès le lendemain, il vint à
Paris voir Kratz afin d'en obtenir qu'il se présentât comme son
envoyé aussi bien que comme celui de Chasseloup. Kratz n'y
consentit pas et n'accepta de mandat que celui que l'Empereur
devait lui confier par Chasseloup. Il se rendit à Compiègne le
même jour, reçut confirmation officielle, et partit le 23 octobre
pour arriver chez moi à la Moutte le 25 à deux heures du matin.
Ses instances orales n'eurent pas plus de succès que ses instances
écrites. Seulement, comme je me trouvais en présence d'une offre
faite directement au nom de l'Empereur, c'est à lui que je ré-
pondis :
« Sire, je vous remercie de la preuve de confiance que vous
voulez bien me donner et précisément parce que j'en suis pro-
fondément touché, je vous demande la permission de m'expliquer
avec vous en toute franchise. Je sais par expérience que cela ne
vous déplaît pas. Si j'étais libre de suivre mes goûts, je prierais
Votre Majesté de me laisser dans ma situation indépendante.
Mais comme le pouvoir n'est plus qu'un poste de fatigue et de
péril, je suis prêt à étouffer mes répugnances, et à faire le sacri-
fice d'entrer aux affaires. Mais je ne me résignerai à ce sacrifice
que s'il doit être profitable à mon pays. Aussi, en indiquant loya-
lement de quelle manière je puis donner mon concours, je ne
pose pas des conditions, j'indique le moyen de tirer de moi le
meilleur parti possible. Mon accession pure et simple au Minis-
tère actuel ne produirait aucun bon effet, je ne dis pas à Paris
dont il n'y a plus h se préoccuper que pour le contenir, mais
dans la province, cpii ne veut que la liberté et non la Révolution.
Cela tient à l'origine extra-parlementaire de ce cabinet et à la
déception éprouvée par l'opinion publique de ce que le soin de
constituer une nouvelle administration n'ait pas été confié à
l'un des 116. Cependant, il y a des élémens excellens qu'il serait
peu sage de ne pas utiliser. Il y aurait donc lieu de constituer
un Ministère nouveau, composé en partie des ministres actuels,
en partie de députés pris parmi les 116. On conserverait Chas^-
seloup, Magne, les ministres militaires. Les postes vacans
seraient occupés par des députés pris parmi les 116. Je n'ai d'en-
gagement avec personne, mais M. Buifet est celui qui me paraît
le plus indiqué. Ce point de départ posé, voici comment j'estime
qu'il y aurait lieu de procéder : 1® Votre Majesté commencerait
par s'entendre avec moi sur un programme formulé par écrit
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 289
qui deviendrait la charte du nouveau ministère. Désormais au-
cun ministère ne pourra se présenter devant la Chambre sans
ce préliminaire : car, dès son avènement, on lui demandera par
interpellation de formuler ce qu'il veut, soit à Textérieur, soit à
Tintérieur. Je conçois ce programme ainsi. Lutte énergique,
incessante, contre les doctrines et les pratiques révolutionnaires
par la paix et par la liberté. La paix, c'est le respect du principe de
non-intervention, ou mieux le respect du principe des nationa-
lités. La gloire de Votre Majesté est d'avoir le premier proclamé
la politique des nationalités : il ne faut pas qu'elle écoute ôeux
qui lui conseillent de l'abandonner pour revenir au principe
étroit, stérile, des agrandissemens territoriaux ou des équilibres
factices. Trois questions étrangères sont à considérer : l'Alle-
magne, l'Italie, l'Orient. En Allemagne, faut-il s'opposer à l'an-
nexion (qui d'ailleurs n'est pas prochaine) des États du Sud à la
Confédération du Nord ? Ce sera à examiner si la Prusse veut
opérer celte annexion par la force. iVon, sous aucun prétexte ^ si
cette annexion ne s^ opère que par le vœu des populations.
« En Italie, il n'y a que la question de Rome. La résoudre
en principe par le retour à la Convention du 15 septembre et,
jusqu'au moment où l'Italie nous aura donné des gages certains
de sa volonté et de sa puissance de faire respecter cette conven-
tion, maintenir notre occupation. Au surplus, toute conversation
sur ce sujet doit être refusée tant que le Concile œcuménique ne
sera pas terminé. En Orient, tout se réduit à savoir comment il
faut se comporter visrà-vis des nationalités chrétiennes qui s'in-
surgent contre la Porte. Ne pas les exciter, les calmer si on peut,
mais leur être toujours bienveillant et, si on est réduit à prendre
parti, les soutenir plutôt que les combattre.
« La liberté, c'est les violences de la presse et de réunion
courageusement supportées, tant qu'il n'y aura pas péril de guerre
civile et lutte dans la rue; l'article 75 de la Constitution de
Tan VIII modifié, les candidatures officielles abandonnées, la loi
de sûreté générale rapporté.e, un élément nouveau introduit
dans l'administration, les abus du népotisma et de la faveur
arrêtés, les principes de la liberté commerciale maintenus,
l'instruction publique et les travaux publics productifs largement
dotés, un système électif pour Paris et pour Lyon étudié, la
liberté communale étendue sans qu'il soit nécessaire d'abandon-
ner aux communes la nominatioa des maires : il suffirait qu'ils
TOMB IIXIX. — 1907. 19
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290 REVUE DES DEUX MONDES.
fussent pris au sein des conseils municipaux et qu'on ne les
maintînt pas lî^rsqu'ils ont perdu la majorité. Le vrai système
d'élection est trouvé: c'est celui qui a été employé dans mon
élection du Var. La sympathie, non l'appui du préfet et des
maires. Si cela ne suffit pas, c'est que les maires et les préfets
sont incapables, ou que le candidat est mal choisi. L'interven-
tion gouvernementale active et directe ne se justifierait que dans
les cas extrêmes où une candidature serait un appel à la sédi-
tion et à la guerre civile. Si la Chambre n'approuvait pas ce
programme, le Ministère serait autorisé à faire un appel au pays
par une dissolution. Je n'indique naturellement sur chaque ma*-
tière que les traits principaux. Dans un programme il ne doit y
avoir rien de plus.
« Votre Majesté ayant accepté ces idées, une note paraîtrait au
Moniteur en ces termes : « Les ministres ont donné leur démis-
sion qui a ,été acceptée. M. Emile Ollivier a été appelé par
TEmpereur et chargé par lui de former un ministère. » Muni de
cette note et du programme, je me rendrais auprès des per-
sonnes auxquelles je serais autorisé à recourir, et Jeur dirais:
L'Empereur m'a chargé de lui proposer un ministère pour la
défense de ce programme. Le ministère constitué, les décrets de
nomination paraîtraient au Moniteur dans la forme ordinaire. La
date du 29 serait maintenue, pour la réunion des Chambres.
Dans ces conditions, si Votre Majesté le désire, je suis prêt à
accepter le ministère de la Justice et des Cultes. Si Ton n'avait
pas commis l'irréparable faute de ne pas faire en 1869 les élec-
tions libres, ainsi que je l'ai conseillé en vain, je serais certain
du succès. Aujourd'hui je ne puis que l'espérer, surtout si la
Providence nous envoie quelques-unes de ces bonnes chances
sans lesquelles les desseins les mieux combinés ne réussissent
pas. Que Votre Majesté ne croie pas que je sois inspiré dans les
avis que j'émets par une sotte infatuation personnelle. Je ne
demande qu'à m'efîacer, à me subordonner, et ce n'est cpiç parce
qu'on a fait appel à mon dévouement que je me suis cru auto-
risé à indiquer comment je crois pouvoir être utile. De toute
autre manière, je serais impuissant, je perdrais le peu de valeur
que j'ai, je me déconsidérerais. Je ne crois pas que l'Empereur
eût lieu de s'applaudir d'un tel résultat. Avant de terminer. Sire,
permettez-moi une observation générale : une certaine portion
du pays ne redeviendra raisonnable que lorsaue , rassasiée des
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LA PIN DE l'empire AUTORITAIRE. 291
pouvantée de rincertitude, elle aura de nouveau
lemenl chimérique, hélas ! des désastres qu'une
aérait : ne vous découragez donc pas et laissez la
î provocations et ses ordures; plus il y en aura,
Ira A la fin, le pays lui-même se chargera d'arré-
Je sens déjà autour de moi le commencement de
I Tindignation. Quoi qu'il arrive de cet échange
serai toujours très reconnaissant. Sire, de votre
[anie à mon égard, et j'aurai certainement Tocca-
ténjioigijer. Je vous prie. Sire, d'agréer l'assu-
Butimens respectueux et dévoués, »
VI
fut expédiée par Kratz à Chasseloup qui devait la
pereur. Duvernois, ne voulant pas se laisser dis-
dans le même moment de Napoléon III d'être en-
à Saint-Tropez pour me ramener à Compiègne.
i que je ne résisterais pas au charme de l'Empe-
près, je céderais tout ce que je refusais de loin.
Maurice Richard le 27 octobre à une heure du
ais résister à l'invitation des ministres ; il eût été
apposer un refus à l'appel du souverain. Le 29, à
s en route avec Maurice Richard, Kratz, Duver-
tnche 31, à huit heures du matin, j'étais à Paris,
le mon départ arrivait à la Moutte le billet sui-
tt : « Ce n'est pas pour répondre à votre grande et
re que je vous écris, c'est pour vous répéter :
la personne qu'on vous envoie, refusez et ne venez
et ne venez que si M. Magne est chargé de faire
rs vous discuterez avec lui à quelles conditions
z à en faire partie, ou que si l'Empereur vous
proposer un ministère dont vous serez le chef,
octobre). »
de Paris, Duvernois expédia à l'Empereur un
ntenant ces mots convenus : « Je suis de re-
le débarqué, je reçus la visite de Chasseloup. Il
û'avait pas envoyé à l'Empereur ma leltre-pro-
qu'il l'avait trouvée trop nette, et il me la rendit.
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REVUE DES DEUX MONDES.
lin, fort étonné de mon arrivée, après son
ne pas venir, que, d'ailleurs, je navals pas
gagné par Schneider à l'idée d*un ministère
Buce dérangeait ses calculs. Je ne pouvais pas
j'étais appelé par l'Empereur; je lui dis sim-
is venu parce que mes amis voulaient s'en-
( Votre femme, me jeta-t-il à brûle-pourpoint,
ous deveniez ministre ? — Elle en a horreur.
X ! Alors vous êtes sauvé. » Ses prévisions
pessimistes ; il annonçait une prise d'armes
n fixait le jour, le 3 novembre. Le 2, on dépo-
îusation contre l'Empereur ; un Irréconciliable
e Manuel et se ferait expulser; le peuple se
cent mille hommes marcheraient. Comme je
acrédulité : « Demandez à Piétri! »,s'écria-t-il.
liai visiter le prince Napoléon, auquel je con-
notif de ma venue. Quelques instans après,
iirvint. « Vous arrivez à propos, lui dis-je, qu'y
s ce que me raconte Girardin? — Il exagère,
y a 2 000 hommes exaspérés prêts à tout ; la
t retient tous les autres. Je suis tenu au cou-
de groupes. Je crois à une collision, mais
dans l'œuf. »
bre, Duvernois m'annonça que l'Empereur
• même. Seulement, pour déjouer les indis-
ters blottis dans tous les coins de Compiègne,
) venir que de nuit et enveloppé de manière
mût pas. A huit heures du soir j'étais à la
5 lunettes enlevées, la figure masquée par un
piègne, Piétri, eu faction à la sortie de la gare,
t coup sur le bras et me conduit vers une voi-
Tombre. Nous entrons au château par une
et, à dix heures et quelques minutes, je suis
cabinet de l'Empereur. Il vient vers moi, me
remercie de m'ôtre dérangé, fait apporter du
seyons autour de la table sur laquelle on Ta
imençons à causer. L'Empereur arrive tout de
loses : « La situation est grave, mais c'est la
péril, car le pouvoir a la force de se défendre
peuple, il peut tout reprendre; une émeute est
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L EMPIRE AUTORITATRE.
293
merons. Mais quelle sera ensuite la
désirerais connaître votre opinion sur
5 avant une émeute, Sire, etpermettez-
e je ne la crois pas probable, il n'y a
î'est de rester dans le régime libéral
s té. Votre gouvernement n a rien à
olente, et il ne peut supporter la dis-
t-il? A la liberté? Non. A labsence
janvier, énerve le pouvoir. Plus il y a
le force dans le pouvoir. Mettre une
d'un ministère hésitant ou combattu,
3, c'est de la défaillance. Croyez- vous
je tolérerais une minute que M. Gam-
îent impunément la révolte et qu'à la
t, dans les réunions publiques on pût
e ne! ferais aucun procès de presse,
s je ne ménagerais aucun séditieux, où
i toutefois, c'est que je fusse un gou-
étais un gouvernement d'équivoque ou
pas cette audace. Aussi mon avis est-il
^ve rien à l'étendue de la liberté, et
er à la vigueur du pouvoir en consti-
gène suivant les règles constitution-
eux ou trois cents personnes à intro-
de l'autre, dans la vie publique. Ceci
»
m vînmes aux questions particulières,
cément. Nous ne dîmes que peu de
parla avec affection du jeune Alphonse :
sait la seule solution désirable, mais,
lerait pas la liberté d'un peuple ami,
rait à s'abstenir. Il ne me dit pas un
henzoUern, pas môme des démarches
, par Benedelti. Moi-môme, n'ayant
3 cette candidature, je n'avais pas de
uter à son sujet. Les affaires d'Aile -
contraire beaucoup. « Notre politique,
lever à M. de Bismarck tout prétexte
, et de rendre belliqueux son roi qui
sons de guerre allumés, il faut mettre
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294 REVUE DES DEUX MONDES.
I
le pied dessus et les éteindre : au Nord, la question du Sleswig,
au Sud, celle de la ligne du Mein. Quoique sympathiques aux
Danois^ nous n'avons pas le droit d'engager notre pays dans un
conflit, pour assurer la tranquillité de quelques milliers d'entre
eux injustement opprimés. Quant à la ligne du Mein, elle a été
franchie depuis longtemps, du moins en ce qui nous intéresse.
Les traités d'alliance n'ont- ils pas créé l'unification militaire- de
l'Allemagne et le renouvellement du ZoUverein son unité éco-
nomique ? L'unité allemande contre nous était finie ; ce qui res-
tait encore à faire, l'union politique, n'importait qu'à la Prusse
à laquelle elle apporterait plus d'embarras que de forces. Quel
intérêt avions-nous à empêcher les démocrates du Wurtemberg
et lés Ultramontains de Bavière d'aller ennuyer Bismarck dans
ses parlemens puiscpie, au jour du combat, l'Allemagne serait
tout entière contre nous ?
L'Empereur avait écouté très attentivement, sans m'inter-
rompre, les longues explications que je résume. Quand j'eus ter-
miné, il me dit: « Je suis de votre avis en ce qui concerne les
Danois du Sleswig, mais en Allemagne il serait imprudent de se
prononcer ouvertement sur le parti que l'on prendra si la Prusse
franchit le Mein ; annnoncer qu'on la laissera faire serait l'en-
hardir; dire que nous l'arrêterons serait déclarer la guerre. Il
n'y a qu'à garder le statu quo et attendre en silence les événe-
mens. En ce qui concerne Rome, il faut au contraire prendre un
parti et évacuer le plus tôt possible. — Cela paraît bien difficile,
Sire, tant que le Concile durera, car notre gouvernement doit
mettre son honneur à assurer sa liberté. — C'est vrai. »
A la discussion des idées succéda celle des personnes. L'Empe-
reur reconnut qu'aucune combinaison n'était en ce moment pos-
sible avec Rouher : « 11 a eu tort de ne pas s'en aller après le
19 janvier. — Non, Sire, son tort n'est pas d'être resté, c'est
d'avoir exécuté mal les réformes. — Puisque nous parlons à cœur
ouvert, continua-t-il, je vous dirai qu'il y a deux de vos amis
que je ne pourrais accepter : Napoléon et Girardin. Ce sont deux
esprits faux", de plus, Girardin est un faiseur d'affaires, il joue à
la Bourse. » — Je les défendis vivement : « Je suis ptrsuadé que
le Prince ne nourrit aucun mauvais sentiment contre le Prince
impérial ni contre l'Impératrice; ses impétuosités viennent
souvent d'une activité qu'il ne sait comment employer. — C'est
sa faute; il n'a profité d'aucune des occasions que je lui ai
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na DE l'empire autoritaire. 295
ita l'Espagne, la Crimée, TAlgérie, Tltalie.
que j'ai dit de lui qu'il avait une activi
is un esprit critique qui lui nuit béaucouj
îmbrquillent, il éprouve un malin plaisir. -
■je, le mettre à l'épreuve une fois de plui
Tait, dans un cabinet que je formerais, d'u
, celui de la marine. — S'il désire être m
se conduire de manière à rendre cela po
.e contraire. Pourquoi ce discours au Sén
osé son programme au mien? » Je dément
joueur à la Bourse : actuellement, son acce
naison parlementaire n'était pas facile, ma
ire possible, en l'employant d'une naaniè]
tisferait son ardent désir. « Je sais, fit l'Ea
ps de ma présidence, sa première femme, qi
prit, me tourmentait pour que je le fisi
ns explicite sur une catégorie de personni
oulin lui paraissait le type, c'est-à-dire si
ic l'appui de l'Empire, s'étaient tournés ve
Is l'avaient sentie en faveur dans le public
imais, je vous en prie ! Lorsqu'un homn
rien fait ou que j'ai combattu vient à me
à lui accorder beaucoup. Je ne capituler
jui, me devant tout, me combattent aujou
davantage. D'ailleurs, qu'y gagnerai-je? ,
m, mais il faut qu'on la justifie par le m
en riant : « Je ne suis pas assez malade poi
r-dessus La Tour du Moulin. » Il fallut bi(
i : « Et vous, êtes-vous décidé à me donm
Oui, Sire, si vous le croyez nécessaire. Ma
l'entrer au ministère avec Forcade : il repr
îs candidatures officielles que j'ai combatti
)ment, le grief principal de l'opposition. -
ler Forcade, ce serait reconnaître que tout (
îi est mauvais. Ce serait déserter ma maj
issolulion inévitable. — Si vous ne voul
•cade, ce que je comprends. Sire, permette
îr aux affaires avant la réunion de la sessic
cation des pouvoirs. Bien des combinaison
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96 REVUE DES DEUX MONDES.
ifficiles aujourd'hui, seront aisées alors. En entrant aux affaires
n ce moment avec Forcade, je paraîtrais un déserteur de mes
mis, un produit du caprice de Votre Majesté. » A ce mot, il m'in-
îrrompit : « Non, on trouverait tout naturel que j'aie voulu for-
ifier man gouvernement par votre accession. » J'insistai; il finit
ar me dire : « Je me range à votre avis. Après tout, il me
Brait pénible de^ renvoyer déjà mes ministres ; dans un mois,
ela pourra se faire. »
Toute cette conversation, sans tension, sans solennité, sétait
3nue sur un ton calme, enjoué^ confiant. Lorsque j'entendis
anner minuit, je fis le mouvement de ne pas le fatiguer plus
^ngtemps. 11 se leva et me dit : « Je suis heureux que nous
oyons d'accord. « Puis il sonna Piétri. J'étais parvenu à la
or te de sortie, lorsque, me rappelant et me parlant comme si
étais déjà son ministre : « A propos, pensez donc au préfet de
\ Seine. Il serait peut-être bon de le nommer ministre de Paris,
fin qu'il puisse aller lui-même défendre son budget à la Chambre.
les ministres l'attaquent souvent, mais chaque fois que j'ai pu
érifiçr ces accusations, j'ai trouvé qu'il avait raison. »
VII
A quatre heures du matin, j'étais rentré chez moi sans que
ersonne se fût douté de mon voyage. A midi, Duvernois et
îichard, les deux âeuls qui fussent dans la confidence, accou-
urent. Leur désappointement fut profond de ce que je ne fusse
as encore ministre. La déconvenue de Chasseloup et de Magne
e fut pas moindre. Le prince Napoléon se montra également
ffligé : il considérait l'Empire comme tellement malade, qu'il
'y avait pas de temps à perdre pour employer les remèdes
nergiques.
Dans la même journée, Henri Germain vint me raconter qu'il
vait causé dans son département avec beaucoup de paysans :
En dehors de TEmpereur, ils ne connaissent, me dit-il, que
eux noms : Rouher qui est pour eux synonyme de Polignac,
lllivier qui signifie progrès sans révolution. » Le fils de La
'^alette me renouvela la proposition qu'il m'avait fait parvenir à
aint-Tropez, d'être le candidat de la Droite à la présidence :
Schneider nous est odieux, me dit-il, et ce serait la meilleure
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 297
manière de notifier à TEmpereur que la majorité vous désire au
gouvernement. » Je lui répondis que je ne demandais pas mieux
que de contribuer à opérer un rapprochement entre les libéraux
et la majorité, mais que je refusais de me laisser porter contre
Schneider,qui avait contribué au'succès de Tinterpellation des 116.
« D'ailleurs, ce n'est pas au moment de la lutte qu'il m'est per-
mis de me paralyser au fauteuil de la présidence. »
Chasseloup et Magne allèrent démontrer à l'Empereur qu'il
m'avait laissé échapper beaucoup trop aisément, et ils essayèrent
de me ressaisir. Dès le lendemain, ils me firent savoir que
l'Empereur les priait d'avoir avec moi ime nouvelle conférence.
Magne m'exposa qu'il jugeait indispensable mon entrée aux
affaires avant la session; non pas tout de suite, ce serait donner
aux journaux le temps de nous miner avant que nous eussions
agi, mais vers le 25 novembre. Il ajouta: « Nous avons ramené
TEmpereur à cette opinion, et il vous demande formellement
d'entrer ainsi au ministère avec un de vos amis. L'Empereur a
été surpris de votre refus, car Duvernois lui avait écrit de Saint-
Tropez que vous étiez décidé à accepter, même avec Forcade à
l'Intérieur. » Je répondis que toute insistance était superflue,
et que, pour bien marquer ma résolution, j'allais repartir pour
Saint-Tropez.
Le 4 novembre au matin, je reçus de Duvernois une lettre
datée de Compiègne : « J'ai eu ce soir avec l'Empereur une longue
conversation. Il a été très satisfait de son entrevue avec vous, et
son amitié pour vous s'est accrue. Mais croyez bien que je ne
m'étais point trompé : d'un côté, il se rend compte que le mi-
nistère actuel n'est pas assez fort; de l'autre, il ne veut pas re-
noncer à M. de Forcade. La raison qu'il en donne est toujours
la môme : Le renvoi de M. de Forcade ne peut avoir qu'une
signification, désaveu des élections, c'est-à-dire do la majorité,
conséquemment, dissolution inévitable. J'ai plaidé, j'ai discuté,
mais nous en sommes toujours revenus au même point : « Pour
plaire aux lihéraux, dit-il, j'ai sacrifié MM. Rouher, Baroche,
Vuitry qui avaient du talent; maintenant on me demande de
sacrifier M. de Forcade. Pourquoi pas aussi M. Magne? car enfin
"I. Magne a adressé à ses agens des circulaires aussi dures que
elles de M. de Forcade. » Il constate aussi que, de tous ses mi-
nistres, M. de Forcade n'est pas celui qui vous désire le moins
A que ce n'est pas non plus celui avec lequel vous seriez le
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298 REVUE DES DEUX MONDES.
plus en désaccord. Mon avis est que MM. Magne et
échoueront auprès de lui. On en reviendra à la coi
notre conversation : votre entrée après la vérificatic
voirs. Mais le ministère ira-t-il jusque-là? Voilà qui e
Le retour de Tlmpératrice n'exercera-t-il point d'infli
encore un point d'interrogation. Enfin la majorité q
d'huî, se porte vers vous ne vous abandonnera-t-elle
cela est bien obscur. Vous, mon cher ami, cela ne vo
pas, car le pouvoir ne vous tente guère; mais quand
mal que le ministère Rouher a fait au pays, je me (
que serait sa restauration. Il serait peut-être imposi
succéder (4 novembre). »
Je répondis à Duvernois non moins catégorîqu
MM. Magno et Chasseloup : « Non possumus. Plus j
moins j'hésite. Prendre dans un ministère que je
d'anciens ministres serait une preuve de conciliatioi
geur d'esprit, m'annexer à eux serait une preuve de 1
de basse ambition. La majorité ne serait pas plus désa^
translation de Forcade au Commerce, que la majori
ne l'a été par le renvoi de Persigny, immédiatemei
élections. Retirer Forcade de l'Intérieur est, certes, w
sion moins grave que de congédier Rouher : pourquoi,
consenti à l'une, ne pas se résigner à l'autre? Pour
toujours entre deux systèmes et ne pas accepter avec
les exigences du régime constitutionnel? Que perdra
à se montrer conciliant? Rien. Je ne saurais sans p
ma force accepter la solidarité d'élections faites selo
thode que j ai déconseillée. Que diraient mes amis? C
Lambrecht, Janzé et tous ceux qui sont restés sur k
bataille sous les coups de l'administration Forcade
sumus, Rouher reviendra? Mais croyez-vous que cela
si aisé ? Ne serait-ce pas pour l'Empereur ime plus
démaixhe que d'appeler un homme nouveau et le
former un cabinet? Au point de vue de l'amour-propn
y avoir rien de plus dur pour l'Empereur que le
Rouher. Et je doute fort d'ailleurs que Rouher consc
autrement que comme ministre constitutionnel, av
gramme déterminé. Donc, non possvmusy et je repars
pour Saint-Tropez (2 novembre). »
Toutefois, malgré la netteté de mes refus, afin q
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A FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 299,
u entre l'Empereur et moi, je lui expédiai la
Chasseloup, avec ces mots : « Sire, en réponse
[n'avait été faite le 23 octobre en votre nom, je
a lettre incluse : j'ai eu tort de ne pas vous
de précis que ce qui est écrit. La bienveillance
s ni'avez reçu m'encourage à mettre sous vos
nncère de ma pensée. Je le fais avec d'autant
, que Votre Majesté a agréé les raisons qui me
LS entrer actuellement dans le ministère. J'ai vu
ide ces jours-ci, et j'ai constaté avec joie que
ne émeute s'affaiblit. »
ps, je fis connaître à Forcade le langage que
apereur sur son compte. Forcade me répondit
e et vague. Il me proposait une entrevue. Elle
îmbre et fut très cordiale. Il n'insista pas pour
Bnir son collègue : il était sans inquiétude, ne
recours et croyait qu'en défendant des candida-
evant des candidats officiels, il obtiendrait de
il terrasserait l'émeute dont il ne doutait pas,
victoire parlementaire le prestige de Ténergie
VIII
épondit à la communication du programme
leloup : « Mon cher monsieur Emile OUivier,
le votre communication. Lorsqu'on agitloyale-
3 le faisons tous les deux, il n'y a qu'avantage
ue Ton pense. Je me suis adressé à votre patrio-
je suis persuadé que vous pouvez rendre un
pays en entrant au ministère. Il s'agit de sauver
fermissement de l'autorité et de sauver l'auto-
issement de la vraie liberté. Convaincu de la
que vous êtes appelé h jouer^ je dois désirer que
affaires dans les meilleures conditions, car si
ri, votre action n'aurait plus la môme influence.
3 ne puis admettre des combinaisons qui dimi-
ce morale en incriminant ma conduite passée,
nation? Dans les dernières élections, tous les
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3U0 BEVUE DES DEUX MONDES.
partis hostiles se sont coalisés contre mon gouvernement et ils
ont attaqué, sous le titre de pouvoir personnel, les préro-
gatives constitutionnelles que j'exerçais légitimement. Ces
attaques n'avaient qu'un but, mais elles partaient de mobiles
différens. Les uns voulaient affaiblir le pouvoir dans Tespoir^e
le renverser, les autres, fils de la rue de Poitiers, voulaient em-
pêcher le retour de mesures qui les avaient blessés, telles que
Taffranchissement de Tltalie, les réformes libérales, rétablisse-
ment des traités de commerce. Ils proclamaient la paix à tout
prix et me reprochaient de n'avoir pas mis l'Europe en feu en
attaquant la Prusse après la victoire de Sadowa. Quelque fac-
tice que fût pour moi cette opposition, elle avait l'air, aux yeux
du pays, d'un mouvement libéral, et je devais d'autant moins y
résister qu'il entrait dans mes idées, au commencement de la ses-
sion ordinaire, de développer des réformes déjà introduites au
24 novembre et au 19 janvier. Mon programme a donc été au-
devant de l'interpellation des H6 députés, et le sénatus-con-
sulte au delà de leurs vœux. J'ai cru faire une chose utile pour
le pays en donnant aux grands corps de l'Etat des prérogatives
plus étendues, mais je n'ai entendu en aucune façon désarmer le
pouvoir, désavouer mon passé, renier tous les hommes qui
m'avaient fidèlement servi, ni renoncer à ma propre responsa-
bilité devant la nation. Le sénatus-consulte réalise plusieurs des
idées émises par ce qu'on appelle le tiers-parti ; mais est-ce à dire
pour cela qu'il faille répudier l'appui de la majorité du Corps
législatif? Elle se compose en grande partie d'hommes dévoués à
mon gouvernement, et 4ont Télection, loyalement, librement
voulue, s'est faite cependant sous les auspices, sous la direction
honnête et légitime du ministre de l'Intérieur. Renvoyer celui-ci
avant la vérification des pouvoirs, avant que la Chambre ait
manifesté ses sentimens, ce serait jeter le blâme sur l'ensemble
des opérations électorales, affaiblir lautorité du plus grand
nombre des députés et démontrer la nécessité logique d'une
dissolution. De ces diverses considérations, il résulte que le mi-
nistre de l'Intérieur doil rester, être pour ainsi dire le trait
d'union entre le passé et l'avenir, mais qu'il faut aussi que l'élé-
ment nouveau entre en grande partie dans la composition du
ministère. Personne mieux que vous ne représente cet élément
nouveau ; seulement, c'est à vous qu'il appartient de juger le
moment opportun pour rentrer aux affaires. J'ai lu avec alten-
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 301
tion le programme que vous proposez, et je l'accepte sauf les
réserves suivantes : 1® Il me paraît en dehors de Tesprit et de
la lettre de la Constitution de charger une seule personne de
former un cabinet. Cela serait reconnaître l'existence d'un pre-
mier ministre, donner à la Chambre plein pouvoir sur le choix
des ministres, tandis que, d'après la Constitution, ils ne doivent
dépendre que de moi, et que ma responsabilité s'exerce en pré-
sidant le Conseil. 2^ Je suis comme vous partisan des nationa-
lités, mais les nationalités ne se reconnaissent pas seulement
par l'identité des idiomes et la conformité des races; elles dé-
pendent surtout de la configuration géographique et de la con-
formité d'Idées qui naît d'intérêts et de souvenirs historiques
communs. La nationalité allemande, pas plus que la nationalité
française, ne saurait comprendre tous ceux qui parlent la même
langue. L'Alsace est française, quoique de race germanique; les
cantons de Vaud et de Neuchâtel sont suisses, malgré leurs affi-
nités françaises. Certes, si le Sud de l'Allemagne, consulté pai
le suffrage universel, voulait s'unir à la Confédération du Nord,
il serait difficile de s'y opposer. Mais si la Prusse violait le traité
de Prague, si les provinces de l'Autriche voulaient en faire
autant, devrionsruous le permettre? Heureusement, d'ailleurs,
ces questions ne sont pas à Tordre du jour, et elles sont trop
graves pour être résolues d'avance sans savoir dans quelles cir-
constances ces événemens peuvent éclater. Quant à la conduite
à tenir vis-à-vis de l'Italie et de l'Orient, je suis complètement
de votre avis. 3** La liberté de la presse et des réunions pu-
bliques est un mal qui exige un remède prompt et efficace, car si
on laisse toutes ces violences se produire impunément, elles
amèneront des désordres dans, la rue et, après avoir paralysé
pendant longtemps le mouvement commercial et industriel, elles
provoqueront une réaction qui sera un nouvel échec pour la
liberté. Tel est, moii cher monsieur Emile Ollivier, le résultat de
mes réflexions. Vous le voyez, nous sommes bien près de nous
entendre, et il ne faut pas que certaines susceptibilités, si légi-
times qu'elles soient, viennent mettre obstacle à de grands des-
seins qui ont pour but le bien du pays. Croyez à mes sentimens
d'estime et de sympathie. — Napoléon. »
L'Empereur avait raison, nous étions bien près de nous en-
tendre; ce qu'il me refusait était peu, comparé à ce qu'il m'accor-
dait. Sur la politique étrangère, la concession était énorme. Des
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302 REVUE DES DEUX MONDES.
deux casn& belli constamment ouverts depuis 1866 sur la situa-
tion générale, il renonçait complètement à Tun, celui du Sleswig,
et il retenait à peine quelque chose de l'autre puisqu'il me
concédait, conformément à ma constante politique, que nous ne
nous opposerions en aucune manière au passage du Mein s'il
s'opérait par la libre volonté des populations; et comme ces
deux sujets d'alarme écartés, de quelque côté que je portasse
mon regard, je n'apercevais aucune menace prochaine ou éloi-
gnée d'un conflit avec l'Allemagne, je considérai la paix comme
aussi assurée que la liberté. Je répondis ^ l'Empereur avec gra-
titude sans toutefois renoncer & mes objections : « Sire, je suis
profondément frappé de l'élévation calme et douce, de la séré-
nité simple qui respirent dans la lettre de Votre Majesté. C'est
d'un sage plus que d'un souverain. Soyez bien persuadé aussi,
Sire, que je sens la valeur du nouveau témoignage de con-
fiance que vous voulez bien m'accorder. Je ne connais pas de
meilleur moyen de vous en remercier que de continuer à vous
exposer mes opinions avec une liberté respectueuse. Mes idées
ne sont peut-être pas justes, mais elles sont le résultat d'une
consciencieuse réflexion et elles ne tendent qu'à la consolidation
de votre gouvernement. J'admets la définition si lucide que
Votre Majesté donne du principe des nationalités. Le droit des
nationalités n'est créé, ni par la conformité de la race et de
l'idiome, ni par la simple configuration géographique : il n'a
d'autre origine et d'autre signe que la volonté des populations
librement manifestée. Je considère donc toute insistance sur les
affaires d'Allemagne comme superflue. Je ne suis pas non plus
éloigné de la pensée de Votre Majesté en ce qui touche la for-
mule : « M. X... est chargé de former un ministère. » — Je ne
voulais indiquer par là ni que l'Empereur renonce à sa responsa-
bilité, ni qu'il abdique la présidence de son Conseil. Mon intention
était simplement de marquer l'homogénéité du cabinet nouveau.
— « Cette déclaration, qui me paraît indispensable, pourrait
être faite dans des termes autres que ceux que j'ai proposés;
il suffirait de dire : « Les ministres ont donné leur démission,
M. X... a été appelé par l'Empereur. » — Quant à la presse et
aux réunions publiques, il y aurait lieu de faire une nouvelle loi
sur la donnée du droit commun, mais l'heure n'est pas propice,
et, tout en avançant, il faut avoir présent à l'esprit le sage pré-
cepte de Walpole : Quiela non movere. Il n'est pas bon, à
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 303
propos de tout, d'éveiller sans cesse les mômes questions et de
supprimer la part du temps. La loi devra donc être provisoire-
ment maintenue. — La difficulté est de savoir si, renonçant
aux erremens actuels, on recommencera les poursuites. —
J'hésitais, lorsque j'ai vu Votre Majesté : je suis fixé aujour-
d'hui. Je suis convaincu que quelques mois encore de liberté
produiront plus pour l'affermissement de votre dynastie que les
poursuites les plus implacables et les plus multipliées. L'opi-
nion publique s'est réveillée et commence à faire la police des
journaux. L'article de M. Sarcey : Vous *vôus ennuyez y a eu un
immense retentissement ; lisez-le, Sire,, il exprime le véritable
état des esprits. Si vous poursuivez, l'opinion cessera d'être sé-
vère; elle ne verra que la peine et oubliera le délit. Les Irré-
conciliables aux abois demandent eux-mêmes des poursuites pour
arrêter la déconsidération qui les gagne et empêcher l'explosion
d'indignation qui les menace. Voici ce qui échappe à un des ré-
dacteurs du Réveil : « Touchons-nous à la fin de l'intermède de
tolérance plus démoralisateur que l'application rigoureuse de la
ioi'(l)? » — Quel avertissement! — La conduite efficace me
parait donc celle-ci : Persévérer dans l'attitude actuelle à l'égard
de la presse; retirer même le commissaire de police des
réunions; laisser dire, seulement déclarer à la tribune ceci :
ce Nous ne laissons tant de liberté aux paroles, que parce que
nous sommes décidés à réprimer avec fermeté les actes, et nous
vous déclarons, messieurs les agitateurs, qu'au premier désordre
dans la rue, nous ne nous contenterons pas de poursuivre les
niais égarés, nous mettrons la main sur ceux qui, dans les
journaux ou les réunions, auront provoqué directement, fussent-
ils des députés comme Gambetta et Jules Simon. » Ce langage
paraîtrait une faiblesse, tenu par des ministres qui ne croient pas
à la liberté. Il sera considéré comme un acte d'énergie, s'il est
tenu par un défenseur de la liberté, et il produira, j'en réponds,
bon effet. Je persiste à croire que le meilleur moment est après
la vérification des pouvoirs, alors que j'aurai pu opérer comme
député la fusion du centre droit et du centre gauche et pro-
noncer un ou deux discours. J'aurais voulu rester à Paris, mais
la situation n'est plus tenable : les nouvellistes se jettent sur
moi comme des nuées de sauterelles, mes moindres paroles sont
(1) Réveil du 8 novembre 1869.
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304 REVUE DES DEUX MONDES.
épiées, mille intrigues m'enveloppent; je fuis <
vant, et avec d'autant plus de raison que je tî(
cette affaire qu'avec Votre Majesté, et à tout cai
que le coup éclate. Je vous remercie, Sire, des
vous avez la bonté de m'exprimer, et je vous
que je vous suis sincèrement et affectueusemenl
vembre). »
IX
Je repartis pour Saint-Tropez le 8 noven
reçus la lettre suivante de l'Empereur : « Coi
vembre. — Mon cher monsieur Emile Ollivier, j(
de votre lettre du 6, et j'adopte toutes les obse
contient, car elles partent d'un cœur droit et d'i
Le moment de l'avènement du nouveau ministère
25 novembre, environ, mais d'ici là, il faut que vc
les hommes qu'il faudrait introduire dans le cah
à une personne qui serait très bien placée au Cou
lait accepter un ministère, c'est M. Napoléon
consentirait à aller au Conseil d'Etat, parce que
rait toutes les questions et que ce changement e
pas à un désaveu de sa conduite; mais alo]
Chasseloup-Laubat? Les questions de personne
difficiles et souvent entravent les meilleurs proje
de me proposer une combinaison qui puisse s'e
tement en ayant d'avance le consentement dés
ébruiter la combinaison. Je sais qiie je vous pro]
solution de la quadrature du cercle, mais je ne
possible à votre courage et à votre sagacité. Cro;
mens d'estime et d'amitié. — Napoléon. » Cette
encore les dissentimens. Ma politique sur la presse
Forcade quittait l'Intérieur, et, allant au-deva
mandes, l'Empereur m'offrait lui-même un no
faciliter ma tâche, du côté de mes amis, celu
Daru.
Je répondis aussitôt : « Sire, je sills bien
accord complet existe entre nous. Je me range à
Majesté, sur la date de la constitution du mini
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LA FIN DE l'empire AUTORITAIRE. .3013
poste à donner à M. de Forcade. J'avais pensé h ïalhouët pour
l'Intérieur, mais je n'ai pu le résoudre à accepter ce fardeau; il
m'a promis de prendre les Travaux publics. L'accession d'un
homme aussi considérable sera d'un excellent effet. Napoléon
Daru est aussi un choix excellent : je ferai tous mes efforts pour
obtenir son assentiment. Il ne serait pas bien de congédier
Chasseloup-Laubat après la part qu'il a prise aux dernières me-
sures. La difficulté est de trouver un ministre de l'Intérieur. Je
vais y penser, et je prie Votre Majesté d'y penser de son côté. Le
mieux serait un homme nouveau, jeune, ardent, mais où le
prendre? On a si bien fait le désert autour de vous depuis
quelques années! Mon départ de Paris a dépisté tous les soup-
çons, je reste encore un jour ou deux ici pour ne pas les ré-
veiller par un retour trop brusque. Je serai à Paris mardi pro-
chain. J'aurai assez de temps jusqu'au 2S pour vous proposer
des noms. Du reste, si Votre Majesté accepte ceux que je lui in-
dique, le travail est presque fait. Sire, je fais un bien violent
effort sur moi-même en acceptant de me jeter dans la môlée; je
ne m'y décide que parce que j'ai foi en Votre Majesté. Je compte
sur son appui contre les intrigues des autres, sur sa bienveillance
pour mes propres défaillances. Nous traverserons des heures
pénibles, mais avec de l'honneur, de la persévérance, de la
bonne conduite, nous triompherons. Quelle gloire sera la vôtre
dans l'histoire. Sire, quand vous aurez fondé un gouvernement
libre et barré le passage à la Révolution ! Je vous donne, pour
vous aider dans cette entreprise digne d'un grand cœur, ce que
j'ai de bonne volonté et d'intelligence, et je vous prie de croire
que je vous suis bien affectueusement dévoué (11 novembre). »
Je continuai à envoyer mes réflexions à l'Empereur : « Sire,
mes journées se passent à réfléchir. Or, voici ce qui m'apparaît
de plus en plus clairement. Votre sénatus-consulte a été une
transformation dans les choses; il faut que mon avènement soit
une transformation dans les personnes. Tout en respectant les
situations acquises, il faut que vous vous efl'orciez d'attirer à
vous le plus grand nombre possible de jeunes hommes et de
donner à ceux que vous ne pouvez employer tout de suite l'es-
)érance d'être utilisés plus tard. Aussi, je considère comme
J'un intérêt majeur de procurer une élévation éclatante, subite,
propre à frapper les imaginations, aux rares hommes de talent
de trente à quarante ans que le dégoût n'a pas jetés encore dans
TOME XXXIX. .— i907. 20
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306 REVUE bES DÈtJX MONDES.
les rangs du parti révolutionnaire. Voilà pourquoi je propose à
Votre Majesté la nomination de Duvernois au sous-secrétariat
de rintérieur. Voilà pourquoi je propose aujourd'hui la nomi-
nation de Philis. Philis a trente-huit ans; il est avocat, ami et
émule de Gambetta et de Ferry; il s'est séparé d'eux pour me
rester fidèle. C'est un orateur vaillant et éprouvé qui ramènera
avec énergie les jeunes irréconciliables avec lesquels il s'est
mesuré déjà plus d'une fois. Sa nomination aurait l'avantage
d'établir comme précédent que les sous-secrétaires d'État peuvent
n'être pas choisis parmi les députés : on se réserverait ainsi un
moyen de révéler à la nation des hommes de mérite qui seraient
dans l'impossibilité d'arriver au Corps législatif. Appelez à vous
la jeunesse, Sire, elle seule peut sauver votre fils ; les vieillards
égoïstes qui vous entourent ne songent qu'à eux. Ma principale
préoccupation, tant que vous accepterez mon concours, sera de
chercher partout des hommes, et, lorsque j'aurai trouvé celui qui
pourra mieux que moi remplir mon office, je vous le désignerai
moi-même, et je serai bien heureux de lui frayer la route. Cette
régénération de votre personnel est urgente; sinon, vous péririez
d'inanition au milieu de la cohorte incapable et pusillanime de
vos fonctionnaires. Il va de soi que je conseille de prendre ce
qui est fort dans toutes les opinions ; mais ceux qui appartiennent
à l'opinion libérale ont été jusqu'à ce jour proscrits avec une
telle obstination, qu'il y a un long arriéré à solder à leur égard.
Je vous prie. Sire, de me croire votre tout dévoué ex imo. Pour
ne rien ébruiter, il suffit que je sois à Paris mardi. En quelques
jours, dans l'état où sont les choses, tout sera terminé. »
« Le 13 novembre. — Sire, j'ai prié M. Daru d'être à Paris
mercredi à cinq heures et demie. Si j'échouais auprès de lui,
Votre Majesté veut-elle me permettre d'offrir le portefeuille du
Commerce à M. Buffet? Je connais, mieux encore que vous,
Sire, les inconvéniens de ce personnage, mais il a fait avec nous
la loi sur les coalitions; il n'est pas protectionniste, il est
honnête, parle bien et jouit d'une réelle influence; quant à ses
inconvéniens, j'en fais mon affaire et je m'ingénierai à en dé-
fendre Votre Majesté. Je voudrais ne vous entourer que de per-
sonnes qui vous fussent agréables, mais nous sommes à l'entrée
d'un défilé difficile, et nous ne le franchirons qu'en prenant
chacun un peu sur nous. Après la session, si, comme je l'espère,
nos jeunes recrues se sont bien conduites au feu, vous pourrez
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LA FTN DE l'eMPIRE AUTORÎTAIRE. 30t
arranger fout cela autrement, de manière h ne vous imposer le
sacrifice d'aucune répugnance personnelle. »
Le dimanche 14, je quitte de nouveau ma famille pour re-
tourner à Paris. Je ne puis exprimer le serrement de cœur avec
lequel je dis adieu au modeste cabinet dans lequel j'avais tant
travaillé, et avec quelle désolation intérieufe je vis disparaître
derrière moi les petits arbres que j'avais plantés, la plage aimée
sur laquelle j'avais promené mes rêves et mes réflexions,
rhumble maison que j'avais édifiée péniblement, année par
année. Je ne devais les revoir qu'après les désastres de la patrie
et Fanéantissement de toutes mes espérances.
A Compiègne, maîtres et courtisans étaient ravis de ma dé-
termination d'accepter le pouvoir. Conti écrivait à Duvernois :
« La conduite d'Emile Ollivier est celle d'un homme de cœur et
d'un homme d'État; nous allons sortir, grâce à lui, de tout ce
gâchis. Enfin! » (Dimanche soir 14.) Mardi 16, j'arrive à Paris.
J'y trouve trois lettres de l'Empereur en réponse aux miennes :
« Compiègne, 14 novembre. — Mon cher monsieur Emile
Ollivier, j'ai à répondre à plusieurs de vos lettres, et comme le
temps est précieux je me bornerai à vous adresser quelques
questions et quelques observations. Je crois comme vous qu'il
faut laisser la presse et les réunions libres, mais en réprimant
cependant les attaques contre le gouvernement établi par la vo-
lonté nationale. Dans quel pays peut-on tolérer qu'on dise ouver-
tement qu'où veut renverser le pouvoir établi et mettre en
doute la légitimité de son autorité? C'est nier l'exercice régulier
du suffrage universel. Je ne fais aucune objection à la nomina-
tion de M. Philis. Il faut rajeunir l'administration tout en
tenant compte des droits acquis et des services rendus. Les sous-
secrétaires d'État ne pourront entrer en fonctions qu'après le
vote do la Chambre. Duvernois étant nommé auparavant, il
faudrait qu'il donnât sa démission de député; ce qui serait un
inconvénient. Je compte rentrer à Paris vers le 21 ou le 22. Nos
rapports deviendront plus faciles. Croyez à mes senlimens
l'estime et d'amitié. »
— « Mon cher monsieur Emile Ollivier, je veux bien, pour
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308 REVUE DES DEUX MOxNDES.
avoir votre concours, former un nouveau minisi
répugne beaucoup de n'avoir que des ministres di
ce parti n'est pas l'expression de la majorité du
et plusieurs de ses membres complotent avec les
le duc d'Aumale. Je tiens essentiellement à t
Forcade, Lebœuf et Rigault. Quant aux ai
MM. Talhouët, Mège, môme Buffet. Arrangea le
cade .comme vous lentendrez. Croyez à mes sen
et d'amitié (15 novembre). »
— « Mon cher monsieur Emile OUivier, les n
je veux garder vis-à-vis des ministres qui partent s
pour ceux qui entrent. Il faut donc qu'avant la
lontaire d'un changement, on ait créé une crise
que tous les ministres m'aient donné leur démis
cela encore que je tiens tant à ce que le secret
qu'au moment voulu. Je vous écris pour vous p
tendre avec M. de Forcade; lorsque vous serez
j'aurai approuvé vos choix, il faudra faire pai
Chasseloup de ce que vous aurez médité et ar
crise ministérielle. Croyez, mon cher monsieur
à mes sentimens d'estime et d'amitié. »
Nous étions loin du point de départ : nion ace
tère Chasseloup avec un ami. L'idée de constitu
nouveau était acceptée et j'étais autorisé à y intr<
naes amis, Daru, Talhouët, Mège, même Buffet,
presse et des réunions n'était plus mise en discus
attaques contre le principe du gouvernement, i
dans mes vues que dans celles de l'Empereur
Elles entraient dans la catégorie des actes comn
auxquels je n'entendais pas étendre le bénéfice d
je réclamais pour les opinions. La seule gêne qi
imposée, c'était l'association avec Forcade. EU
mince importance, mais là même, j'avais obtenu
puisque Forcade abandonnait le ministère de l'I
Je fais dire partout que je ne suis pas arrivé
chez moi, ne recevant que les personnes mui
passe. Je vois ainsi le prince Napoléon, Schr
Girardin. Schneider me raconte avoir écrit à l'Ei
consentirait à se porter à la présidence que si j'(
tère. Forcade est mal au courant et ne compre
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LA FIN DE L EMPIRE AUTORITAIRE.
309
lion. Je lui apprends que je suis sûr du concours de Talhouëtet
de celui de Che.vandier de Valdrôme, et il est convenu avec lui
que je vais solliciter ceux de Dam, de Buffet et de Segris. Je
vois Daru le 17, Buffet le 18. Je les mets sans réticence au cou-
rant ; je leur donne connaissance du programme que j'ai soumis
& TEmpereur et je leur demande leur concours. Ils mêle refusent
malgré ma longue insistance. Les raisons de leur refus sont ré-
sumées dans la lettre que j'écrivis aussitôt à l'Empereur (18 no-
vembre) :
« Sire, j'ai commencé mes négociations sur la base que vous
m'aviez indiquée : Le Bœuf à la Guerre, RigauU à la Marine,
Forcade au Conseil d'État, moi à l'Intérieur, carte blanche sur
le reste. J'ai vu hier Daru et aujourd'hui Buffet. Tous les deux
m'ont parlé de Votre Majesté avec respect. Quoique trouvant la
situation très difficile, iJs sont prêts à vous aider; mais tous les
deux pensent qu'il ne s'agit plus de mesures plus ou moins
bonnes à prendre, qu il faut des actes indiquant que Votre Ma-
jesté adopte résolument, sans arrière-pensée, le régime parle-
mentaire; on en doute dans le pays, et c'est pourquoi des excès,
qui autrefois eussent rejeté tout le monde dans les bras du gou-
vernement, laissent sinon indifférent, du moins calme. L'un et
l'autre conseillent d'appeler quelqu'un à former un ministère,
de créer un vice-président du Conseil en cas d'empêchement de
l'Empereur, comme était Odilon Barrot sous la présidence. En-
fin ils estiment tous les deux qu'avec Forcade, même au Conseil
d'État, la situation ne sera pas tenable. Hors de Vlntérieiir
comme à Ylnlérieur, s'il reste dans le ministère, il sera obligé
de s'expliquer sur les élections ; son déplacement, qui aura été
un commencement de désaveu, n'aura servi qu'à amoindrir son
autorité ; là-dessus le ministère se disloquera au lendemain
même de sa constitution. Daru s'est expliqué à ce sujet avec une
extrême vivacité : « Que l'Empereur ne se préoccupe pas autant
de la majorité de la Chambre, elle obéira à un signe de sa main ;
qu'il pense à la majorité du pays; celle-là ne suivra que si elle
est satisfaite, et elle ne le sera que lorsque le point d'appui du
«gouvernement sera porté vers le centre gauche. » Croyez-m'en
ec M. de Forcade, aucun ministère ne pourra accomplir l'œuvre
"incipalo aujourd'hui, la constitution d'une majorité. Ceux que
. de Forcade, ou plutôt ses agens, a combattus joer fas et nefas
I lui pardonneront pas où qu'il soit replacé ; ceux qu'il a sou-
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310 REVUE DES DEUX MONDES.
tenus, le sentant menacé, le soutiendront mollement, la Chambre
se divisera, et il ne se passera pas six mois avant qu'on soit
acculé à une dissolution ou à un coup d'Etat. « Quant au retour
de M. Rouher, ont dit ces deux messieurs, ce seraient les trois
quarts de la France se précipitant dans le parti révolutionnaire. »
On me dit que Talhouët, fort accommodant il y a quinze jours,
pense maintenant comme Daru et Buffet, et je sais que, sans
Talhoui't et Buffet, Segris n'acceptera rien. Buffet m'a fait remar-
quer aussi que Magne et Gressier av^aient écrit des circulaires
plus compromettantes que celles de Forcade. Ah ! Sire, quel mal
vous ont fait vos ministres depuis deux ans, et quel malheur
que mes supplications sur la manière de conduire les élections
n'aient pas été entendues! Combien tout serait facile et combien
au contraire tout est difficile ! Je crois que Votre Majesté sera
obligée d'en revenir, à ce qui a été mon impression première :
laisser le ministère se présenter devant les Chambres tel qu'il est
composé. Il est probable qu'il succombera. Alors vous aviserez.
S'il ne succombe pas, si Forcade reste maître de la situation,
ainsi qu'il en est convaincu, vous aviserez avec plus de facilité
encore. Plus j'y réfléchis, d'ailleurs, plus je sens que le temps
des demi-mesures est passé. Si l'opinion publique n'est pas vive-
ment fouettée, elle ne réagira pas. Arrêtez-vous définitivement
dans la voie des concessions, n'accordez plus rien, serrez les
freins, préparez-vous àreprendre Rouher malgré tout ou lancez-
vous à toute vitesse dans le régime parlementaire; ne mar-
chandez pas sur les détails, sur les formes, et chargez quelqu'un
de former un cabinet ; vous n'aurez jamais été plus nécessaire
qu'après six mois de ce régime. Ne vous blessez pas. Sire, de la
liberté de mon langage, car vous savez que je vous suis dévoué
maintenant du fond du cœur (18 novembre). »
Daru et Buffet me remirent chacun une note que je commu-
niquai à l'Empereur. Daru insistait surtout contre le maintien
de Forcade : « Il y a à son égard des griefs particuliers et des
récriminations sur lesquels on sera intraitable. Sa présence sera
une provocation à un débat passionné sur les élections qui
s'éteindrait naturellement faute d'alimens si le ministre n'était
pas là; elle serait aussi un obstacle absolu à la formation de la
majorité au scîn du Corps législatif et par suite cause d'une dis-
solution prochaine, qu'il est sage d'éviter, parce que ce serait une
nouvelle cause d'agitations et de troubles. »
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LA FIN DE L^EMPIRE AUTORITAIRE. 314
Segris n'étant pas à Paris, je le priai par télégraphe de venir.
Il me répond qu'il ne le peut pas, et que « s'il s'agit d'une com-
binaison ministérielle quelconque, sa raison se refuse à en voir
une acceptable et possible avant la réunion des Chambres et
avant la vérification des pouvoirs, »
Quel parti prendre? Ne tenir nul compte des exigen^ees de
Topinion et, après avx)ir constaté le- refus de mes anus, entrer
résolument aux alFaires avec Forcade, Clément Duvernois, Mau-
rice Richard et Chevàndier? Duvernois me le conseillait:
« Chargé de préparer la formation d'un cabinet, vous aviez trois
points à considérer: 1** Ménager la situation du tiers-parti;
2^ Viser à un effet d'opinion; 3® Former un ministère capable. La
première condition est remplie, et vous êtes dégagé par l'offre de
trois portefeuilles. La seconde, faites-moi le plaisir de com-
prendre que vous la remplissez à vous seul, vos honorables amis
ayant fort peu de notoriété ; vous la remplissez d'autant mieux
que Forcade quitte l'Intérieur ; les journaux ne demandent rien
de plus. Quant à la troisième, il "me semble que vous la rempliriez
pleinement si, avec un bon garde des Sceaux, vous réunissiez
Magne, Forcade et Ollivier. Il me semble que ce quadrilatère
pourrait faire assez bonne figure. »
Je ne me rendis pas. Si mes amis avaient refusé de m'aider k
reconstituer un ministère en dehors de Forcade à cause de l'excès
de leurs exigences ou de dissentimens sur le programme, je
n'aurais pas hésité à organiser sans eux une combinaison de la
nature de celle que m'indiquait Duvernois. Je ne pouvais, sous
peine de me déconsidérer, m'associer, sans leur concours, le mi-
nistre des dernières candidatures officielles.
J'allai chez Forcade lui annoncer l'insuccès de mes tentatives
et lui dire mon impossibilité de faire un ministère avec lui. Il en
parut médiocrement fâché. Je lui prédis qu'il tomberait comme
Rouher; il n'en crut rien. Après l'avoir quitté, j'écrivis à l'Em-
pereur : « Sire, j'ai vu Forcade. Je lui ai exposé la situation. Il a
compris que je ne pouvais entrer seul ou à peu près sans avoir
l'air de me rendre coupable d'une défection, et qu'il fallait, de
toute nécessité, reprendre ma liberté d'action pendant la vérifi-
cation ou à propos des interpellations. Il est, du reste, parfaite-
ment décidé à continuer son œuvre de dévouement, à affronter
la Chambre, et il est sûr de la majorité. Il ne reste donc qu'à
clore la crise. Le ministère ira devant la Chambre tel qu'il est
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312 REVUE DES DEUX MONDES.
et je resterai dans mon rôle de simple tirailleur. Demain je sor-
tirai de ma réclusion, je déclarerai partout qu'il n'y a pas de
crise et que le ministère est plus uni que jamais. Il vaut vrai-
ment mieux voir les vagues se poursuivre et s'enrouler les unes
aux autres que de former des ministères! Pardonnez-moi, Sire,
cette boutade et croyez-moi votre tout dévoué (18 novembre). »
L'Empereur me répond le 19, de Compiègne : « Mon cher
monsieur Emile Ollivier, je réponds à votre lettre du 18 et à celle
de M. Napoléon Daru. La logique gouverne le monde et la
conséquence forcée des observations de votre collègue serait la
dissolution du Corps législatif. En effet, si les élections ont été
si mal faites que le ministre de l'Intérieur ne puisse les défendre
et que même sa présence dans le Cabinet soit un sujet de mé-
fiance, il faut alors dissoudre une Chambre dont la majorité a
été élue sous les auspices de ce minisire. A part ce point fon-
damental, je trouve les observations de M. Daru très justes; le
pays, je le crois, veut Tordre et la liberté, mais il repousse les
idées ré>olutionnaires. C'est pénétré de ces sentimens que je
voulais relier le passé au présent, ne pas désavouer, ce qui s'est
fait, mais marquer en même temps par ^adjonction d'hommes
nouveaux une ferme intention de persévérer dans ma voie libé-
rale. Il ne sagit pas pour moi d'amour-propre froissé, je me
mettraijoujours au-dessus des petites passions du vulgaire parce
que je n'ai en vue que le bien du pays, et lorsque je résiste à un
conseil, je ne consulte que ma raison et ma conscience et nulle-
ment ma susceptibilité. Que faire maintenant? Je l'ignore, je ne
puis disposer de l'opinion et des volontés des autres ; il faut se
borner à marcher en avant et enQn à tenir compte des mani-
festations qui sortiront du Corps législatif. Croyez, mon cher
monsieur Emile Ollivier, à mes sentimens d'estime et d'amitié. »
La crise était terminée, et l'Empereur fit insérer au Journal
officiel du 20 novembre la note suivante : « Plusieurs journaux
parlent de modifications ministérielles. Les bruits répandus à
ce sujet sont dénués de fondement. » La Bourse, qui s'était mise
à monter, baissa soudain. On comprit que la crise restait aiguë
et qu'un coup de despotisme pouvait en sortir aussi bien qu'un
coup de liberté. Daru en fut particulièrement troublé. Il étai
alors à la campagne, à Becheville. 11 prend le chemin de fer
accourt chez moi : « Je suis inquiet de la responsabilité que j'
assumée; peut-être ai-je été trop absolu. Si le ministère actu
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_J"L».I ■!_ . <u-Pi!» '
A FIN DE l'empire AUTORITAIRE. 313
ant la Chambre, rîrritation sera telle que, dans
ra dans Paris une insurrection dont Tissuc sera
iespotisme ou celui de Tanarchie: deux cala-
de Forcade de lintérieur serait déjà un com-
itisfaction. Je viens donc retirer mon premier
re : « Entrez, même avec Forcade, si Ton accepte
ie vos amis. »> Je lui raconte alors ce qui s'était
, et moi, et il part aussitôt lui porter les mêmes
Langea pas la résolution de Buffet, elle minis-
Lsseloup, Forcade se prépara à affronter la
le laborieuse^ négociations et de nombreuses
là tous revenus à l'opinion que j'avais exprimée
loment et que je n'avais abandonnée que pour
rer intransigeant, à savoir: qu'aucune combi-
Jle ne pouvait réussir avant la fin de la vérifi-
irs. Néanmoins, ce temps de pourparlers n'avait
en des difficultés avaient été aplanies; la con-
pereur et moi s'était accrue; un accord à peu
ait fait sur un programme ; l'alliance avec For-
iablement écartée, et l'hypothèse d'une entente
fet admise par TEmpereur. .
Emile Ollivier.
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LE
PROJET D'IMPOT PERMëL ET PROGRESSIF
s
SUR LE REVENU
ET LE DROIT FISCAL MODERNE
Depuis un quart de si^cle, sous le prétexte que l'impôt géné-
ral sur le revenu existe en Angleterre, dans la plupart des États
allemands, des cantons suisses, et en d'autres pays, il est ques-
tion de l'introduire en France. Nous ne sommes, sans doute, pas
les seuls au monde à ne point user de cet instrument fiscal. La
grande fédération de l'Amérique du Nord s'en est servie pendant
la guerre de Sécession, puis la rejeté; la florissante et trc^s mo-
derne Belgique ne Ta jamais connu, et bien d'autres Etats sont
dans le même cas.
I
II n'existe pas de régime fiscal universel auquel tous les
peuples doivent se soumettre. Il serait étrange qu'un tel régime
existât; car les peuples diffèrent les uns des autres par leur con-
stitution sociale et par leur constitution politique, par leur
régime économique et par leur conception morale. Ni les tradi-
tions historiques, ni les habitudes héréditaires, ni les rapports
sociaux, ni les aspirations générales, ne sont les mêmes chez
les uns et chez les autres. Tel peuple aime la centralisation, tel
autre s'en défie et la proscrit; tel peuple apprécie la hiérarchie
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LE PROJET B*1Mp6t SUR LE REVENU. 315
et la discipline, respecte ce qu'une certaine école a appelé les
autorités sociales; tel autre chérit par-dessus tout l'égalité, a du
goût pour le nivellement des conditions et jalouse les situations
acquises. Chez tel peuple, l'organisme politique comporte des
freins puissans qui assurent la stabilité et préviennent les entraî-
nemens; chez tel autre, il ne se trouve dans les pouvoirs publics
aucun frein efficace ; la direction est abandonnée, sans contre-
poids sérieux ou suffisant, à une assemblée agissant par impul--
sion plutôt que par réflexion, sujette aux accès de passion,
n'acceptant aucun contrôle extérieur et ne sachant guère se con*
trôler elle-même.
Il est évident que le régime fiscal ne peut être identique chez
des peuples aussi dissemblables; il faut chez les uns des pré-
cautions dont les autres peuvent se passer. §i l'on venait pro*
poser aux Français d'établir ou plutôt de rétablir chez eux la
monarchie héréditaire, qui est, en définitive, le régime gouver-
nemental 1© plus répandu dans l'humanité et que supportent,
sans mauvaise humeur, sans aucun signe de détachement, des
peuples qui ne le cèdent à aucun autre en développement intellec-
tuel et en progrès matériel, comme les Anglais et les Allemands,
la plupart des hommes cjui constituent notre personnel politique
se récrieraient et protesteraient contre ce qu'ils considéreraient
comme une absurdité; ils diraient aue toutes les nations ne
peuvent avoir le même régime politique, que ce qui convient
à l'une ne sied pas à l'autre, qu'il faut tenir compte des faits
historiques, des habitudes prises, des goûts divers, des concep-
tions différentes de l'idéal. Si, sans vouloir changer la forme
même gouvernementale, on proposait de faire élire le chef du
gouvernement par le peuple, ce qui, en définitive, a été et est
encore le régime le plus général des républiques et de l'ancien
temps et des temps nouveaux, d'armer, en outre, ce chef élu
par le peuple du droit de veto à l'encontre des décisions prises
par le9 assemblées électives, ce serait la même clameur chez la
plupart des hommes qui constituent notre personnel gouverne-
mental; ils s'indigneraient contre cette prétention d'assimiler les
institutions de toutes les républiques du monde; ils invoque-
raient la différence des tempéramens nationaux. Si, d'autre part,
sans rien toucher ni à la forme môme du gouvernement, ni aux
sommets du pouvoir, on leur proposait d'établir, comme pour la
Diète de Prusse (le landtag) y une base censitaire à l'élection de
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316 REVUE DES DEUX MONDES.
la Chambre des députés de France ou de rendre chez nous la
seconde Chambre héréditaire comme en Ang;leterre, ou bien mi-
partie héréditaire et mi-partie nommée par le Souverain comme
en Allemagne et en Autriche; si, dans une autre direction on
réclamait rétablissement en France du référendum populaire,
comme en Suisse, la plus grande partie de notre personnel gouver-
nemental rejetterait avec hauteur ou comme surannées ou
comme injustifiées ces propositions ; elle prétendrait qu'il n'y a pas
d'analogie entre la France, d'une part, l'Angleterre, la Prusse,
l'Autriche et même la Suisse, de l'autre.
Voilà bien la preuve que l'identité des institutions ne s'im-
pose pas à tous les peuples. Pourquoi alors l'identité des impôts?
11 tombe sous le sens que la seconde dépendrait de la première :
celle-ci serait à réaliser d'abord, et personne ne la réclame.
Ce n'est pas, en outre, pour tous les impôts que certains
esprits, à la fois absolus et étourdis, prétendent réaliser l'iden-
tité chez tous les peuples, c'est à vraiment parler pour le seul
impôt sur le revenu* Que l'on considère les impôts indirects par
exeitiple, personne ne demande qu'ils soient identiques dans
tous les pays. Sans parler des droits de douane qui sont très
élevés et portent sur des quantités d'objets chez les nations à
système protectionniste, comme la France, les États-Unis, l'Alle-
magne, et qui, au contraire, sont très bas et ne grèvent qu'un
très petit nombre d'articles chez les peuples à tendances libre-
échangistes, comme l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, voici
un impôt qui semblerait devoir comporter un régime uniforme
dans tous les pays de notre civilisation : c'est l'impôt sur le
tabac; or, rien n'est plus éloigné que cet impôt de l'uniformité;
il est excessivement faible et d'un très mince rendement en
Allemagne ; il se trouve, au contraire, très élevé en Angleterre
et en France; mais en Angleterre, on le perçoit à la douane avec
une interdiction absolue de la culture du tabac dans le pays; en
France, au contraire, la culture de cette plante est autorisée,
quoique contrôlée, et la perception de l'impôt se fait par le
monopole de la fabrication et de la vente ; rien n'est donc plus
dissemblable que la pratique des différens peuples en ce qui con-
cerne l'impôt sur le tabac. 11 en est de môme pour le sucre et
pour l'alcool. L'Angleterre s'efforce de concentrer la production
de l'alcool dans de grandes distilleries afin de taxer plus aisé-
ment et intégralement la matière imposable ; la France accorde,
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENC.
317
au contraire, des faveurs et môme une immunité complète aux
petites distilleries, avec le régime des bouilleurs de cru.
Ce n'est pas seulement pour les impôts sur les objets de con-
sommation que la pratique des peuples civilisés persiste à dif-
férer et ne montre aucune tendance à l'uniformité, c'est aussi
pour les'impôts sur la richesse. Tel peuple a des droits énormes
sur les successions; c'est le cas de l'Angleterre et de la France,
les tarifs extrêmes étant, toutefois, sensiblement plus élevés
chez nous que dans la Grande-Bretagne ; tel autre peuple, comme
la Prusse et différens cantons suisses, ne grèvent d'aucune taxe
les successions en ligne directe. Tel peuple frappe les transmis-
sions d'immeubles de taxes écrasantes, comme le fait la France;
tel autre, comme l'Angleterre, ne les soumet qu'à des taxes
très légères. Nous pourrions pousser bien plus loin cette démons-
tration. La diversité fiscale existe et se maintient, si elle ne
s'accentue, d'un pays à un autre; aucune nation ne juge à pro-
pos de rompre avec ses traditions, ses habitudes, ses goûts, de
surmonter ses répugnances, pour adopter un patron uniforme
de fiscalité. Chacun consulte avec raison ses particularités
sociales et son tempérament national.
L'argument que l'impôt général et personnel sur le revenu
existe chez différens peuples pour prétendre l'introduire en
France na donc aucune force, puisque cette uniformité qu'on
réclame sur ce point particulier, on la repousse sur tous les
autres points, aussi bien en matière de constitution politique ou
d'organisation administrative que d'impôts de consommation ou
de droits d'enregistrement.
:^
11
Si les partis dits avancés, qui sont souvent inconsciemment
des partis rétrogrades, se rendaient compte des origines véri-
tables des impôts généraux sur 1^ revenu existant dans divers
pays, ils témoigneraient à leur égard moins d'enthousiasme et
éprouveraient môme quelque confusion.
L'origine des impôts généraux et personnels sur le revenu,
tels qu'on les trouve à l'heure actuelle en Alleniagne et dans
divers cantons suisses, par exemple, est absolument moyen-
âgeuse. Ce sont, légèrement modifiées, des taxes qui existaient
il y a des centaines d'années. Le moyen âge et le début de»
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318 I^EVUË DES DEUX MONDES.
temps modernes a Coisonaé d'impôts de ce genre ; c'étaient des
capitations graduées, des impôts dits de classes, parce que 1 on
rangeait les contribuables, d'après màe évaluation approximative
de leurs revenus, dans différentes catégories superposées, à cha-
cune desquelles on demandait un impôt différent. La méthode
était assez commode, elle était surtout sommaire et elle eômpor*
tait beaucoup d'arbitraire. U Einkommensteuer prussien n'est que
le développement de cet impôt classifié qui s'appelait dassem-
teuer, littéralement, impôt de classes. Il en est de môme des
impôts suisses sur le revenu, de même aussi de l'impôt autri-
chien, et toutes ces taxes ont conservé encore cette forme de
nombreuses catégories superposées, l'impôt s'élevant de l'une à
Tautre et restantid^atique pour chacune d'elles.
Les impôts personnels et généraux sur le revenu ne sont
donc aucunement, comme l'imaginent les personnes peu
expertes en la matière, le fruit de la réflexion et de l'esprit de
combinaison; ils ont simplement leurs racines dans la fiscalité
du moyen âge et des débuts du monde moderne. Ce sont des
taxes empiriques qui ne se sont proposé aucun idéal social.
La France aussi à connu sous l'ancien régime les taxes de ce
genre, capitations graduées et impôts généraux sur le revenu ;
elle les a longuement pratiquées. C'était, sous leur dernière
forme, dans le courant du xvu* et du xvui*' siècle, la taille et
les dixièmes ou les vingtièmesj c'est-à-dire, pour ces derniers,
les 10 pour 100 ou les 5 pour 100 du revenu; ils formaient une
branche importante des ressources soit régulières, soit extraor-
dinaires, pour les jours de crise, de l'ancienne monarchie. On
sait quel fâcheux renom ils ont laissé ; ils n'étaient pas moins
exécrés que la gabelle.
Puisque Jean-Jacques Rousseau revient à la mode et que,
d'ailleurs, il fut un des prophètes de la Révolution, il n'est pas
hors de propos de relater ici un passage qui m'a frappé dans ses
Confessions, Dans sa jeunesse (en 1732), il erre aux environs de
Lyon : « Après plusieurs heures de course inutile, las et nmu-
rant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison
n'avait pas belle apparence, mais c'était la seule que je visse aux
environs. Je croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse
où tous les habitans à leur aise sont en état d'exercer l'hospita-
lité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit
du lait écrémé et du gros pain d'orge, en me disant que c'était
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVEND. 319
tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délice, et je mangeais
ce pain, paille et tput; mais cela n'était pas fort restaurant pour
un homme épuisé de fatigue. Ce paysan^ qui m'examinait, jugea
de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de
suite, après avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune
honnête homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une
petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un mo-
ment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très
appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'as-
pect me réjouit le cœur plus que tout le reste : il joignit à cela
une omelette assez épaisse ; et je fis un dîner tel qu'autre qu^un
piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son
inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait pas de
mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et
ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de
quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots ter-
ribles de commis et de rat de cave. Il me fit entendre qu'il
cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause
de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se
douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce
sujet et dont je n'avais pas la moindre idée me fit une impres-
sion qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine
inextinguible qui se développe depuis dans mon cœur contre les
vexations qu'éprouve le malheureux peuple et contre ses oppres-
seurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il
avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa
ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui.
Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le
sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué ses dons
que pour en faire la proie de barbares publicains (1). »
Voilà la taille, l'ancien impôt personnel sur le revenu ; et
c'est parce que l'Assemblée Constituante s'en faisait la même
image que Rousseau qu'elle rejeta sans hésitation et la taille et
les dixièmes et les vingtièmes, et tout ce qui pouvait constituer
un impôt personnel et général sur le revenu ; elle restait sous
l'impression ineffaçable de l'arbitraire que comportaient ces taxes,
et elle ne voulut plus entendre parler que d'impôts réels, assis
uniquement sur les choses et indépendamment de la personne.
(1) Rousseau, les Confessions^ tome I", p. 338-339, édition Lequien, 1821.
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320 RKVUE DES DEL'X MONDES.
Le système d'impôts réels qu'elle établit visait le revenu, en
s'efforçant de le saisir à sa source : tel était l'objet de la contri-
bution foncière, do la contribution des patentes, de la contri-
bution des portes et fenêtres et de la contribution personnelle et
mobilière; ces taxes étaient conçues comme ne devant laisser
échnpper aucun revenu et, d'autre part, comnie devant éviter les
doubles emplois. On avait établi une échelle de correspondance
des loyers avec les revenus, d'après laquelle, pour les loyers
considérables, le revenu était supposé équivalent à douze fois le
montant du loyer. Cette échelle de correspondance des loyers et
des revenus pouvait, sur quelques points, manquer d'exactitude
ou prêter à critique ; mais la volonté du législateur d'atteindre
ainsi proportionnellement les revenus était parfaitement démon-
trée; d'autre part, afin d'éviter les doubles emplois, le contri-
buable pouvait être déchargé de la contribution mobilière dans
la mesure où il prouvait qu'il avait déjà payé la contribution
foncière, son revenu ayant déjà été atteint par celle-ci.
Ce système était ingénieux; il évitait l'inquisition et l'arbi-
traire; il laissait toute liberté au contribuable; il ne se piquait
pas de la recherche de l'absolu que l'on ne peut jamais atteindre;
il taxait les revenus d'une façon suffisamment approximative
pour éviter les injustices nombreuses' ou criantes, et il assurait
au fisc des ressources certaines échappant à toute dissimulation
et à tout mécompte.
Tel était le régime fiscal, établi par la Révolution française,
eu haine des impôts personnels sur le revenu de TAncien
Régime : taille, dixièmes, vingtièmes, capitations graduées, etc.
Les pays du centre de l'Europe, qui ne subirent pas de transfor^
mation radicale et méthodique comme celle que constitue la
Révolution française, gardèrent leurs taxes d'ancien régime; et ce
sont ces tax<?s, modiliées sans doute et un peu améliorées, que
Ton propose aujourd'hui étourdiment à notre approbation et à
iioln» imitation.
X.lncome lax britannique, impôt sur le revenu en Angleterre,
a eu une origine un peu diiïérenle. Il fut établi une première fois
en 17î)S, pour faire face aux frais de la guerre contre la France,
— un bill, sur la proposition de Pitt, « accordant à Sa Majesté une
aide et une contribution pour la continuation de la guerre, » —
puis aboli à la paix d'Amiens; rétabli à la reprise des hostilités
en 1S03, il fut aboli de nouveau, à la fin des guerres contre la
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENU. 321
France et, ayant suscité parmi les contribuables les plus vifs
ressentimens, les registres qui avaient servi à le percevoir furent
brûlés. Malgré une situation financière souvent assez étroite,
tant que vécut la génération qui l'avait subi, les Anglais ne son-
gèrent pas à le ressusciter. En 1842 seulement, devant un défi-
cit de SO millions de francs, considérable pour le temps, Robert
Peel en fit voter le rétablissement temporaire. Deux des hommes
qui furent parmi les chefs les plus célèbres du parti libéral,
sinon même radical, en Angleterre, dans la première partie du
XIX* siècle, lord John Russell et lord Brougham le combatti-
rent énergiquement ; s'il fut voté, « il fut entendu que des néces-
sités urgentes avaient seules pu déterminer cette adoption et que
l'impôt n'était rétabli que pour un temps limité à trois ans. «Les
difficultés financières durèrent : l'Angleterre dut accomplir bien-
tôt une transformation économique radicale par la suppression
des droits sur les grains et, graduellement, de la plupart des taxes
douanières ; l'impôt sur le revenu fut maintenu d'année en
année, par l'impossibilité de se passer de son produit. En 1851,
le ministère proposa que cet impôt qui, depuis neuf ans, vivait à
titre précaire fût admis comme définitif; le Parlement ne voulut
toujours le voter que pour un an; en 1853, ayant à pourvoir à
un abandon considérable de droits de douane, Gladstone obtînt
que la Chambre surmontât ses répugnances et qu'elle considérât
l'impôt sur le revenu comme établi pour une durée de sept
ans. Au terme de celte période, en 1861, Gladstone occupait le
ministère, et il demanda le renouvellement de cet impôt, sans
toutefois encore le classer comme une des pièces définitives du
régime fiscal britannique : « Il me sera impossible, disait-il, de
le supprimer tant que le pays aura besoin pour ses dépenses de
1 750 millions de francs, au lieu de 1 500 millions; ce sera une
belle tâche pour un chancelier de l'Échiquier, mais je n'ose espé-
rer que ce soit jamais la mienne (1). »
Ainsi, vingt ans après son rétablissement, l'impôt sur le re-
venu excitait encore en Angleterre une vive opposition, et si l'on
le maintenait, ce n'était certainement pas par des considérations
théoriques de justice et d'idéal fiscal ; on ne trouve jamais ces
motifs allégués dans les discussions qui eurent lieu à ce sujet;
ce n'était pas par une préférence réfléchie que l'on accordait à cet
(1) Voyez notre Traité de la Science des Finances^ 7* édition, tome I", p. C50
536.
TOJIE XXXIX. — 1907. 21
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322 REVUE DES DEUX MONDES.
impôt relativement à d'autres taxes directes, c'était uniquement
par la nécessité de se procurer des ressources et l'impossibilité
de les trouver ailleurs.
La vérité, c'est que l'Angleterre n'avait aucun système de
taxes directes nationales et, par une circonstance tout à fait par-
ticulière que la plupart des hommes réputés compétens ont
oubliée, se trouvait dans Timpossibilité absolue d'en établir un.
L'Angleterre n'avait et n'a encore aucun impôt sur l'exercice de
l'industrie et du commerce, analogue à nos patentes; en dehors
des revenus industriels et commerciaux, la principale richesse
dans la première partie du xix^ siècle était la terre, mais précisé-
ment le gouvernement anglais ne pouvait et il ne peut encore
établir et percevoir un impôt foncier; cela vient de ce que le
gouvernement anglais, sous William Pitt, en 1798, pour pour-
voir aux frais de la guerre contre la France, offrît aux proprié-
taires de racheter leur impôt foncier en en payant dix-neuf ou
vingt fois le montant; l'opération était ingénieuse, passagère-
ment avantageuse pour le Trésor dont les titres consolidés
3 pour 100 ne se cotaient alors qu'aux environs de 50 pour 100;
mais elle eut les conséquences durables les plus fâcheuses,
puisque ce rachat mit le gouvernement britannique et le met
encore dans l'impossibilité de percevoir un impôt direct sur la
plus grande partie des terres; sur les SI millions de francs du
montant primitif de l'impôt foncier, 32 à 33 millions ont été
graduellement rachetés (1). Le Trésor s'est privé ainsi non seu-
lement d'une ressource permanente déterminée, mais de tout
l'accroissement graduel et éventuel de cette ressource avec le
développement de la branche de richesse dont elle provenait.
L'État anglais ne pourrait, sans manquer à sa parole, établir
une contribution foncière générale. Les pouvoirs locaux seuls
qui n'ont pas été partie à cette opération de rachat peuvent éta-
blir des taxes sur le sol et ils ne se gênent pas pour le faire.
C'est donc à l'absence de tout système régulier d'impôts directs
et à l'impossibilité, non seulement en fait, mais en droit, d'en
constituer un, qu'est dû le rétablissement de VIncome tax, imitât
sur le revenu, en Angleterre et, malgré des résistances durant
toute une génération, son maintien. La population parut s'y rési-
gner, d'autant que le mode de perception évitait autant que pos-
(1) Traile de la Science des Finances, 7* édition, tome !•', p. 433-434.
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LE PROJET D*1MPÔT SUR LE REVENU.
«ible d'être inquisitorial et que le taux en était, pour Tordii
excessivement modique. Pendant de nombreuses années à
de 1874, létaux ne fut que de 2 penee par livre sterling d
venu, soit de 0 fr. 82 pour 100 francs, ainsi moins de 1 poui
de 1889 à 1893, il fut relevé h 6 pence par livre sterlir
2,46 pour 100; ultérieurement, pour faire face aux énc
dépenses de la guerre de l'Afrique du Sud en 1899-1902,
porté passagèrement jusqu'à 1 shilling 3 pence (soit 15 p
par livre sterling de revenu ou 6,20 pour 100; il est encoi
tuellement de 5 pour 100, avec l'immunité complète poi:
petits revenus au-dessous de 4 000 franfes et des modéra tio]
taxes pour les revenus moyens entre 4 001 et 17 300 fr
L'élévation de la taxe depuis 1899 a ressuscité les griefs
population britannique contre Ylncome tax ; à l'heure prés
les contribuables s'agitent vivement contre cet impôt et le <
celier de l'Échiquier, M. Asquith, a dû, dans le budget
1908, consentir des atténuations dont il sera parlé plus ba
Il était nécessaire de dissiper cette sorte de légende
l'impôt général sur le revenu serait considéré, dans les pa
il est établi, comme une sorte d'impôt idéal, de taxe type
la réflexion aurait fait établir, et qu'elle tendrait à déveh
pour la substituer aux autres impôts directs. Rien n'est
contraire que cette conception au développement historiqu
la réalité; c'est l'impossibilité ou la difficulté pour certains
d'avoir un système de taxes directes rationnelles qui
fait se résigner à un genre d'impôts qui, bien loin de comf
UBe supériorité quelconque sur notre système de contribul
offre relativement à lui d'incontestables infériorités.
111
Le premier principe absolument fondamental en matiè
taxation et universellement reconnu, sinon toujours prat
c'est que l'impôt n'est légitime que quand il est librement
senti par le contribuable. Quelle que soit la théorie de l'i
à laquelle on se rallia, l'impôt n'est légitime que qua
contribuable l'a consenti. Satis doute, ce consentement ne
être explicitement requis de chaque contribuable en partiel
il peut, en effet, se rencontrer tel esprit récalcitrant, obti
opiniâtre qui refuserait toujours son consentement; mais î
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324 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il soit acquis que rensemble des contribuables raisonnables
a reconnu la nécessité de l'impôt et a sanctionné la nature, le
mode et le taux des taxes.*
Or, ce consentement, dans nos sociétés établies sur la base du
suffrage universel, ne peut être considéré comme acquis que
quand Timpôt est uniforme et proportionnel au revenu des con-
tribuables ou à leur avoir. Les membres des assemblé.es élec-
tives, les anciens ordres ayant été supprimés, représentent, en
effet, le plus grand nombre des citoyens, et ce n'est que par une
fiction qu'ils sont censés en représenter la totalité; s'ils font
entre les citoyens des catégories, s'ils déchargent les unes et sur-
chargent les autres, s'ils obéissent aux passions ou aux préven-
tions des catégories les plus nombreuses pour arracher des con-
tributions particulièrement lourdes aux catégories les moins
nombreuses, s'ils s'inspirent plus ou moins de Tidée de la lutte
des classes, il est clair qu'alors les membres des assemblées
électives ne peuvent prétendre être les représentans et les man-
dataires des catégories les moins nombreuses de citoyens qu'ils
sacrifient et sur lesquels ils s'acharnent. L'impôt qui frappe ex-
ceptionnellement ces catégories les moins nombreuses et dont
ont été déchargées les catégories les plus nombreuses a été
voté, dans ce cas, par des gens sans mandat en ce qui concerne
les premières et qui, par conséquent, ne pouvaient lier celles-ci.
L'impôt est alors illégitime; il n'a pas été consenti par le contri-
buable; il n'est pas dû.
Ce principe fondamental est d'une évidente vérité. 11 en dé-
coule que, dans les pays à assemblées sortant du suffrage uni-
versel, lïmpôt en équité et en droit doit être strictement propor-
tionnel; l'impôt progressif sous ce régime ne peut être qu'un
abus, une extorsion. Dans les contrées comme l'Angleterre, les
pays allemands, l'Autriche, qui possèdent une seconde Chambre,
soit héréditaire, soit nommée à vie par le souverain et recrutée
dans les classes aisées et opulentes de la nation, si cette Chambre
donne son consentement à dos impôts progressifs, on peut arguer
que, dans une certaine mesure du moins, ils ont été approuvés
par les représentans de toutes les catégories de citoyens. Dans les
pays où ime Chambre haute, ayant cette composition et cette
origine, ne se trouve pas, cette allégation ne peut se soutenir;
l'impôt spécial ou à un taux spécial qui frappe uniquement les
catégories aisées ou opulentes de citoyens est alors mauifeste-
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LE PROJETT D*1MPÔT SUR LE REVENU. 325
; les catégories indûment frappées ne sont pas
ience de le subir.
\ qui, dans Thumanité, sont Tincarnation de la
haute ont reconnu ce principe. Dans l'antiquité,
ihon cite à propos de lui ce mot qui, prononcé
deux mille ans, est d'une actualité saisissante :
itude dans les États démocratiques prend vis-à-
es mesures oppressives, diras-tu que c'est là une
^ponse est ceitaine : ce n'est pas là une loi, au
ique et moral du mot; par conséquent, cela
conscience : on peut être contraint par la forcé ou
le la subir; mais aucune obligation morale ne
t. On est libre, si on le peut, de s'y soustraire;
, les scrmens même, exigés à ce sujet, sont sans
ibuable est dans ce cas, à Tégard du fisc spolia-
lême situation où il se trouverait vis-à-vis d'un
îlcpnque.
ts abusifs établis sur les riches n'avaient ainsi,
ges de l'antiquité, aucun des caractères que doit
>ur être moralement impéralive,, les modernes
utre opinion à cet égard; il suffit de rappeler le
ries graduées » par lequel Stuart Mill, non moins
ependant, que philosophe, et assez enclin à cer-
socialistes, définissait le taux ascensionnel de
>if.
gressif est donc une violation de l'équité et du
equel exige, pour la légitimité de l'impôt, le
consentement du contribuable. On peut alléguer que certaines
situations ou très pauvres ou très modiques comportent, en
équité, soit l'immunité complète de certains impôts, soit des
modérations de leur taux. Il y a d'abord le célèbre adage
que, où il n'y a rien, le Roi pesd' ses droits; mais on va au
delà et l'on dit que, où il y a peu il peut ôtre humain et sage
de renoncer à une perception à la fois insignifiante et très oné-
reuse. Soit, il est possible, par une concession, mais qui doit
être contenue dans des limites assez étroites, d'admeUre V impôt
dégressif. Nous avons montré maintes fois qu'il y a une diff'é-
rençe considérable et très nette entre Viynpût dégressif e{ Vimpût
(1) Œuvres complètes de Xénophon, traduction de Talbot, tome 1", p. 12.
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326 REVUE DES DEUX MONDES.
progressif; ce ne sont nullement là, comme on le pense souvent,
deux faces différentes d'un même objet. Voici la déflnition exacte
de ces deux modalités essentiellement différentes de Tirnpôt :
quand c'est la minorité des contribuables ou, tout au moins, la
minorité de la matière imposable qui profite de dégrèvemens
totaux ou partiels et que la majorité des contribuables ou de la
matière imposable est assujettie au taux maximum qui devient
pour cette majorité un taux uniforme, alors Timpôtest dégressif.
Ainsi, dans l'impôt dégressif, c'est la minorité seulement de la
matière imposable qui est dégrevée et la majorité de cette ma-
tière imposable paie un taux uniforme. Quand, au contraire, les
contribuables sont répartis en beaucoup de catégories, chacune,
au fur et à mesure qu'on s'élève, de moins en moins nombreuse,
et se trouvent assujettis à des taux divers et graduels progres-
sant au fur et à mesure que l'on monte sur l'échelle sociale,
scindant ainsi la matière imposable en tranches de plus en plus
étroites, de façon que la minorité de la matière imposable paie
la plus grande partie de l'impôt, alors l'impôt est progressif. Si
l'impôt dégressif accordant une immunité aux échelons tout à
fait inférieurs et des modérations aux échelons moindres que
moyens, peut être admis, tout en exigeant beaucoup de pru-
dence et de circonspection, l'impôt progressif, qui surcharge
notablement la minorité de la matière imposable, doit 4tre
absolument proscrit. Un exemple d'impôt dégressif, c'était la
contribution mobilière dans les villes, notamment à Paris,
avant 1900; les loyers soit complètement, soit partiellement dé-
grevés, ne représentaient, en effet, que la moindre partie de
l'ensemble des valeurs locatives; en 1896 notamment, sur
30 76586S francs, montant de la contribution mobilière à Paris
si tous les loyers y avaient été assujettis au taux uniforme sup-
porté par les loyers moyens ou élevés, 4 543 373 francs seule-
ment, moins du sixième, représentaient les loyers dégrevés et
un taux strictement uniforme de taxe frappait tous les loyers
au-dessus d'un niveau modique (1).
Le principe fondamental en matière d'impôt, qui admet donc
en certains cas, quoique à titre exceptionnel, la dégressiyité,
condamne absolument la progressivité.
Un autre principe également doit être rappelé à propos de
;,1) Voyez nutro TraUê de la Science des Finances^ tome !•', p* 203-204*
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LE PROJETT d'impôt SUR LE BEVENU. 327
proposo en France sur le revenu. Les seuls biens qu'un
le droit de frapper, ce sont ceux qui 3ont situés sur son
e ou, du moins, dans ses possessions, c'est-à-dire dans
nies. Ce sont les seuls, en effet, pour lesquels il rende
ce au contribuable. Les biens situés à l'étranger ne le
ent pas ; ils échappent à ses bienfaits, à ses services, par
ent, ils doivent, en équité, échapper à ses charges. Cette
t uniformément admise en ce qui concerne les immeubles,
rançais possède une maison ou une terre en Belgique,
iison ou celte terre subissent tous les impôts belges, et
de toute justice : c'est l'État belge, en effet, qui la pro-
li l'avantage par des routes ou chemins et par des ser-
e différentes natures. Mais à quel titre l'État français
rait-il quoi que ce soit du chef de cette maison ou de
're située en Belgique? Il n'a manifestement aucun droit
jet. Ce qui est ainsi universellement admis pour les
des, on le conteste pour les valeurs mobilières; cette
tion n'a aucune base. Si un Français possède une action
3 belge ou de banque belge, TÉtat français ne rend
3rvice à cette mine ou à cette banque et, par conséquent,
ut rien réclamer de ce chef; il est sans t.itre et sans droit.
3nt', d'ailleurs, il y aurait un cumul déraisonnable et
'impôts sur un môme objet- Il doit en être des valeurs
pes étrangères, comme des immeubles situés à l'étranger;
doivent pas être soumises à l'impôt, à moins qu'elles ne
otées à une des bourses de l'Ktat taxateur, parce que
ors rend un service en procurant à la valeur étrangère
ge de son marché et d'un certain genre de protection.
IV
préliminaires établis en ce qui concerne la philosophie
ôt, nous abordons le projet soumis à la Chambre pour
sèment d'un impôt général personnel et progressif sur le
C'est le dixième ou quinzième projet de cette nature qui
jour en France depuis 1871. Entre cette multitude de
vers ayant pour objet d'abord le remplacement de la
ition personnelle et mobilière, puis celui de toutes les
liions directes, on peut en citer trois principaux : celui
oumer en 1890, celui de M. Peytral en 1898, et celui de
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328 Rf:vuE DES deux mondes.
M. Bouvier en, 1903. Il est bon d'en rappeler les traits dislinc-
tii's. Le projet de M. Doumer exemptait les revenus ou parties
de revenu au-dessous de 2500 francs, puis établissait des taux
de 1,2, 3, 4 ou îJ pour 100 sur les tranches successives de re-
venu de 2:;00 à 5 000, de 5 001 à 10 000, de 10 001 à 20 000, de
20001 à 30 000, et le droit plein de 3 pour 100 se fût uniformé-
ment appliqué au-dessus de 30 000 francs de revenu. L'impôt
devait reposer sur la déclaration du contribuable pour les re-
venus supérieurs à 10 000 francs, les revenus moindres étaient
taxés d'office, avec faculté pour les contribuables de prendre
l'initiative de la déclaration. Les commissions d'évaluation se
composaient, au premier degré, du maire, de conseillers munici-
paux, du contrôleur et du percepteur des contributions directes;
au second degré, si la revision était demandée, de conseillers
généraux et d'arrondissement. Ce projet, dont on attendait
137 millions, souleva les clameurs universelles et fut abandonné.
Deux ans plus tard, en 1898, M. Peytral, alors ministre des
Finances, déposa un autre projet d'impôt général sur le revenu
pour remplacer cette fois non seulement la contribution person-
nelle et mobilière, mais celle des portes et fenêtres. Ce projet
faisait appel aux signes extérieurs : le revenu devait être calculé
sur la valeur locative des diverses habitations du contribuable
et leurs dépendances, ainsi que le nombre de domestiques, de
chevaux, de voitures et d'automobiles. La valeur locative des
habitations de chaque contribuable devait être multipliée par
un coefficient d'autant plus élevé que la population de la com-
mune serait plus forte. En outre, dans la même commune, ce
coefficient eût varié suivant l'importance du loyer; au delà de
4 000 francs de loyer à Paris, par exemple, le coefficient eût été
dix ; le revenu tiré de la valeur locative pût été relevé à Paris
oe 800 francs pour la première domestique femme, et de I 600
pour chaque domestique femme, au delà; de 2 400 francs pour
chaque domestique homme; de 1 200 à 3 000 francs pour chaque
automobile suivant le nombre de places; de 1000 francs pour
chaque voiture à deux roues et de 2 000 francs pour chaque
voiture à quatre roues; de 2000 francs par cheval; de 300 francs
r vélocipède avec moteur, de 100 francs pour chaque chien au-
ssus de deux ans, et d'une somme égale à 20 pour 100 de la
leur de chaque yacht. Ce système évitait la déclaration et la
jcation d'office d'après la rumeur publique ou des évaluations
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENU.
incertaines; c'était un mérite. Avec ses coefficiens variabli
se rapprochait du régime primitif de la contribution mob
établi par la Révolution française. On peut mettre à son
qu'il écartait Tinquisition.
Le projet de M. Rouvier prétendait aussi éviter Tinquii
et l'arbitraire; également il se déclarait dégressif et non
gressif, avec quelque inexactitude, toutefois, si l'on s'en rap
à la définition que nous avons donnée plus haut (voir p.
il s'efforçait de proscrire la déclaration, sans y arriver coi
tement. L'impôt, dans son plan, comme dans celui de M. Pe;
devait se superposer à tous les impôts particuliers existans
impôts^ fonciers, des patentes, sur le revenu des valeurs i
lières, etc. Les revenus au-dessous de certains minima va
suivant l'importance de la commune, de 500 francs à 2 000 fi
devaient rester complètement indemnes et, en outre, ce qu
bien large et eût compromis le rendement, des modératio
taxes eussent été accordées, dans des proportions variables
revenus au-dessous de 20 000 francs. M. Rouvier s'en renc
au système de la taxation d'office par le contrôleur des c
' butions directes, d'après les renseignemens fournis par le n
les répartiteurs et les différens services fiscaux. Les réc
tions contre cette taxation d'office devaient s'appuyer sur l
sentation des documens et, au besoin, des livres du contribi
Dans les communes ayan( plus de 5 000 âmes de popu
agglomérée, le contrôleur, s'il jugeait que ses moyens d'
mation étaient itisuffisans, pouvait évaluer le revenu d
certains multiples du loyer d'habitation : ces multiples é
de 10 fois le loyer dans lés communes de S 001 à 10 000
de 9 fois dans celles de 10001 à 30 000, de 8 fois dans cel
30 001 et au-dessus, sauf à Paris, où ce multiple eût été de
le loyer. L'impôt projeté eût été divisé en deux taxes distir
une taxe dite personnelle, fixée provisoirement à 1 et
pour 100 du revenu ainsi calculé, avec des déductions di
pour les contribuables des catégories inférieures oumoyenn
nombre des catégories établies pour cette taxe personnelle
pas moindre de 35, allant de 501 franco à 3 millions de rêve
devait, s'augmenter, d'ailleurs, d'autant de catégories q
aurait de 500000 francs de revenu en plus de ce dernier cl
La seconde taxe entrant dans la composition du projet d'
sur le revenu de M. Rouvier était une taxe sur le loyer d
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330 BEVUE DES DEUX MONDES.
tation fixée à i pour 100 du loyer en ce qui conçertie la part de
TEtat. De nombreuses exemptions et réductions étaient accor-
dées aux petits et aux moyens loyers; on tenait aussi -quelque
compte du nombre des enfans à la charge du contribuable. Tel
était ce plan assez compliqué. M. Rouvier se flattait que le
contrôleur, impuissant à recueillir des renscignemens suffisans
pour la taxation d'office dans les agglomérations de plus de
iJOOO âmes, s'en remettrait simplement, pour rétablissement
du revenu imposable, aux multiples fixés par la loi, à titre facul-
tatif, en ce qui concernait les loyers.
Dans ces deux plans de M. Peytral et de M. Rouvier on sent
le désir très net d'éviter l'inquisition et l'arbitraire : le premier
projet y réussissait; le second n'y fût parvenu que pour les
agglomérations de plus de 5 000 âmes et si les contrôleurs, aux-
quels on laissait une latitude excessive, s'y fussent prêtés.
Rien plus vaste et plus audacieux est le projet de M. Cail-
laux : d'abord, il ne s'agit plus de remplacer simplement la con-
tribution personnelle et mobilière avec celle des portes et fenêtres,
comme dans les trois plans qui précèdent : M. Caillaux vise à la
suppression des quatre contributions directes en ce qui concerne
la part de l'État et il y joint certaines modifications des taxes
frappant actuellement le revenu des valeurs mobilières. Le
projet de M. Caillaux est essentiellement progressif, comme celui
de M. Doumer, et même à un plus haut degré.
Il y a dans le monde actuel deux types d'impôts généraux
sur le revenu : le type anglais, celui de Vlncome lax, et le type
allemand, celui de VEinkommensleue?* prussien. Le projet de
M. Doumer ^tait inspiré de ce dernier; le projet de M. Caillaux
prétend fondre l'un et l'autre dans un type plus compréhensif et
supérieur.
Vlncome tax, ou impôt sur le revenu britannique est, en réa-
lité, la juxtaposition de cinq impôts directs dilférens, qui n'ont
entre eux que ce lien éventuel qu'une personne, prétendant avoir
un revenu lui permettant de réclamer soit Timmunité absolue
de l'impôt, soit une modération, est admise à faire la preuve que
Teji semble de ses revenus de toute origine reste au-dessous des
chiffres légaux donnant droit à l'exemption ou à la réduction.
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LE PROJET D*1MPÔT SUR LE REVENU. \
Sauf ce cas, que le contribuable seul peut invoquer, VIncome
ne donne jamais lieu à une totalisation des divers revenus
contribuable et par conséquent à la connaissance de Tensem
du revenu de celui-ci. Uimpôt est divisé en cinq cédules qui s
désignées par les cinq premières lettres de Talphabet: la cédule
qui frappe les revenus fouciors; la cédule B, qui atteint les
venus de Texploitation du sol, c'est-à-dire les bénéfices des 1
miers, le fermage étant le mode de tenure ou d'exploitation
sol quasi universel dans la .Grande-Bretagne; la cédule G,
grève les intérêts des fonds publics divers, nationaux, colonif
et étrangers; la cédule D, qui atteint les revenus commercia
industriels, professionnels (y compris les traitemensd'emplo
privés et les salaires suffisamment élevés), ainsi que les intéi
ou dividendes des sociétés anonymes; la cédule E, qui s'applic
aux traitemens ou salaires des fonctionnaires du gouvernemc
des municipalités et des divers services publics. La cause
morcellement de VInco7ne tax en ces cinq cédules a été parfai
ment décrite dans une publication officielle contemporaine
rétablissement de cette taxe en 1803: « Tandis que l'ancien di
(celui de Vliicome tax de 1798), y est-il dit, était assis sur 1'
semble du revenu du contribuable, de quelques sources divei
que ce revenu provînt, le droit actuel est établi à la sou
même de chaque revenu. Au lieu des comptes compliqués qu'c
gérait la constatation exacte des revenus individuels dont
sources sont multiples, l'impôt va à la source elle-même,
fisc atteint ainsi le but avec plus de facilité et de sûreté, mo
d'embarras et de publicité, diminuant par le mode de perc
tion les occasions de fraude. Les tfansactions privées s
soustraites h l'investigation des pouvoirs publics vi les înléi
du Trésor sont plus efficacement gardés que par tout autre s
tème. » Les avantages de la méthode cédulairjB sont très b
décrits dans cet exposé officiel; le revenu total du contribua
n'est jamais recherché ni connu, sauf quand celui-ci récla
l'immunité ou prétend avoir droit à des déductions. L'impôt
peut pas être progressif, puisque le revenu total de la généra'
des contribuables reste inconnu; il peut seulement être degrés
c'est-à-dire admettre certaines réductions ou déductions jusq
un chiff're de revenu déterminé qui ne peiit être placé bien ha
VIncome tax britannique est donc un système relativem
discret, »
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33.2 REVL'E DES DEUX MONDES.
UEinkominensteuer prussien na aucunement cette qualité;
revenu du contribuable, après avoir, pendant presque tout
cours du XIX® siècle, été, en Prusse, taxé d'office d'après les re
seignemens plus ou moins sûrs que les agens du fisc pouvais
se procurer, est depuis 1891 assis sur la déclaration que le c(
tribuable doit faire obligatoirement de ses revenus, déclarati
qui donne souvent lieu à une discussion entre lui et les agens
fisc ou les commissions d'assiette. C'est donc sur le revenu g
bal que l'impôt prussien est établi; il autorise des investigatic
minutieuses ; le taux en est, d'ailleurs, modéré, quoique légè
ment progressif; il est de 3 p. 100 approximativement pour
revenus moyens et de 4 p. 100 uniformément pour tous les
venus dépassant 100000 marks ou 125000 francs. Le taux
est très stable et ne s'est aucunement modifié depuis une qu
zaine d'années. On sait quel est l'esprit de discipline et de do
lité qui règne en Prusse: « Ici, disait Bismarck, nous naisse
tous avec une tunique »; c'est-à-dire, nous avons tous l'esprit
le caractère d'employés,- sinon de soldats. Ces habitudes de s(
mission qui caractérisent la population prussienne, se joignî
à lancienneté, à la modération et à la stabilité de la taxe, f(
que, tout en soulevant des contestations assez nombreuses dî
les cas particuliers, cet impôt se perçoit dans ce pays avec ré
gnation.
M. Caillaux, dans son projet de loi, a voulu fondre Ylnco
tax cédulaire britannique et VEinliommenslener global de
Prusse ; il n'est guère arrivé qu'à cumuler, comme on le ver
les défauts graves de l'un et de l'autre système, au point
rendre son projet absolument inacceptable.
VI
D'après l'énoncé du projet, le nouvel impôt sur le rêve
supprimerait et remplacerait nos cinq contributions direc
ainsi que les taxes sur le revenu et sur la transmission des ^
leurs mobilières. Mais il y a là une équivoque qui induit
erreur un grand nombre de personnes: ce n'est pas intégra
ment les cinq contributions directes que le nouvel impôt rei
placerait, mais seulement la part de l'État dans ces cinq cont
butions; il laisserait subsister celles-ci pour la part des localit
Or, il ne faut pas oublier que les centimes additionnels loca
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENU. 333
ibutions directes ' atteignent presque, dans l'en-
itant de la part de l'État : celle-ci est de SOI mil-
ntimes locaux montent, en 1907, à 466 millions.
>ur lune des contribution? directes, celle qui
le gros de la population, à savoir la con tribu-
ur la propriété non bâtie, la part des centimes
t8 124 500 francs, excède sensiblement la part de
t que de 105 millions de francs. Quand donc on
B à la population que, à l'établissement de l'impôt
, les cinq contributions directes seront suppri-
)mpe et de la façon la plus grave ; on prépare des
stables. Le projet ne laisse pas même entrevoir le
ntributions directes existantes seront supprimées
erne les localités : reconnaissant que le problème
les est particulièrement délicat, l'exposé des mo-
) la réforme sine die; autant dire qu'il la renvoie
recques.
lant même à la part de TÉtat, le résultat à obte-
placer les cinq contributions directes actuelles
e, puisqu'il faut avec le nouvel impôt se procu-
if, 501 millions auxquels il convient de joindre
) produit actuel de la taxe sur le revenu des va-
res et 109 millions de produit des droits de
ît de timbre sur les mômes valeurs; c'est donc
[ue Ton doit demander au nouvel impôt. M. Cail-
)per d'abord à leur source tous les revenus, sauf
lunités ou réductions, par un impôt cédulaire,
Income tax britannique, les divers revenus étant
pt catégories ou cédules; puis il établit, par sur-
revenus supérieurs à 5000 francs et déjà atteints
mpôt dit complémentaire; enfin il y joint de non-
le timbre et de transmission. La partie de l'impôt
5 catégories ou cédules est censée devoir fournir
l'impôt dit complémentaire 120 millions et les
ils de timbre et de transmission 131 millions, en-
lillions contre 690 millions de taxes supprimées;
les erreurs et les mécomptes n'est que de 4 mil-
lus de 1/2 p. 100, c'est-à-dire insignifiante,
re catégorie ou cédule concerne l'impôt sur le rc-
)riétés bâties ; elle n'appelle guère d'observations ;
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331 REVUE DES DEUX MONDES.
Tienne serait changé, en effet, à la situation existant depuis 1890,
soit pour Tassiette, soit pour la perception ; le produit de cette
catégorie est porté pour 96 millions, ce qui correspond au ren-
dement actuel, grossi de Taccroissement que doit procurer le
développement annuel des constructions.
Tout autre est la situation pour la seconde catégorie ou cé-
dule, celle qui concerne la propriété non bâtie; c'est ici que le
projet prétend avoir introduit des dégrèvemens considérables
pour [es petits contribuables; les chiffres apparens semblent
justifier cette prétention: en effet, au lieu de 103 millions de
francs, on ne réclamerait à cette cédule que 30 millions; ce
serait donc une réduction de 50 p. 100; mais quand on exa-
mine les choses de près, on voit que la plus grande partie de
cette réduction s'évapore et qu'il en reste peu de chose. Il
faut d'abord tenir compte de ce que le projet crée un impôt
nouveau, celui sur les bénéfices de lexploitation agricole (5® cé-
dule ou catégorie), duquel on attend 21 millions; ainsi la terre
paierait à l'Etat 71 millions, au lieu de 103 actuellement; le dé-
grèvement serait encore sensible, mais, aii lieu d'être de 30 p. 100,
il né serait que d'un tiers; en outre, il ne porterait, en général,
que sur des sommes tout à fait minimes et il serait subordonné
k des conditions qui, dans la plupart des cas, le rendraient illu-
soire.
D'après le projet, « les propriétaires fonciers qui exploitent
pour leur compte et qui n'ont pas d'autres ressources que celles
qu'ils tirent de cette exploitation, » ont droit à un dégrèvement
des trois cinquièmes de la cotisation (pour l'État) quand leur
revenu n'excède pas 300 francs, à un dégrèvement das deux cin-
quièmes de 301 francs à 400 francs de revenu et à un dégrève-
ment de un cinquième entre 401 et 500- francs. Ne s'appliquant
qu'à la part de l'État, laquelle ne forme que 41 p. 100 du total
de rimpôt foncier sur la propriété non bâtie, ces dégrèvemens
sont infinitésimaux; Texemption des trois cinquièmes de la pçirt
de l'État, pour les revenus fonciers n'excédant pas 300 francs,
ne représente qu'une réduction réelle du quart du montant de
rimpôt ; celle des deux cinquièmes ne représente qu'une réduc-
tion du sixième de la cote intégrale, et celle d'un cinquième pour
les revenus fonciers de 401 à 300 francs n'atteint, en réalité, que
8 1/2 p. 100 du total de la cote; comme en outre, dans nombre
de cas, le petit ou moyen contribuable de ces catégories, possède
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LE PROJET D*1MPÔT SDR LE REVENU. 335
attenant à son bien une maison d'habitation dont la cote n'est
nullement dégrevée, la réduction qu'on lui accorde est tout à fait
• minuscule; elle tombe, en ce qui concerne les revenus fonciers
ruraux de 300 francs ou au-dessous, à 12 ou 15 p. 100 de la cote
foncière totale actuelle, pour les revenus de 301 à 400 francs à
7 ou 8 p. 100 et pour ceux de 401 à 500 francs à 4 ou 5 p. 100.
Encore faut-il, pour bénéficier de ces maigres réductions, que le
contribuable fasse la preuve qu'il ne possède pas d'autres res-
sources que celles de l'exploitation de sa petite propriété ^ si, par
conséquent, ce qui est le cas d'un très grand nombre, ce petit
propriétaire fait quelques journées chez autrui, s'il se livre à un
petit commerce quelconque, s'il a donné en location quelque
lopin de terre ou quelque masure, ou bien s'il possède une
obligation, une action ou une rente ou une retraite quelconque,
il perd le bénéfice de ces réductions minuscules.
On a fait quelque bruit autour d'une expérience tentée de-
vant le ministre et les membres de la Commission des réformes
fiscales dans une petite commune du département de l'Oise,
Rochy-Condé. Tous les fonctionnaires locaux de l'administration
des finances s'y étaient réunis, et avaient à l'avance préparé le ter-
rain; ils s'étaient livrés à une nouvelle évaluation des parcelles :
il en résulta, nous dit-on, une réduction sensible pour la géné-
ralité des petits propriétaires : cette réduction fait assez bonne
figure parce qu'on ne la rapporte qu'au principal de l'impôt
perçu par l'État, mais en la comparant à la cote totale (part de
l'État et centimes locaux réunis), elle tombe aux proportions
insignifiantes que nous. venons d'indiquer. Aussi, les petits et
moyens propriétaires de Rochy-Condé paraissent-ils avoir accueilli
sans enthousiasme la réduction qu'on faisait luire à leurs yeux de
quelques dizaines de centimes ou, au grand maximum, de 2 ou
3 francs de jeurs cotes, et s'être plus alarmés des intrusions
qu'ils ont pressenties pour la constatation de leurs ressources
diverses; ils se sont donc tenus sur une réserve fort explicable.
Si l'on juge qu'il y a lieu d'accorder quelque allégement aux pro-
priétaires de ces catégories, on pourrait le leur allouer sans
bouleverser tout notre système fiscal.
Il est remarquable que, dans cette expérience de Rochy-
Condé, on ait laissé de côté la cinquième cédule ou catégorie,
celle des bénéfices de l'exploitation agricole; c'est là une inno-
vation singulièrement délicate et aventureuse dans un pays de
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336 REVUE DES DEUX MONDES.
petite et moyenne propriété comme la France; cet impôt nou-
veau frapperait, indépendamment de la valeur locative du sol, les
bénéfices présumés de l'exploitant; que celui-ci soit un fermier
ou un propriétaire faisant valoir. On exempte bien tous les béné-
fices de cette nature qui n'excèdent pas 4 230 francs; il faut noter,
toutefois, qu'il ne s'agit pas, en ce qui concerne cette exemp-
tion, des bénéfices réalisés en argent, mais tout aussi bien de ce
que l'exploitant tire de la terre pour son propre entretien et celui
de sa famille, denrées alimentaires, bois de chauffage, etc.
Désespérant d'arriver directement à la conaèatation de ces béné-
fices agricoles, le projet de loi admet un forfait : les bénéfices de
l'exploitant seront considérés comme égaux au revenu net du sol,
c'est-à-dire à sa valeur locative ou à la rente de la terre. Or,
cette supposition est manifestement inexacte. Les Anglais qui,
dans leur Income tax, ont une cédule sur les bénéfices agricoles,
évaluent ceux-ci sur la base de la moitié du fermage; pourquoi
en France, pays de culture moins perfectionnée, prendrait-on
- pour base le fermage entier? Si Ton consulte la dernière grande
enquête agricole, celle de 1892, on y voit (pages 440 et 441) que
le loyer de la terre en France est évalué à 2368 millions de
francs; le capital d'exploitation (animaux, matériel, semences)
est estimé à 8017 millions, donnant lieu à un rendement de
400 millions au taux de 5 p. 100 d'intérêts; si Ton en porte la
rémunération à 10 pour 100, ce qui paraît largement suffisant,
sinon exagéré, les bénéfices de l'exploitation agricole en France
monteraient à 800 millions de francs, soit le tiers environ de la
rente de la terre. On voit combien on e§t loin de l'évaluation du
projet de loi. Comment se fait-il que, dans l'expérience de
Rochy-Condé, on ait domplètement laissé de côté cet impôt nou-
veau sur les bénéfices agricoles? Dans le cas de métayage,
l'impôt sur les bénéfices agricoles rencontrera des difficultés
inextricables, et le projet de loi se borne à cette mention :
« En ce qui concerne les terres exploitées à portion de fruits,
il est ouvert dans le rôle des articles au nom collectif du pro-
priétaire et de l'exploitant. » Si le législateur, par la substitu-
tion des combinaisons compliquées du projet de loi au régime
actuel des impôts sur la terre, se flatte de se concilier les classes
rurales, il s'attirera les plus grands mécomptes.
Ces mêmes mécomptes, il les trouvera aussi dans la nouvelle
taxation des bénéfices industriels, commerciaux et professionnels.
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENU. 33
Le régime actuel des taxes sur ces catégories de revenus pei
avoir divers inconvéniens, mais il a le grand mérite de ne faii
aucune part à Tarbitraire et à Tinquisition. Tout autre serait I
régime nouveau : on supprime tous les indices d'après lesquel
la taxe est aujourd'hui établie, et on laisse le champ absolumer
libre à la fantaisie des commissions de taxation. Or, commer
sont composées ces commissions? Du percepteur, agent tech
nique, du maire et de quatre personnes désignées par le préfel
Ainsi, c'est la politique qui déterminera la cote que Ton devr
payer; le préfet, chacun le sait, est par-dessus tout un agent pc
litique auquel on demande de faire triompher dans les élection
le parti gouvernemental ; le maire est souvent aussi un homm
de parti; les infortunés contribuables seront livrés, pieds e
poings liés, à des politiciens; il y aura, suivant un classemer
qui fit beaucoup de bruit il y a deux ou trois ans, le côté d
Corinthe, c'est-à-dire, de ceux du « bon parti, » et le côté d
Garthage, ceux du « mauvais parti; » on abaissera la cote de
Corinthiens, on élèvera celle des Carthaginois. Les imposable
seront .tenus, si on les en requiert, de fournir par écrit tous le
renseignemens de nature à faire connaître les conditions mat^
rielles d'exercice de leur profession ; mais rien ne dit dan^ 1
projet que la Commission soit obligée de requérir ces renseigne
mens; il lui est loisible de taxer « au jugé, » comme on dit
d'après la « commune renommée, » comme on dit encore
« Dans le cas de réclamation contentieuse (article 37), les récla
mans sont tenus de justifier leurs prétentions par la présenta
tion d'actes authentiques, de livres de commerce régulièremen
tenus ou de tous autres documens susceptibles de faire preuve.
Ainsi, l'on aboutit quasi fatalement à la communication de
livres. Notons à ce sujet que, à Rochy-Condé, un contrôleu
déclara courageusement et ingénieusement à la Commission de
réformes fiscales que cette communication des livres qui offr
beaucoup d'inconvéniens pour certains contribuables peut n'offri
que 'des bases très inexactes pour l'assiette de l'impôt ; prenant 1<
cas d'un meunier d'une petite commune de son district, qu
traitait 80 sacs de blé par jour, il lui suffirait, disait-il, de porte
sur ses livres l'achat de ces sacs régulièrement à 0 fr. 50 au
dessous du prix réel, ce que permettent les fluctuations des mar
chés, pour réduire de 12 000 francs par an son bénéfice appa
rent. Le projet d'assiette de l'impôt sur les industriels et le
TOME xixix. — '1907. 22
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338 REVUE DES DEUX MONDES.
commerçans par des Commissions en grande partie politiciennes,
en dehors de toute base fixe et uniforme, a soulevé une répulsion
générale parmi les assujettis (1).
Le mode de taxation des professions libérales et autres non
patentées (7« catégorie) n'a pas excité moins de réprobation :
« Toute personne jouissant de revenus imposables au titre de
la septième catégorie est tenue de remettre chaque année, dans le
courant du mois de janvier, au contrôleur des contributions di-
rectes une déclaration détaillée de ses revenus accompagnée de
toutes les justifications nécessaires pour en établir l'exactitude. »
Quelles seront ces justifications qu'auront ainsi à produire les
médecins, avocats, architectes, artistes, écrivains, ingénieurs,
dont beaucoup ont des émolumens singulièrement variables et,
d'ailleurs, infiniment morcelés ?
L'intrusion, l'inquisition, l'arbitraire s'étalent dans chaque
catégorie du projet de loi; mais c'est surtout en ce qui concerne
les valeurs mobilières que ces vices arrivent à un complet épa-
nouissement. On exige que toute personne ayant des valeurs
mol)ilières étrangères souscrive « dans les trois premiers mois
de l'année, au bureau de l'enregistrement la déclaration du
montant total de ses dividendes, intérêts, arrérages ou produits
encaissés au cours de l'année précédente. » Puis, comme on tient
ces déclarations pour suspectes, on établit l'exercice permanent
chez les banquiers de toute catégorie, ainsi que chez tous les
intermédiaires quelconques s'occupant de la gestion de fortunes
ou de placemens. Voici d'abord l'édifiant article 81 : « Les so-
ciétés de crédit françaises qui possèdent des établissemens à
l'étranger, et les sociétés étrangères établies en France devront
tenir, au siège principal de la société en France, des répertoires
où seront mentionnés dans le premier mois de chaque semestre,
pour le semestre échu, soit les dépôts de titres ou dépôts de
sommes à vue effectués au nom de personnes domiciliées en
France, soit les comptes courans de chèques ou comptes cou-
rans de toute nature ouverts, au nom de personnes domiciliées
en France, dans leurs établissemens à l'étranger. Ces répertoires
doivent indiquer le nom et le domicile des titulaires des dépôts
(1) Mentionnons qu'une enquête locale, faite par le journal Le Matin (voyez son
numéro du 21 avril 1907), parmi les petits commerçans des dernières classes de
patentés a prouvé que ceux-ci seraient, en général, sensiblement plus grevés par
le nouvel impôt sur le revenu que par le régime actuel.
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LE PROJET d'impôt SUR LE REVENU. 339
OU comptes, et la nature des dépôts ou comptes. Les préposés de
l'enregistrement sont autorisés à prendre connaissance de ces
répertoires, et sur leur réquisition les sociétés seront tenues de
leur fournir, dans un délai d'un mois, une copie certifiée conforme
desdits comptes de dépôts ou comptes courans, » Qu'on médite
cet article 81 ; la conséquence en est évidente : c'est que les
sociétés de crédit françaises ou étrangères, aussi bien pour leurs
agences à l'étranger que pour leurs établissemens en France,
en même temps qu'elles enverront en janvier et juillet à leurs
cliens le relevé de leur compte semestriel, seront tenues d'en
fournir une « copie certifiée conforme » aux préposés de Tenre-
gistremcnf. Ainsi, ce n'est pas seulement de toutes les recettes,
c'est aussi de toutes les dépenses des contribuables que l'État
sera minutieusement informé; rien quasi de leur vie ne lui
échappera. Voilà à quel régime, cent et quelques années après la
Révolution française, on assujettit les citoyens français. Non
moins vexatoire et inquisitorial est l'article 82 : il ne s'agit plus
ici, comme dans le précédent, des seules sociétés de crédit, mais
de tous les banquiers en général : « Tous banquiers et sociétés de
crédit françaises, ainsi que tous banquiers et sociétés de crédit
étrangères établies en France devront tenir, dans chacun de
leurs établissemens, un répertoire sur lequel ils enregistreront,
jour par jour, tous envois soit de fonds, soit de titres ou cou-
pons de valeurs mobilières adressés à l'étranger par des per-
sonnes résidant en France pour y être déposés ou encaissés chez
un banquier ou dans un établissement de crédit. Le répertoire
indiquera le nom et le domicile du propriétaire des fonds ou va-
leurs, le montant des fonds, la désignation du banquier et de
l'établissement dépositaires. Les préposés de l'enregistrement
sont autorisés à prendre connaissance de ce répertoire. » Suit la
mention des pénalités. Ainsi aucun mouvement soit d'espèces,
soit de titres, ne pourra avoir lieu entre la France et l'étranger,
sans qu'on en donne, jour par jour y connaissance au fisc. Les
étrangers résidant ou passant en France, tout aussi bien que les
Français, seront soumis à cette surveillance constante. L'ar-
ticle 83 étend cet exercice des agcns du fisc à « quiconque fait
profession ou commerce habituel de recueillir, encaisser, payer
ou acheter des coupons, chèques, ou tous autres instrumens
de crédit créés pour le paiement des dividendes, intérêts,
arrérages, etc., » et s'applique notamment aux « banquiers,
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340 UEVXMi: DES DEUX MONDES.
escompteurs, changeurs, agens de change, notaires, huissiers,
receveurs de rentes, » tous spécialement désignés dans ledit
article.
Jamais, croyons-nous, la fiscalité n'a poussé aussi loin l'in-
quisition et n'a assujetti à une surveillance aussi minutieuse et
aussi constante tous les banquiers et agens d'affaires quelconques.
Pour découvrir les infractions, TEtat déclare qu'il recourra à
tous les moyens et à tous les procédés d'investigation; voici, en
effet, l'article 30 : « Les contraventions aux prescriptions con-
tenues dans l'article 25 pourront être constatées, en toute circon-
stance, au moyen de procès-verbaux dressés par les agens de
l'enregistrement, les officiers'de police judiciaire, les agens de la
force publique, ceux des contributions directes, des contribu-
tions indirectes, des douanes et des postes. » C'est le cas de dire : m
cauda v€nenum;\eL mention des agens des postes indique nette-
ment que le gouvernement se propose de violer le secret des
correspondances; la mention des agens des douanes fait sup-
poser que ceux-ci seront chargés de vérifier si, dans les bagages
et peut-être même sur la personne des voyageurs, il n'y a pas de
litres qui sortent de France ou de l'argent, dont on exigera
l'indication d'origine, qui entre en France. Voilà à quelles vilenies
s'abaisse l'État dans son dessein de traquer le contribuable. Sans
doute, il ne s'en tiendra pas là; Tarticle 29 le suggère: » Lorsque
l'administration, par un moyen quelconque ^ aura eu connais-
sance d'une infraction etc. ; » ces mots « par un moyen quel-
conque » lai